Le mouvement Fluxus naît en 1958 autour de John Cage, Marcel Duchamp, George Brecht et George Maciunas. Au départ confidentiel, il se fait connaître en 1962 lors d’un célèbre concert à Wiesbaden (Allemagne), lors du Fluxus International Festspiele Neuester Musik. Refusant les définitions institutionnelles et esthétisantes de l’art, adoptant même une position provocante de négation de celui-ci, le mouvement se construit d’emblée autour de la performance et de l’événement — particulièrement avec le concept d’Event Score, ou partition évènementielle, de George Brecht. Dans une partition évènementielle, des gestes banals et des objets quotidiens, agencés de manière ludique, se trouvent recontextualisés dans le cadre d’une performance qui en modifie le sens. Les gestes concrets, l’ancrage situationnel et relationnel de la performance, le recours aux sens ou aux objets négligés par la tradition artistique, l’humour et le désir d’abolir les frontières entre l’art et la vie sont autant de caractéristiques qui traversent les pratiques du mouvement.
Alison Knowles compte parmi les membres fondateurs de Fluxus, et le thème alimentaire intervient de façon récurrente dans sa pratique. Les haricots secs sont l’un de ses matériaux de choix — un aliment humble et quotidien qui, en raison précisément de ce statut, s’avère apte à porter des enjeux liés au corps, à son environnement, au savoir et à la subsistance. L’artiste les intègre à plusieurs œuvres, par exemple des livres-objets en boîtes métalliques (The Bean Rolls, 1963) ou des environnements sonores où la fève joue un rôle percussif (Bean Garden en 1971, ou l’œuvre pour la radio allemande Bohnen Sequenzen en 1982). Depuis les années 90, le pain et l’eau sont au cœur d’un cycle qui a aussi mené à plusieurs réalisations, particulièrement aux impressions de la série Bread and Water (1992), dans laquelle l’artiste associe la surface de la croûte du pain au relief et aux motifs de cours d’eau. Des performances de Knowles sont aussi organisées autour d’une partition prandiale. The Identical Lunch (1969) est basé sur le repas que Knowles consommait quotidiennement (« a tunafish sandwich on wheat toast, with lettuce and butter, no mayo and a cup of soup or a glass of buttermilk » [Knowles, 2016]) et qu’elle invite les participants à partager et à commenter.
Make a Salad est d’abord intitulé Proposition et performé pour la première fois en 1962. Dans cette partition évènementielle, reprise maintes fois depuis, certains éléments sont relativement fixes. La performance s’ouvre en musique (à l’origine avec un duo de Mozart pour violon et violoncelle). La salade est ensuite préparée par l’artiste et mangée par le public participant, alors que se poursuit l’accompagnement musical. Mentionnons que l’œuvre peut faire l’objet de variations, comme en témoigne la Variation #1 on Proposition (1964) : Make a Soup, qui convie à la fabrication et à la consommation d’un plat réconfortant. La partition Make a Salad même a pu évoluer d’une performance à l’autre, la musique d’accompagnement subissant par exemple des modifications selon le contexte.
Dans les dernières années, Make A Salad a été performée à plusieurs reprises dans un format de grande envergure impliquant des centaines de participants, entre autres en 2004 au Wexner Museum (Ohio) et en 2008 lors du Long Weekend Festival du Tate Modern à Londres. C’est aussi le cas de la performance représentée ici, qui a eu lieu en 2012 sur la High Line à New York. Si cette consécration peut sembler paradoxale pour un art du quotidien, il faut noter qu’elle permet de déployer à grande échelle la concrétude, la commensalité et la convivialité qui sont au cœur de l’œuvre.
En effet, Make a Salad est avant tout une performance qui met en jeu la préparation et la consommation culinaires, néanmoins dépouillées de l’aura mythifiante que l’ère actuelle accole si volontiers à la cuisine quand elle la remet aux mains des chefs ou des spécialistes (voir dans ce dossier l’article d’Olivier Roger). Ici, la préparation ritualisée de la salade organise une réappropriation du concret et de la relation humaine. Elle devient une entreprise collective qui joue avec les codes souvent féminins des préparatifs quotidiens du repas, séquentialisée selon des étapes qui organisent un temps de l’échange, du partage et du don, et portée par la musique qui met en relief ses dimensions cérémonielle, festive et spectaculaire.