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Section sous la responsabilité de
David Bélanger
Michel Biron
Edmond-Joseph Massicotte, Ex-libris de E.Z. Massicotte (s.d.) 
Estampe sur papier  
Aegidius Fauteux (compilation), Collection d'ex-libris canadiens, vol. 2, no 231a  
BAnQ  

 

On raconte parfois que notre littérature est « sans racines », ou du moins qu’à l’instar des premiers défricheurs, elle les a laissées pourrir pour mieux arracher les grands arbres encombrants et ainsi plus facilement se faire une culture sur une terre désormais plate. C’est donc sur une forme de plaine artificielle qu’on a édifié nos « grandes œuvres » modernes et nos canons instantanés — Ducharme, Aquin, Blais, Hébert et tutti quanti —, en taillant en pièces notre maître le passé (1924), selon le titre honni de Lionel Groulx. Notre tradition était inventée (1968), écrivait le critique Georges-André Vachon, notre littérature également, écrirait Nicole Fortin (1990); elle naquit et mourut quasiment dans le même mouvement, remarquera Pierre Nepveu (1988), et ainsi de suite jusqu’à nos jours, où nous déplorons le « vide de filiation » et autres négations du passé. Claude La Charité érige cependant son œuvre, depuis La pharmacie des livres (2015) jusqu’à, plus explicite que jamais, Autopsie de Charles Amand (2021), sur le postulat inverse : sa création érudite prend racine dans un lointain qu’il fouille et exhume avec une forme d’allégresse contagieuse.

Une tradition pro-traditions?

Il serait injuste, bien sûr, de faire de l’entreprise de La Charité une exception. Les œuvres qui « revisitent » notre littérature existent, et lui-même pointe les textes importants de Gabriel Marcoux-Chabot (2018) (réécrivant La scouine d’Albert Laberge), Denys Arcand (2013) (dont l’Euchariste Moisan actualise le 30 arpents de Ringuet) et de l’Aria de laine de MEB (2017) (redécoupant Maria Chapdelaine pour en faire une suite poétique). Or, Autopsie de Charles Amand de La Charité constitue pour beaucoup une sorte de « geste inaugural », d’abord, dans la mesure où il explicite la « tradition transtextuelle » dans laquelle il pénètre — geste jusqu’alors resté implicite —, et ensuite, parce qu’il descend jusqu’aux confins du XIXe siècle (contrairement aux autres) et se penche sur le premier roman québécois, L’influence d’un livre (1837) de Philippe Aubert de Gaspé (fils).

Charles Amand, alchimiste de peu de succès, tentait par tous les moyens d’atteindre la fortune, chez Aubert de Gaspé. Cette quête était racontée dans un roman volontiers désarticulé, avec des effets de collage déstabilisants et une ligne narrative, il faut le dire, difficile à toujours saisir. Avec Autopsie de Charles Amand, La Charité dissèque froidement ce récit, en le faisant commencer avec le trépas du protagoniste de L’influence d’un livre : devant le cadavre du pseudo-alchimiste, un enquêteur d’occasion est invité à faire la lumière sur ce qui s’est produit. Athée et érudit, il refuse l’hypothèse effleurant les habitants des alentours, à savoir que, fricotant avec le diable, Charles Amand aurait récolté la monnaie de sa pièce…

Cette enquête est un expédient narratif adroit. La Charité peut alors redescendre le cours du roman d’Aubert de Gaspé, réinterroger ses scènes, le reconstituer en permettant, depuis le point de vue du cadavre, de redonner une unité à un récit qui en avait bien besoin. Plus encore, marcher dans les pas d’un enquêteur fictif permet au texte de prendre une forme qui sied à la démarche transtextuelle : à mi-chemin entre le roman et l’exercice critique, Autopsie de Charles Amand fait de sa narration un commentaire de lecture; ce que l’enquêteur piste dans l’action devient pour nous ce qu’un lecteur piste dans le livre original de 1837. Deux failles guettent toutefois le projet, qui ne les évite pas tout à fait : la première tient aux risques de l’actualisation, et à ce que la pratique littéraire actuelle exige. À trop se coller au phrasé romantique de Philippe Aubert de Gaspé, à ses images et à ses motifs, le roman de La Charité peut paraître — ironiquement — suranné, comme si le pont qu’il se propose d’ériger entre aujourd’hui et le passé n’était pas complètement franchi. À titre de comparaison, on peut dire que La Scouine (2018) de Gabriel Marcoux-Chabot, tout en reprenant les phrases de Laberge, permettait de leur donner un aspect fort actuel — mentionnons simplement que Marcoux-Chabot dissémine dans sa version des justifications psycho-sociales du mal-être des personnages, alors que Laberge évinçait ces détails au profit d’une description naturaliste pleine de satire. L’autre danger se retrouve du côté de l’équilibre entre le commentaire et la fiction; ce « roman à clef », comme le décrit La Charité dans sa préface, fait en sorte que, par moments, les clefs et leur cliquetis freinent l’adhésion au récit. Quand bien même : le livre réussit avec une redoutable efficacité à créer une connivence avec l’auteur et son projet, on s’amuse avec lui, oubliant de ce fait les phrases parfois empruntées et le métatexte dominant. On pourrait même dire que cette connivence nous permet de nous sentir à proximité avec les premiers temps de la littérature québécoise, ce XIXe siècle assurément mal-aimé.

Un XIXe siècle réinventé

En 2021, Claude La Charité a également fait paraître un recueil de rubriques sur des écrivains du XIXe siècle québécois : L’invention de la littérature québécoise au XIXe siècle se propose comme un ouvrage de vulgarisation, issu des collaborations de La Charité avec la populaire émission Aujourd’hui l’histoire, diffusée sur la Première chaîne de Radio-Canada. Ce livre, par sa nature même, ne présente pas de grandes hypothèses en littérature québécoise, mais on y retrouve, comme dans Autopsie de Charles Amand, une passion joueuse, souvent ancrée dans des anecdotes. Par exemple, la vie d’un poète pompeux comme Louis Fréchette fait sourire tant La Charité s’amuse de la posture de l’écrivain au gré de son œuvre; l’admiration pour Joseph-Charles Taché exsude du portrait qu’en trace l’ouvrage; le scepticisme accompagne la description du rôle d’Henri-Raymond Casgrain dans la formation des lettres canadiennes. Avec les récents travaux de Jonathan Livernois (Entre deux feux, 2021), de Marie-Frédérique Desbiens (Le premier romantisme au Canada, 2018) ou encore d’Alex Gagnon (La communauté du dehors, 2017), on pourrait penser que la proposition de Claude La Charité s’inscrit dans une redécouverte du XIXe siècle québécois, de ses mystères — Autopsie de Charles Amand fait enquête, un peu comme Alex Gagnon dans son analyse des crimes « littérarisés » du XIXe siècle —, de son humour — La Charité et Livernois exhibent nombre d’anecdotes amusantes —, ou encore, bien sûr, de son caractère « originel ». Car voilà ce à quoi nous convient les entreprises de recherche et de création comme celle de Claude La Charité : à manger notre littérature par ses racines, moins à la manière de cadavres, comme le veut l’expression, qu’avec une forme de conscience du temps long avec lequel la littérature dialogue. On laisse moins ces racines pourrir, pour ainsi dire, qu’on se les cuisine comme on peut. On en serait revenu de la modernité qui rompt et de la postmodernité qui oublie? Ne sautons pas trop vite aux conclusions. Admirons néanmoins le possible du passé ainsi ouvert.

Pour citer

BÉLANGER, David. 2022. « La littérature par les racines », Captures, vol. 7, no 1 (mai), section contrepoints « Traversées ». En ligne : revuecaptures.org/node/5684/

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Gagnon, Alex. 2018. La communauté du dehors. Imaginaire social et crimes célèbres au Québec (XIXe-XXe siècle). Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, « Socius », 500 p.
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La Charité, Claude. 2021. Autopsie de Charles Amand. Longueuil : L'instant même, 161 p.
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Marcoux-Chabot, Gabriel. 2018. La Scouine. Chicoutimi : La Peuplade, 136 p.