Loading...
Section sous la responsabilité de
Corentin Lahouste
David Martens

Un paysage rocheux le long d’un littoral, une jeune femme portant un survêtement de sport aux couleurs de la Côte d’Ivoire, des photographies d’images — une gravure de Dürer représentant un rhinocéros, un décor de sable avec des vêtements sans propriétaires, deux jeunes garçons sur un scooter1… Ces images paraissent avoir peu à faire les unes avec les autres. Elles présentent pourtant une unité de lieu : les îles du Frioul, au large de Marseille.

Pour comprendre le rassemblement des photographies de Federico Clavarino en une série (Ghost stories, 2017-2021), une suite de références les lestent et les dotent d’une densité historique et d’une profondeur de sens en prise avec une actualité dramatique. Ce cadre de compréhension littéraire est issu de deux œuvres : Le Comte de Monte Cristo (Alexandre Dumas, 1846), mais aussi Le Petit prince (Antoine de Saint-Exupéry, 1943) et les circonstances de la disparition tragique de son célèbre auteur, comme s’en explique Federico Clavarino dans le texte accompagnant l’exposition qu’il a présentée au début de l’année 2021 à la galerie Contretype à Bruxelles :

En 1516, le roi François Ier ordonna la construction d’une forteresse sur l’île d’If, qui fut utilisée comme prison au XVIIe siècle.

Son prisonnier le plus célèbre fut Edmond Dantès, personnage du roman d’Alexandre Dumas, Le Comte de Monte Cristo. Dans l’une des cellules, on peut encore voir le trou creusé par Dantès pour s’en échapper. Le 24 janvier 1516, le premier rhinocéros jamais vu en Europe fut débarqué à Ratonneau. L’animal avait été envoyé au Pape Léon X, et François Ier, roi de France, se dépêcha sur place pour admirer l’animal. Voguant vers Rome, le bateau fut pris dans une tempête et coula. Plus tard, Albrecht Dürer fit une gravure du rhinocéros sur base d’un croquis qu’on lui avait envoyé.

Le 31 juillet 1944, le pilote Horst Rippert de la luftwaffe abattit un Lightning P-38 qui sombra dans les eaux de l’archipel avec son pilote, Antoine de Saint-Exupéry. Des dizaines d’années après, un marin pêchant non loin de Pomègues ramena dans son filet un bracelet gravé à son nom.

Ghost Stories est une série de photographies qui sont censées relier ces différents événements arrivés au même endroit mais à des époques différentes.

À travers cette évocation, le photographe nous donne à lire les images qu’il a réunies comme étant relatives à un territoire sur lequel ont eu lieu une série d’événements, fictifs ou non. À partir de ceux-ci, il identifie des points de convergence et un phénomène de rémanence, qui l’ont conduit à documenter visuellement la façon dont certains événements paraissent se répéter en ces lieux.

Toutes ces histoires nous parlent de gens, d’animaux ou d’objets qui ont refait surface : Edmond Dantès lui-même, le rhinocéros, et le bracelet d’Antoine de Saint-Exupéry. Chacun des fils de ces histoires m’a conduit dans d’autres lieux : Paris, où eut lieu la revanche du Comte de Monte Cristo, une série de musées en Europe, où sont conservées des épreuves du rhinocéros de Dürer, et quelques endroits où les nombreux avions de Saint-Exupéry se sont écrasés.

En concentrant son attention sur un archipel dont les personnes qu’il représente paraissent toutes appartenir à une jeunesse possiblement désireuse d’une vie meilleure, le photographe donne à voir des lieux qu’il présente comme hantés par un désir d’évasion. Peut en résulter une séquestration — comme celle subie par Edmond Dantès —, voire la mort dans les flots, similaire à celle qui a emporté l’auteur du Petit Prince comme celles et ceux qui, par milliers, périssent de nos jours en tentant la traversée de la Méditerranée. À la faveur des modèles littéraires qu’elle convoque, l’exposition de Clavarino conduit ainsi ses visiteurs à poser sur ces images, en apparence relativement anodines, un regard qui ne se détourne pas de ce qu’il sait : un regard informé de références qui contraignent à voir toute la charge de détresse et d’espoirs mêlés. Il peut en aller de même désormais de lecteurs, puisque ce projet a depuis lors donné lieu à un livre.

  • 1. Ce « Contrepoint » est repris de la recension que j’ai réalisée en mars 2021 dans L’Exporateur littéraire de l’exposition Ghost Stories de Federico Clavarino, présentée à la galerie Contretype à Bruxelles du 20 janvier au 14 mars 2021.
Pour citer

MARTENS, David. 2021. « Une exposition de photographies hantée de littérature », Captures, vol. 6, no 2 (novembre), section contrepoints « Inclinations ». En ligne : revuecaptures.org/node/5596/