La présente contribution relève de la section « Document » de Captures. Elle n’a pas fait l’objet d’une évaluation par les pairs.
Le jour où je serai grande. Une histoire de Poucette est le premier livre pour enfants que j’ai publié. Mon idée était de proposer des albums jeunesse tout en photographie qui ne soient pas seulement des imagiers ou des recueils de photographies extraits de films, comme Crin blanc d’Albert Lamorisse (1977). Même si ces livres sont magnifiques, pour moi cela ne suffisait pas : je voulais mettre la photographie au service de l’imaginaire enfantin à travers un conte photographié et non illustré, à l’image du merveilleux Petit Chaperon Rouge de Sarah Moon (1984).
Nicole Belmont, spécialiste des contes, pense que les illustrations peuvent figer l’imaginaire des enfants et en limiter le développement (1999). C’est en partie ce qui m’est arrivé avec le conte de La petite Poucette de Hans Christian Andersen. De mes lectures d’enfance, j’ai gardé l’image figée de cette petite Poucette qui accroche le ruban de sa robe à un papillon et s'embarque dans une aventure longue et périlleuse où elle croise crapauds, hannetons, souris et taupes, pour finalement s’envoler sur le dos d’une hirondelle. Mais, bien que fixée dans mon souvenir, cette image a été le point de départ de tout un processus créatif dans lequel l’imagination a joué un rôle moteur.
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Avant de commencer à photographier le conte de La petite Poucette, j’avais travaillé en 2011 à transposer l’histoire du Petit Chaperon Rouge avec des photos de mon entourage familial. Je m’étais aidée des livres de Claude de la Genardière (1996 et 2003), dans lesquels l’auteure propose des pistes de lecture de différents contes, notamment de Mère-grand (Le petit Chaperon Rouge). Ainsi démarre le conte de Charles Perrault :
Il était une fois une petite fille de village, la plus jolie qu’on eût su voir : sa mère en était folle, et sa grand-mère plus folle encore. Cette bonne femme lui fit faire un petit chaperon rouge qui lui seyait si bien, que partout on l’appelait le petit Chaperon Rouge. (1882: 29)
Épicentre du récit, l’adoration sans borne d’une mère et d’une grand-mère pour leur petite fille mène inévitablement vers la dimension cannibale de cet amour « dévorant ». Qui est le loup? Qui est le petit Chaperon Rouge? La grand-mère? Le bûcheron? Et pourquoi tout le monde semble voué à manger tout le monde? L’enfant est à l’origine de cette étrange mutation qui nous renvoie à notre animalité : il est dans le ventre du loup, il renaît en sortant de ce ventre. Il est cet objet permanent de notre affection que l’on a envie de « manger tout cru ».
Réaparaissant dans ma série photographique sous les traits de mon fils déguisé en ange noir, le petit Chaperon Rouge fait une mauvaise rencontre en la personne d’un ours. Jadis, cette peau à tête d’ours, servant de descente de lit, m’effrayait à chaque fois que je l’entrevoyais dans une pièce sombre au fond de la maison. Plié en vrac, la tête docilement posée sur ses pattes et ses dents pointues sortant sans agressivité de sa gueule immense, l’ours gisait là, avec pour seules compagnes les petites boules de naphtaline… Dans cette série, la grand-mère réapparaît sous les traits de ma propre aïeule, allongée dans son lit, mon père se tenant à côté d’elle comme s’il campait le personnage du loup-confident. Ma grand-mère est morte peu de temps après cette photo, à 106 ans.
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De la même façon, pour adapter La petite Poucette de Hans Christian Andersen, j’ai commencé par faire une lecture approfondie du conte, posant ses éléments comme une équation. D’ailleurs, si ces récits sont si passionnants, c’est parce que, comme dans les rêves, on peut y trouver des interprétations multiples. C’est largement le cas pour La petite Poucette, cette histoire d’une petite fille minuscule qui se voit confrontée à des obstacles très au-dessus de sa dimension.
Le début du conte résume à lui seul tout son mystère :
Une femme désirait beaucoup avoir un petit enfant; mais, ne sachant comment y parvenir, elle alla trouver une vieille sorcière et lui dit : « Je voudrais avoir un petit enfant; dis-moi ce qu’il faut faire pour cela.
— Ce n’est pas bien difficile, répondit la sorcière; voici un grain d’orge qui n’est pas de la nature de celle qui croît dans les champs du paysan ou que mangent les poules. Mets-le dans un pot de fleurs, et tu verras.
— Merci, » dit la femme, en donnant douze sous à la sorcière. Puis elle rentra chez elle et planta le grain d’orge.
Bientôt elle vit sortir de la terre une grande belle fleur ressemblant à une tulipe, mais encore en bouton.
« Quelle jolie fleur! » dit la femme en déposant un baiser sur ces feuilles rouges et jaunes; et au même instant la fleur s’ouvrit avec un grand bruit. On voyait maintenant que c’était une vraie tulipe; mais dans l’intérieur, sur le fond vert, était assise une toute petite fille, fine et charmante, haute d’un pouce tout au plus. Aussi on l’appela la petite Poucette. (Andersen, 1876)
La mère de Poucette est donc amenée à payer une sorcière pour pouvoir avoir un enfant. Qui est cette sorcière? Quelle est sa fonction dans le récit? Qui est le père de Poucette? Que représentent les douze sous que donne la mère de Poucette à la sorcière? La mère semble rétribuer la sorcière comme on règlerait une consultation médicale, comme si elle avait monnayé un enfantement.
Tout récemment, j’ai lu le livre Tsubame, le poids des secrets d’Aki Shimazaki (2001). La protagoniste, Yonhi, est hantée par le secret qui règne autour de sa propre origine — elle est une enfant venue de Corée, adoptée et cachée sous un nom japonais. Un jour, alors qu’elle est sur le point de leur révéler son origine cachée, elle offre à ses filles le livre La petite Poucette. L’image de couverture est celle « d’une petite fille assise sur le dos d’une hirondelle, qui vole au-dessus des fleurs. » (93) A l’instar de Yonhi, Poucette cherche-t-elle dans sa « chevauchée céleste » à se libérer du secret de ses origines? La somme à payer à la sorcière semble ainsi correspondre au coût symbolique de ce mystère. Il s’agit de « faire payer » à la mère de Poucette le prix du secret. Mais le mystère des contes dépasse les exégèses, et une fois les photos réalisées, les images représentant la naissance de Poucette ne m’ont pas convaincue. Probablement parce que je n’étais pas sûre du sens qu’il fallait leur donner. J’ai donc fini par les exclure du projet.
Les photos de Lewis Caroll m’ont beaucoup inspirée, de même que la série Petit vampire (1999-2005) de Joann Sfar, ou l’humour de Nadja dans sa série des petites princesses, particulièrement La petite princesse nulle (2006). Influencée par ces lectures j’ai imaginé et mis en scène la série de photographies en y intégrant des photos d’animaux, prises au fur et à mesure de mes rencontres lors de pérégrinations dans la nature ou dans les recoins de vieux greniers poussiéreux. Au fil des années, je me suis livrée à un long travail de montage pour que Poucette s’intègre le mieux possible dans la nature qui l’entoure. Pour moi, il était très important que l’on ne sente pas une présence trop marquée du photomontage. Il fallait que cela reste magique et que les enfants puissent s’identifier à Poucette. On ne devait donc pas trop la reconnaître, elle devait rester un peu mystérieuse : le visage dans l’ombre, vue de dos ou encore de loin. J’ai choisi d’alterner des photos avec et sans montage : certaines images représentent Poucette dans une nature géante, mais parfois, sans forcément qu’on s’en aperçoive, elle apparaît en taille réelle dans un environnement à son échelle.
À l’origine, j’ai conçu ces images pour un projet autonome. J’ai d’abord présenté les photos — avec le texte original de Hans Christian Andersen — à de nombreuses maisons d’édition. Les retours étaient positifs, mais elles n’arrivaient pas à se projeter dans le l’objet final. Même si, d’évidence, il y a un réel dynamisme économique dans l’album jeunesse — j’en veux pour preuve le nombre infini d’exposants au Salon du livre jeunesse qui se tient à Montreuil chaque année — le livre photo se limite en général à l’imagier : très peu d’ouvrages illustrés par la photographie voient le jour dans ce domaine.
Comme souvent dans ces cas-là, le projet a fini dans un tiroir. Ce n’était peut-être ni la bonne idée, ni le bon moment. Puis un jour, l’intérêt d’un éditeur pour le livre, ressorti des cartons incidemment, m’a redonné courage et j’ai porté de nouveau le projet sur les fronts baptismaux. À ma plus grande joie, Gallimard s’y est intéressé et Timothée de Fombelle est entré en scène.
Poucette est née dans une fleur imaginée par Hans Christian Andersen et non dans le fameux arbre où vit Tobie Lolness, le héros d’un centimètre et demi de Timothée (2006 et 2007), mais elle est très vite devenue sa cousine germaine! Si j’avais déjà une idée assez claire de la sélection, avec Timothée de Fombelle, nous avons mûri et fait évoluer le choix et la combinaison des images au fur et à mesure de l’avancée de l'écriture. Le texte a donc été conçu après le projet photographique. C’est lui qui a servi de source d’inspiration à l’écriture. Les photos, plus fidèles au conte originel, et le texte, un manifeste sur la mémoire de l’enfance, ont donné un nouvel envol à Poucette.
En complément, découvrez Le petit fantôme, un conte photographique de Marie Liesse.