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Léo Fontan, Le jeu de l'auto...et du volant (1916).
Couverture de l'édition du 15 janvier 1916 de La Vie parisienne
Reproduction numérique | 526 x 700 px
Léon Bonnotte, Le Sport à la mode. Les Petites Walkyries — Avance à l'allumage ! (1925)
Illustration pour le numéro du 1er mai 1925 de Fantasio
Reproduction numérique | 372 x 532 px  
HPrint  
Honoré Daumier, Planche no 15 de la série Les Bas-Bleus (1844)
Publiée le 17 mars 1844 dans Le Charivari
Lithographie | 21,9 x 18,7 cm
Reproduction numérique | 420 x 600 px
BnF, Estampes et Photographie, Rés. Dc-180b (24)-Fol.

« [U]prooted, mobile, urban, enterprising, culturally ambitious, professionally competent, sexually active, intellectually (and often financially) independent, à la mode — and, finally, visible » : tels sont les épithètes employées par Whitney Chadwick et Tirza True Latimer dans Modern Woman Revisited pour désigner la « femme moderne » (2003: 14). Figure d’un féminin nouveau genre né autour de 1900, elle circule librement dans l’espace public tout en occupant, de plus en plus massivement, les affiches publicitaires, les magazines féminins, la scène littéraire et l’écran de cinéma au fur et à mesure qu’avancera le XXe siècle. Selon la sphère culturelle et le contexte historique, les contemporains l’appellent tantôt New Woman, Neue Frau ou « Ève nouvelle1 », tantôt « femme nouvelle » ou Garçonne, pour reprendre le titre du roman de Victor Margueritte ayant fait scandale lors de sa parution en 1922 (Bard, 1998: 65-67). La nouveauté en tous genres, mais plus précisément en ce qui a trait à la reconfiguration de l’image et de la place des femmes en société, n’est pas qu’un phénomène lié à la Grande Guerre généralement considérée comme une ligne de partage, comme un changement de paradigme radical, irréductible. L’on constate que certaines pensées modernes voire modernistes sont déjà bien amorcées avant la guerre pour se voir amplifiées après 1918, notamment en matière d’enjeux genrés, comme le montrera l’étude comparée du recueil de Renée Vivien (1877-1909), écrivaine d’origine britannique, établie à Paris dès 1899, et de celui de Claude Cahun (1894-1954), auteure-photographe fortement influencée par l’esthétique moderniste (avant de se rapprocher du surréalisme). Est-il d’ailleurs besoin de rappeler que, sur le plan sociopolitique, le nouveau apparaît sous le visage des suffragettes un peu partout en Europe et en Amérique du Nord à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, en même temps que dans le domaine littéraire s’accroît dès les années 1870 le nombre de « bas bleus », terme péjoratif utilisé pour désigner la femme auteur associée à la virilisation et, plus précisément, à un statut social qui ne sied pas au genre féminin (Kerlouégan, 2011: 23-24)? La conquête de la sphère publique, signe d’une émancipation affirmée, symbolisée par les velocewomen, les automobilistes et les aviatrices, bref ces « fugitives » comme les appelle Catherine Blais (2018: 1-4), dans la suite de Proust, est associée au décloisonnement des frontières entre le public et le domestique, d’une part, et à la perméabilité des identités sexuées, d’autre part, telle qu’incarnée par Louise Brooks, Charlotte Andler, Marlène Dietrich et Greta Garbo, pour n’évoquer que quatre stars de cinéma : elles médiatisent l’image de la New Woman de l’écran vers la vie de tous les jours, et vice versa.

Jacques-Henri Lartigue, Les Garçonnes (1928)
Épreuve argentique en noir et blanc
Reproduction numérique | 915 x 1444 px
Romaine Brooks, Una, Lady Troubridge (1924)
Huile sur toile | 127,3 x 76,4 cm 
Reproduction numérique | 368 x 600 px 
Smithsonian American Art Museum.

De la Belle Époque à l’entre-deux-guerres, ces figures de femmes que l’on disait donc à tour de rôle « modernes », « nouvelles » ou « garçonnes » sont perçues dans le discours critique comme des agents perturbateurs de l’ordre social et moral. Agents doubles, elles troublent le binarisme masculin-féminin (Butler, 2005 [1990]: 78-83) implanté dans la pensée occidentale depuis la philosophie d’Aristote et la médecine de Galien (Laqueur, 1992 [1990]: 42-54). À travers leur apparence souvent androgyne, signe de libération des divers corsets réels et métaphoriques, elles deviennent les icônes (picturales, photographiques et littéraires) d’une période de transition : que ce soit durant la Belle Époque, dont Diana Holmes et Carrie Tarr (2007) se demandent si elle était véritablement si « belle », notamment pour les femmes, ou alors dans l’entre-deux-guerres, ces figures affranchies des normes et des contraintes d’un féminin séculaire hypostasient les grands bouleversements socio-politiques et culturels que connaissent la plupart des pays occidentaux.

C’est dans ce contexte de redéfinition des valeurs identitaires du « masculin », du « féminin » et du « troisième sexe », terme médico-légal du XIXe siècle encore en vogue dans les premières décennies du XXe siècle pour désigner les sexes intermédiaires (Murat, 2006: 121-135; 370-375), que nous placerons les recueils La Dame à la louve de Renée Vivien et Héroïnes de Claude Cahun pour nous intéresser au traitement que réservent les deux auteures au personnage féminin de manière générale, ainsi que, plus spécifiquement, aux enjeux du genre sexuel souvent trouble des protagonistes. Ces œuvres publiées respectivement en 1904 par Vivien et en 1925 par Cahun proposent des réécritures de figures mythiques, les faisant apparaître dans la duplicité caractéristique de la New Woman fictionnalisée. Nous nous intéresserons particulièrement à l’imaginaire de l’Androgyne, symbole de la réunion des contraires qui émaille bon nombre des récits brefs de Vivien et de Cahun et qui, au-delà de l’écart générationnel, culturel2 et historique (si l’on tient compte du fait que leurs œuvres respectives se situent de part et d’autre de la Première Guerre mondiale), constitue ce que l’on peut appeler un « imaginaire genré partagé ». Plutôt que d’insister sur l’identité lesbienne des deux auteures, l’étude comparée de leurs recueils que nous proposons aura pour objectif de montrer le pouvoir d’attraction de l’Androgyne d’une époque à l’autre. On verra que la Première Guerre mondiale, si elle divise d’un point de vue historique l’axe du temps en un « avant 1914 » et un « après 1918 », ne fait pas office d’une ligne de partage tranchante en matière de figuration de l’androgynie dans les textes littéraires et, en grande partie également, dans les arts visuels. Ainsi, la figure mythique servira de tertium comparationis entre deux modalités à la fois similaires et différentes afin de discuter des jeux de renversement identitaire, de masque et de travestissement auxquels s’adonnent les personnages sous la plume respective de Vivien et de Cahun.

L’androgynie au service du décloisonnement des genres

On connaît l’éloge d’Éros que Platon, dans Le Banquet, prête à Aristophane, qui rappelle aux convives l’idée qu’il y aurait eu un être double appelé l’Androgyne originel :

Il y avait trois catégories d’êtres humains et non pas deux comme maintenant, à savoir le mâle et la femelle. Mais il en existait encore une troisième qui participait des deux autres, dont le nom subsiste aujourd’hui, mais qui, elle, a disparu. En ce temps-là en effet il y avait l’androgyne, un genre distinct qui, pour le nom comme pour la forme, faisait la synthèse des deux autres, le mâle et la femelle. (Platon, 2007 [c380 av. J.-C.]: 114-115.)

Tamara de Lempicka, Autoportrait dans la Bugatti verte (1929)
Illustration pour la couverture du magazine Die Dame
Huile sur toile | 35 x 26,6 cm 
Reproduction numérique | 943 x 1250 px
Collection privée, Suisse.

Être ambivalent par excellence, défiant la pensée binaire à travers l’idée de fluidité des identités sexuées et sexuelles, l’Androgyne revient en force dans la littérature et les arts visuels de la seconde moitié du XIXe siècle3, après Séraphîta (1834) de Balzac et Mademoiselle de Maupin (1835) de Théophile Gautier, il suffit de penser à Monsieur Vénus (1884) de Rachilde, aux Moralités légendaires (1887) de Jules Laforgue ou à Monsieur de Phocas (1901) de Jean Lorrain, de même qu’aux peintures de Gustave Moreau, d’Odilon Redon et de Fernand Khnopff. Il en va de même dans les premières décennies du XXe siècle, où, pour déployer toute sa force perturbatrice, la figure est associée à la femme moderne et ses divers avatars : la New Woman, la femme nouvelle, la garçonne. Elles traduisent des effets de mode (corps filiforme, cheveux courts, look androgyne), certes, mais elles s’approprient surtout des comportements associés au masculin, notamment en ce qui a trait au mode de vie bohème, à la réussite sociale et professionnelle, à l’indépendance financière, à l’identité sexuelle (Bard, 1998; Dugas, 2017). Si ce type d’androgynie fascine, il suscite toutefois la réprobation voire la crainte chez nombre d’hommes. C’est sans doute, comme le suggère Annelise Maugue, parce que « les hommes voient dans l’androgynie féminine une tentative d’usurpation conquérante sauvage » (1999: 542). L’Androgyne en tant qu’être complet défiant les lois « naturelles » de la différence des sexes suscite le scandale, ce que semble assumer pleinement Claude Cahun, qui au début de la nouvelle « Salmacis la suffragette » écrit : « Maudits soient ceux par qui le scandale arrive! mais il faut que le scandale arrive… » (Cahun, 2006 [1925]: 71)? La parole est attribuée à Zeus en réponse aux aventures de la nymphe Salmacis, qui, « [p]ar ses lentes caresses préliminaires, […] désarma le fils d’Hermès et d’Aphrodite » (Cahun, 2006: 72).

La question fondamentale suscitée par les figures androgynes que nous étudierons est la suivante : quelle forme le scandale peut-il prendre à une vingtaine d’années d’intervalle chez l’auteure de la Belle Époque Renée Vivien, puis chez Claude Cahun, écrivaine à la croisée d’un symbolisme tardif et du modernisme des années 20? Quelles idées, quelles valeurs novatrices en matière identitaire sont véhiculées à travers les personnages féminins mis en récit et qui font écho aux débats de société sur la mobilité des genres sexuels bien avant leur conceptualisation par les gender studies (études sur le genre) et la théorie queer (Butler, Laqueur, Murat et Halberstam, entre autres)?

L’androgyne chez Renée Vivien : figure secrète d’un idéal amoureux

Pour Marie-Ange Bartholomot Bessou, « l’écriture de Renée Vivien ne s’attarde pas dans l’espace de contraintes que les seules façons d’être une femme reconduisent. Elle s’applique, au contraire, à déborder tous les états de femme traditionnels » (2004: 399). Afin de s’extirper de cet « espace de contraintes », la poétesse et romancière d’origine britannique s’étant installée à Paris invoque, parmi les multiples visages qu’adoptent ses personnages féminins, l’Androgyne comme figure centrale d’un idéal amoureux. Dans La Dame à la louve, c’est dans la nouvelle « Le prince charmant » qu’apparaît le plus clairement l’ambivalence du masculin et du féminin réunis dans un même corps. Le titre du texte est, avant toute chose, intéressant à prendre en compte, car non seulement il suggère la référence à l’imaginaire du conte de fée, mais il fait aussi intervenir le merveilleux par une perception romantique et irréaliste de l’amour, dont est empreinte la nouvelle d’un bout à l’autre. Bien plus, le romantisme fleur bleue participe à une sacralisation de l’Androgyne dans la mesure où cet idéal ancien représente l’unique possibilité de bonheur pour la protagoniste, Saroltâ Andrassy, qui, après avoir rencontré son prince charmant, vit heureuse « au fond d’un palais vénitien ou d’une maison florentine » (Vivien, 2007 [1904]: 43).

Anononyme, Renée Vivien (debout) et Natalie Barney (ca. 1900)
Épreuve photographique
Reproduction numérique | 2029 x 2622 px
La Maison Colette

L’incertitude entre les genres sexuels règne principalement grâce aux descriptions que fait la narration des deux protagonistes aux noms à consonance hongroise, Béla et Terka Szécheny. Il s’agit d’une ambiguïté qui, même si elle ne surprend qu’en partie puisqu’il est question d’enfants (un frère et une sœur), suggère déjà en germe la porosité des frontières identitaires. En effet, « [o]n aurait pu prendre Béla Szécheny pour une petite fille, et sa sœur Terka pour un jeune garçon. Chose curieuse, Béla possédait toutes les vertus féminines et Terka tous les défauts masculins » (Vivien, 2007: 39). De la sorte, Vivien insiste sur l’idée de non-contradiction originelle entre les genres féminin et masculin qui ne tarde pas à être confirmée de nouveau : « Le frère et la sœur se ressemblaient étrangement » (39). Après une ellipse de plusieurs années au terme desquelles le jeune Béla rentre au logis, le charme du garçon ne paraît pas s’être tari : « il était le même, et pourtant bien plus charmant qu’autrefois » (41). Amie d’enfance, Saroltâ, toujours amoureuse de lui après toutes les années passées à rêver au retour de Béla, interroge celui qui est devenu son fiancé sur son pouvoir de séduction lié à des « douceurs qu[e les autres hommes] ignorent » et aux « paroles divines qu’ils ne prononcent jamais » (42). C’est à ce moment que le lecteur se rend compte de la machination orchestrée par Terka, la sœur de Béla, rentrée en Hongrie sous les traits et l’identité usurpée de son frère. Quand le vrai Béla apparaît « quelques mois plus tard », la voix narrative constate qu’il « n’était pas le prince charmant. Hélas! Ce n’était qu’un joli garçon, sans plus » (43). La déception feinte, suggérée par l’interjection « Hélas! », est due à la banalité de l’original incapable de rivaliser avec la copie qu’incarne Terka portant le masque (physique et psychologique) masculin. Mais quand le quiproquo est révélé, la jeune protagoniste du récit, Saroltâ est loin : avec son mari-femme, elle s’est enfuie « au fond d’un palais vénitien ou d’une maison florentine » (43); mais elles n’eurent pas beaucoup d’enfants… L’apparence et les mœurs androgynes servent ici ce que Marie Perrin désigne comme « une apologie du lesbianisme » (2003: 132) qui passe par la valorisation des attributs « féminins » au détriment d’une simple appartenance au sexe masculin du garçon, fût-il « joli », ce qui ne le rend pas forcément « digne d’être aimé » (Vivien: 42). Notons au passage que le masculin est employé tout au long du texte au sujet du personnage féminin Terka et que ce « Prince charmant » ne se transforme jamais en « Princesse charmante », même après que Saroltâ et le lecteur ont découvert l’identité du faux Béla. La confusion est ainsi maintenue entre le genre grammatical et le sexe biologique du personnage; la zone d’ombre qui règne autour de la figure de Terka alias Béla fait perdurer la confusion entre l’une et l’autre sur de longs passages.

Le couple formé par Saroltâ et Terka constitue la vision idéalisée de la tendresse entre amant.es : la narration les présente à deux reprises « amoureusement et chastement enlacés » (Vivien: 41). Si, dans l’imaginaire vivien, la venue du prince charmant fait mentir « les pages enfantines des contes de fées » (Vivien: 41) — parce que ce dernier arrive sous la forme d’une femme androgyne —, ce leurre s’avère propice à la fin heureuse propre au conte de fées. Notons qu’ailleurs dans La Dame à la louve, la (con)fusion des genres ne mène que rarement au bonheur. L’androgynie, si elle caractérise par petites touches plusieurs personnages d’autres nouvelles, s’inscrit le plus souvent dans une logique d’inversion des rôles sexués, telle que pratiquée dans bon nombre d’œuvres fin-de-siècle, si l’on pense à Rachilde ou Octave Mirbeau, pour ne citer que deux auteurs connus. Les jeux de travestissement identitaire où l’être et le paraître entretiennent un rapport de balancier entre le masculin le féminin deviennent plus complexes, plus nuancés dans les années 20, période (de grâce en quelque sorte) pendant laquelle beaucoup de femmes purent investir le milieu du travail, gagner leur vie et prétendre à une certaine autonomie en comblant les vides laissés par les hommes qui n’ont pas pu revenir de la guerre.

La quête du Neutre chez Cahun

Dans Héroïnes, série de nouvelles publiées en 1925 dans Le Journal littéraire et le Mercure de France4, Claude Cahun, pseudonyme ultime pour lequel opta Lucy Schwob, fille du journaliste et éditeur nantais Maurice Schwob et nièce de l’écrivain symboliste Marcel Schwob, l’un de ses modèles littéraires5, contribue justement à ébranler les idées reçues en ce qui a trait aux images et aux rôles féminins conventionnels. Elle effectue un travail de sabotage de toute pensée basée sur l’univocité des identités sexuées des protagonistes et en hybridant les genres littéraires dans sa manière de reprendre à son compte certains mythes fondateurs de la culture occidentale. Délaissant ses Vues et visions, une série de poèmes en prose publiés d’abord dans le Mercure de France (1914) puis en recueil (1919), et fortement inspirés par le symbolisme tardif caractéristique de l’écriture cahunienne au début de sa carrière, l’auteure se rapproche, dans les années 20, de la poétique moderniste pour investir de plain-pied la question du brouillage identitaire (Arvisais, 2016: 46-52). Deux récits brefs sont particulièrement éloquents à ce propos : « Salmacis la suffragette » et « L’Androgyne, héroïne entre les héroïnes ».

Claude Cahun et Marcel Moore, Sans titre (Autoportrait) (ca 1920)
Photographie en noir et blanc
Reproduction numérique | 450 x 583 px
Jersey Heritage Trust

Précédé de la dédicace « à Claude6 », « Salmacis la suffragette » convoque, dans un procédé autoréflexif, le mythe de l’Androgyne de manière à faire écho aux discours scientifiques de l’époque, dont précisément celui qui aborde l’inversion sexuelle. Au tournant du siècle s’affrontent la conception pathologisante de l’homosexualité développée par Richard von Krafft-Ebing dans Psychopathia sexualis (1886) et les idées réformatrices du médecin allemand Magnus Hirschfeld qui, dès 1904, s’intéressa dans plusieurs écrits au « troisième sexe », ainsi que les pensées éclairées du psycho-sexologue britannique Havelock Ellis, l’un des fondateurs de la sexologie non normative (Murat: 171-195). Ce qui trouble voire dérange non seulement l’opinion publique mais aussi nombre de médecins, de philosophes, de psychologues et d’écrivains est la remise en cause de l’ancienne croyance dans la stabilité des pôles masculin et féminin : une âme féminine dans un corps d’homme, ou vice versa, est perçue comme une anomalie, une monstruosité (Murat: 122). Pourtant, dès 1908, Edward Carpenter n’avait-il pas déjà développé la notion d’un sexe intermédiaire dans The Intermediate Sex? Le militant pour les droits des femmes et des homosexuels y faisait état, entre autres, de l’entre-deux des pôles identitaires qui composent l’espèce humaine. L’Androgyne, figure mythique de l’être total où les contraires s’annulent, loin du sujet univoque, a tout pour plaire à Claude Cahun en ce début des années 20 qui la voient se masquer et se travestir pour « brouiller les cartes » (Cahun, 1930: 176) dans nombre d’(auto)portraits réalisés avec le concours de Marcel Moore (Latimer, 2005: 68-78; Arvisais, 2017).

Dans la nouvelle « Salmacis la suffragette », l’auteure aborde l’autosuffisance et l’autonomie sexuelle dont jouissent Hermaphrodite et Salmacis après l’union des corps initiée par la nymphe. Si ce mythe est bien connu depuis les Métamorphoses d’Ovide, Cahun ajoute à cette fiction quelques éléments supplémentaires, dont l’érotisation de la célèbre scène de séduction et, surtout, la stérilité volontaire par extraction ovarienne7 : « elle désarma le fils d’Hermès et d’Aphrodite, et pour plus de sûreté se fit enlever les ovaires » (2006: 72). À travers ce coup de baguette magique, l’écrivaine introduit dans l’hypertexte l’idée du plaisir charnel dépourvu de tout impératif de procréation, de sorte que, note Jean de Palacio, « l’envers de l’amour se voit donc figurer dans le cloaque de la maternité » (2000: 220). Le corps uni, devenu double, n’est pas sans rappeler les êtres sphériques du Banquet qui ne se souciaient plus de la reproduction de l’espèce. Or, on sait que le refus de la procréation est un sujet hautement tabouisé dans la France de l’entre-deux-guerres, qui connaît non seulement une baisse des natalités mais qui doit aussi faire face à la perte d’environ 1,7 millions de soldats et de civils (Bard, 1995: 187-215; Murat: 355-375). Cet affront à l’égard d’une politique nataliste misant sur la repopulation de la France se voit couplé, chez Cahun, avec une référence aux suffragettes — ainsi que nous l’indique le titre de la nouvelle —, source d’angoisse due au risque de virilisation des femmes que ces militantes présentent depuis la montée du mouvement social. À plusieurs reprises, les héroïnes cahuniennes expriment leur doute par rapport au vieil idéal de l’éternel féminin et à ce qui semble déroger à l’ordre « normal » des choses. Ainsi « Marguerite, sœur incestueuse », lance-t-elle : « Une femme qui a des sens est-elle vraiment un monstre? » (Cahun, 2006: 50.) D’autres protagonistes confessent des comportements transgressifs, notamment en matière de sexualité : la propension au désir lesbien, à la bisexualité, à la prostitution, au fétichisme ou au masochisme (comme dans « Cendrillon, l’enfant humble et hautain ») ébranle les fondements de l’imaginaire traditionnel d’un féminin chaste et modeste, muet et soumis (Dugas, 2017: 140-142).

Par le travail de reprise et de réécriture de grandes figures de femmes mythologiques et mythiques, Claude Cahun résiste à la perpétuation ad nauseam des mêmes images d’une Pénélope qui attend patiemment le retour d’Ulysse, d’une Salomé en fatale séductrice, d’une Marguerite croyante et innocente. Composées à la lumière des rapports femme/homme en pleine redéfinition, les Héroïnes contribuent, pièce par pièce, à l’architecture d’une mythologie de la « femme nouvelle » : qu’elles s’appellent Sapho, Dalila, Ève, la Belle ou Sophie, elles sont déchirées entre les images et les attentes anciennes, d’une part, et (é)prises par l’attrait de la nouveauté véhiculée dans le langage des annonces publicitaires. Tel est le cas d’Ève, qui n’échappe pas à l’impact de la publicité même au jardin d’Éden : « Quick PEP/ Get NEW pep in TWENTY MINUTES/ Guaranteed or your money back/ Give one to your friend. » (Cahun, 2006: 10-11.) Dans la perspective anachronique qu’adopte Cahun systématiquement entre l’époque mythique du jadis et celle du hic et nunc de l’entre-deux-guerres, le fait de s’unir avec Hermaphrodite (contre son gré, rappelons-le), pour revenir à « Salmacis la suffragette », peut être lu comme un moyen d’obtenir le droit de vote via le statut de citoyen dont jouit l’autre moitié du couple hybride.

Les jeux scripturaires auxquels recourt Claude Cahun en ce milieu des années 20 sont le détournement, l’irrévérence et l’écart par rapport aux hypotextes, comme le note François Leperlier dans sa réédition des Héroïnes (Cahun, 2006: 111) — mythes grecs, textes bibliques et contes — que l’on retrouve également, à peu près à la même époque, dans les Pensées d’une Amazone (1920) de Natalie Barney, célèbre salonnière de la rive gauche et compagne temporaire de Vivien, ainsi que dans L’Almanach des dames (1928), chroniques écrites et illustrées par Djuna Barnes.

Stratégies de réécriture

L’inscription des auteures dans la lignée des « réécrivains » (Bergeron, 2011) de la New Woman et de la « femme nouvelle » se fait dans les cas de Renée Vivien et de Claude Cahun non seulement par la réappropriation du mythe de l’Androgyne originel, mais aussi par diverses stratégies de réécriture. Par là, les auteures interrogent « tous les rôles et statuts imposés comme condition “naturelle” aux femmes » (Bartholomot Bessou: 399) en insistant, au contraire, sur leur caractère construit, factice. Écrire contre la condition naturelle de Sapho et de Judith, de « La Dame à la louve » ou de Vasthi, est synonyme d’une réévaluation de figures iconiques dont la représentation conventionnelle paraît caduque avec l’arrivée du nouveau siècle. Mais il y a plus : alors que Cahun s’affaire à démasquer les grands mythes en montrant le double fond des apparences8, Vivien œuvre en faveur d’une communauté féminine rêvée, capable de faire fi des normes androcentriques; c’est de cette communauté que les héroïnes de papier s’avèrent les dignes membres.

Comment Cahun s’y prend-elle pour réécrire les mythes et contes féminins? Grâce au principe du détournement de sens créant ainsi un écart entre l’hypotexte et l’hypertexte, elle extrait un trait distinctif de chacune de ces figures féminines — « La sadique Judith », « Salomé la sceptique », « Hélène la rebelle », « Sapho l’incomprise » ou « Ève la trop crédule », « Cendrillon, l’enfant humble et hautaine », « Salmacis la suffragette », « L’Androgyne, héroïne entre les héroïnes » — et les place dans le contexte moderniste du Make it new poundien afin de faire surgir les protagonistes sous une autre lumière9. Joëlle Papillon explique :

Ainsi les héroïnes se trouvent-elles actualisées, et cette nouvelle proximité avec le lecteur leur enlève leur grandeur et leur statut d’héroïnes légendaires. Les héroïnes étant devenues des personnages contemporains, les questions qu’elles soulèvent se déplacent vers l’époque moderne et le discours social autour du féminin, et plus précisément autour de l’image de la « nouvelle femme ». (Papillon, 2007: 135.)

Tiraillés entre l’image imposée par l’histoire (culturelle et littéraire) et leurs aspirations personnelles, les personnages féminins ne réussissent qu’à moitié à échapper au poids du Destin. Ainsi, Ève, victime des affiches publicitaires, succombe à la tentation de la pomme, mais, une fois le péché commis, fait partager la faute à Adam; Dalila incitée par ses faux-frères, les Philistins, à émasculer Samson, doute face à l’adversaire endormi et ne sait plus de quel côté se situe réellement l’ennemi; la belle Hélène se révolte contre la volonté de Ménélas parce qu’elle aspire à une vie tranquille à la campagne plutôt qu’à séduire éternellement les hommes; désireuse de créer et de procréer, Sapho rêve d’échapper à la foule des femmes en quête de plaisirs physiques; la Belle finit par abandonner la Bête devenue trop humaine pour partir à la recherche d’un « monstre authentique » (Cahun, 2006: 62). Et le récit de « L’Androgyne, héroïne entre les héroïnes », méditations sinueuses sur la double inclination (hétérosexuelle et homosexuelle) selon Leperlier (Cahun, 2006: 81), se conclut sur un jugement impitoyable : « Le Poète est un vaniteux, un impuissant; et mon Maître un brutal, un maladroit — je suis bien malheureuse!… » (Cahun, 2006: 106.) On remarque l’emploi du féminin pour l’adjectif qui désigne l’état d’âme du « je », alors qu’ailleurs, la voix de l’Androgyne emprunte volontiers le masculin : « Je ne suis pas aussi vicieux que j’essaye de le paraître. C’est un mauvais genre que je me donne, voilà tout. » (88) Est-il besoin de rappeler que, dans l’entre-deux-guerres encore, l’androgynie notamment des femmes est associée au désir lesbien qui passe pour être un « mauvais genre » et rejoue les préjugés à l’égard du dandysme efféminé style XIXe siècle (Tamagne, 2001: 122-131)?

Empreinte d’ironie et dotée d’une visée parodique certaine, chaque réécriture propose de repenser les jeux de rôles vécus comme limitatifs par les protagonistes en passant par une voix narrative qui adopte le monologue intérieur :

Je sais bien que je suis laide, se répète Hélène, mais je m’efforce de l’oublier. Je fais la belle. En tout, et surtout en présence de l’ennemi, je me comporte absolument comme si j’étais la plus belle. C’est le secret de mon charme. Mensonge! et je finirai moi-même par m’y laisser prendre. (Cahun, 2006: 27.)

Les héroïnes semblent se parler à elles-mêmes, laissant libre cours à leur flux de conscience, comme le font également les personnages de Virginia Woolf, de James Joyce ou d’Arthur Schnitzler (Oberhuber, 2004: 176-178). Le lecteur se trouve alors dans la posture du témoin, à l’écoute d’une parole inouïe qui n’a jamais réussi à se frayer un chemin dans les récits dits fondateurs de la pensée occidentale. Paradoxales et déchirées entre l’Ancien et le Nouveau, les héroïnes ne sont pas ce qu’elles paraissent être. Elles font la belle, la coquine, la rusée, la monstrueuse, la nymphe innocente; elles se plaisent à jouer des rôles séculaires tout en les travestissant (Butler: 259-263), devenant par là des doubles d’elles-mêmes, comme pour mieux pouvoir venir hanter l’imaginaire moderniste de l’entre-deux-guerres. D’une réécriture à l’autre se constitue l’image kaléidoscopique d’une féminité à la fois en continuité avec l’imaginaire traditionnel et en rupture avec les conventions littéraires et sociales qu’interrogent les héroïnes de papier de Cahun.

L’ironie est moins travaillée dans les nuances vingt ans plus tôt chez Renée Vivien. Si Martine Reid (2012: 52) et Patricia Izquierdo (2012: 53) reconnaissent à l’auteure une certaine charge ironique, nous voyons plutôt dans la performance des rôles sexués inversés ce que Butler qualifie de parodie du gender qui passe par « un jeu sur les apparences » (Butler: 131). Le procédé de reprise et de réécriture est alors mis au service de fictions du féminin et du masculin qui s’amusent à jouer allègrement avec les normes et les attentes à l’égard des deux sexes. Ce jeu parodique pratiqué par Vivien n’est pas toujours exempt de certains lieux communs genrés.

Déjà évoquée plus haut dans l’analyse du « Prince charmant », l’inversion des rôles est sans doute la stratégie principale dont use Vivien dans son élaboration de la New Woman. Elle est hyperbolisée dans tout le recueil et atteint son paroxysme lorsque la narration est assumée par un homme : la voix narrative y oscille entre l’étroitesse (pour le masculin) et l’idéalisation (pour le féminin), comme le souligne Martine Reid (2012: 52). En effet, les narrateurs n’ont d’autre choix que de « [reconnaître] la supériorité physique, morale, intellectuelle, des femmes qui leur servent de compagnes de route ou de voyage » (Reid: 48). Par exemple, dans « La Soif ricane », le narrateur Jim Nicholls caractérise Polly, sa partenaire de voyage, comme suit : « Elle est plus hardie et plus solide qu’un mâle10. » (Vivien: 33.) Une série de caractéristiques inversées entre le masculin et le féminin culmine dans la constatation suivante : « Je la hais, comme une femme exècre un homme qui la domine » (Vivien: 36). D’une manière semblable, le récit « Brune comme une noisette » offre le portrait virilisé de Nell, compagne du narrateur : « Elle était aussi brave, aussi vigoureuse et plus intelligente qu’un garçon. » (Vivien: 95.) Ces deux exemples parmi d’autres montrent que les personnages des nouvelles se trouvent identifiés à des caractéristiques de l’autre sexe, laissant peu d’espace à l’entre-deux genré. En dernière analyse, Vivien reconduit le binarisme des identités sexuées bien que le procédé de l’inversion ait pour but de ridiculiser la vision stéréotypée des rôles masculin et féminin dans « un renversement des isotopies dominantes » (Izquierdo, 2009: 32) non seulement au sein du couple mais, de manière générale, dans les rapports des sexes de ce XXe siècle naissant.

Dans l’élaboration de ses personnages féminins, l’auteure recourt à l’anthropomorphisation en faisant de l’animal un substitut de l’homme qui n’a pas sa place dans le territoire où règne l’intimité féminine, véritable « refuge de beauté » contre les inimitiés du monde extérieur (Barholomot Bessou: 122). Martine Reid explique : « Elle-même souvent comparée à la bête, volontiers assignée à l’état de “nature”, la femme peut ainsi, à l’occasion, voir dans cet “autre” que représente l’animal, moins un être plus bas qu’elle sur quelque échelle imaginée par l’homme, qu’un allié, une sorte de “même autre” » (2012: 52). La nouvelle donnant son titre au recueil, « La Dame à la louve », témoigne d’entrée de jeu des rapports analogiques entre la femme et l’animal, déclinés de maintes façons dans d’autres textes. L’analogie entre la protagoniste et sa louve, lesquelles voyagent ensemble (comme s’il s’agissait d’un animal de compagnie courant), est répercutée par le narrateur (Pierre Lenoir) en ces termes : « Ses yeux jaunes ressemblaient à ceux de sa louve. Ils avaient le même regard d’hostilité sournoise » (Vivien, 2007: 20)11. Puis, la Dame à la louve, dépourvue d’un véritable nom dans la nouvelle, explique elle-même qu’elle a « si longtemps respiré l’air des forêts, l’air vibrant de neige, [qu’elle s’est] si souvent mêlée aux blancheurs vastes et désertes, que [s]on âme est un peu l’âme des louves fuyantes » (24). Le lecteur comprend aisément que la proximité de la protagoniste est plus grande avec l’animal et que, s’il faut choisir entre la société des hommes et la louve, la dame préfère cette dernière : la nouvelle se termine sur la noyade du couple étrange dont le lien perdure à la vie et à la mort. Au moment fatidique du naufrage du navire, les passagers, parmi lesquels le narrateur, assistent à une scène que ce dernier juge « douloureuse et solennelle » : « La louve, qui avait compris, prolongea vers la terre proche et inaccessible son hurlement de désespoir… Puis se dressant, elle posa ses deux pattes de devant sur les épaules de sa maîtresse, qui la prit entre ses bras… Toutes deux s’abîmèrent dans les flots… » (29.) Cette scène est d’autant plus troublante pour l’ordre moral, représenté de toute évidence par le narrateur, que dans la dynamique homme/femme présentée chez Vivien, les personnages féminins préfèrent souvent mourir plutôt que d’entrer en relation avec leur prétendant.

En deçà du double, par-delà le trouble dans le genre

Les stratégies textuelles d’inversion et d’anthropomorphisation des animaux ont pour résultat de mettre à jour « la construction de systèmes de pensée cohérents et binaires reposant sur ce qu’on pourrait appeler une guerre des sexes » (Perrin: 124), qui se déroulerait, selon Martine Reid (52), « sans fard et sans mystère ». De fait, nous observons qu’il n’y a, chez les personnages de La Dame à la louve, que très peu d’intériorité ou de profondeur; ce sont pour la plupart des coquilles vides représentant des idées générales en matière de rapports entre les sexes. Ce qui paraît plus intéressant, au-delà de l’amplification des traits sexués et de l’anthropomorphisme, est l’idée d’une communauté de femmes contrastant vivement avec le naturel brutal et arrogant de l’homme, qui se fait entendre à travers les diverses voix narratives.

Citons, pour terminer, l’exemple de la nouvelle « Bona Dea », mettant en scène une figure mythique et qui débute de la manière suivante : « Couvrez d’un voile impénétrable l’image de mon père, afin que les regards de la Virginale Immortelle ne soient point offensés par la vue d’un homme. » (Vivien, 2007: 129.) La narration, ici assumée par un personnage féminin, incite à une (re)conquête du « discours/pouvoir » (Butler: 107) grâce à un rite amoureux impliquant deux femmes. Ailleurs aussi dans le recueil, Vivien confère une place centrale à une cohabitation harmonieuse entre femmes. Ou, pour le dire avec les mots de Bartholomot Bessou, Vivien « mène sa réflexion en termes de solidarité. Elle ne cesse de montrer des femmes qui vont vers les autres » (20). Solidarité, communauté, élan ou désir de l’Autre : voilà des idées mises en pratique — et en œuvre! — dans les cercles de femmes auteurs et artistes de l’entre-deux-guerres (Chadwick, 2003: 11-13; Latimer, 2005: 20-42).

Le fait de s’approprier des représentations d’images et de récits séculaires en les transformant, comme dans le cas des Héroïnes, constitue un moyen d’infléchir les perceptions quant au discours dominant dont ils font l’objet. De plus, le recours aux mythes antiques, aux textes bibliques et aux contes (de Perrault, de Jeanne Leprince de Beaumont et de la comtesse de Ségur) soulève la question de l’érudition et, par conséquent, celle de la transmission du savoir. Or, on sait que l’apprentissage du grec et du latin ne faisait pas encore partie des savoirs des femmes dans l’entre-deux-guerres et que la lecture des textes anciens était accessible seulement à une minorité cultivée, dont Cahun faisait partie grâce à son héritage familial intellectuel, entre le père, l’oncle et le grand-oncle orientaliste. L’appel aux grands récits vise chez l’auteure des Héroïnes comme chez ses prédécesseures Renée Vivien, Lucie Delarue-Mardrus ou Colette (les deux dernières sont également des contemporaines en raison de leur longue carrière) à démontrer l’inadéquation des modèles et des images du féminin par rapport aux nouveaux enjeux de l’entre-deux-guerres : il s’agit dès lors de conférer une subjectivité aux figures de femmes en les dotant non seulement d’une voix propre mais également d’une véritable agentivité, soit la capacité d’agir sur leur destin en l’infléchissant parfois par des actions et le pouvoir de « contester des régimes régulateurs », pour emprunter les termes de Butler (110). Il importe à Cahun de révéler la face cachée des textes anciens par le double mouvement de décontextualisation-recontextualisation des protocoles narratifs relatifs aux enjeux sociaux et identitaires des années 20. Les pratiques de réécriture opèrent un changement de perspective qui peut être plus ou moins radical mais qui ajoute toujours aux histoires connues une épaisseur supplémentaire. Aussi, en déplaçant l’intérêt des vérités universelles (sur la condition humaine, les rapports homme/femme) dans l’intériorité psychologique des Héroïnes, l’auteure fait entendre à travers la parole des protagonistes des points de vue « féminins » sur le couple, le péché originel, la fidélité, la contraception, l’androgynie, les identités hétérosexuelle et homosexuelle, tous des thèmes hautement en vogue dans ces années de reconfiguration des rapports entre les sexes.

Cecil Beaton, Portrait of Alice B. Toklas and Gertrude Stein (1936)
Photographie en noir et blanc | 21,4 x 17 cm
Reproduction numérique | 640 x 800 px
National Portrait Gallery, Londres

Si, chez Renée Vivien, les protagonistes sortent le plus souvent victorieuses de la confrontation entre l’homme et la femme, chez Cahun, la guerre des sexes n’est là qu’en sourdine : entre Samson et Dalila, Pénélope et Ulysse, Judith et Holopherne, Salmacis et Hermaphrodite, Ève et Adam, Marguerite et Faust, Cendrillon et le Prince, la Belle et la Bête, la guerre a eu lieu…; la lutte de pouvoir semble dépassée, ou mieux elle ne se pose pas en ces termes anachroniques. Issues d’une vision post-Grande Guerre, les héroïnes cahuniennes sont des êtres (dis)tordus; elles s’interrogent sur tous les sujets évoqués plus haut sans que la narration ne propose des réponses aux questions, souvent bien trop complexes et ne permettant que des pistes de réflexion le plus souvent contradictoires. Il est vrai que la figure double Salmacis-Hermaphrodite s’accouple avec des partenaires des deux sexes; mais il est vrai également que les Inséparables sont perçus comme des « amants maudits » (Cahun, 2006: 72-73), suscitant, selon la mécanique de tout mythe, un châtiment divin : Salmacis et Hermaphrodite sont condamnés à l’exil physique et métaphorique qui consiste à faire abriter un esprit de femme dans un corps d’homme, et vice versa. Une fois coupés en deux, ils ne pourront plus jamais se retrouver. Ou, pour reprendre encore l’exemple de Cendrillon : là où la misérable du conte de Perrault gagne en agentivité dans la version cahunienne parce qu’elle peut assouvir ses pulsions masochistes grâce à l’union avec un prince fétichiste du pied, elle perd de son lustre… (Dugas, 2016). Le choix de s’éloigner de la version consensuelle du mythe permettrait, selon Blau Duplessis), d’atteindre un niveau maximal de tension tout en profitant de l’intérêt que présentent ces « fictions dominantes12 » (1985: 106), nées d’une vision de l’ordre des sexes et des genres qui entre forcément en choc avec les valeurs contemporaines des auteures à l’étude. Les recueils de Renée Vivien et de Claude Cahun mettent en évidence la tension propre aux grands récits de la culture occidentale, qu’il s’agisse de mythes, de contes ou de légendes orientales : leur actualisation par la reprise est un signe de reconnaissance en même temps que la réécriture donne à lire la faille, l’inadéquation de ces récits recyclés au sein d’une ère nouvelle.

L’arrivée successive, voire se chevauchant, de la New Woman et de la « femme nouvelle » hypostasie les perturbations provoquées par ces deux figures de femme en matière de (jeux de) rôles genrés, perturbations que le début du XXe siècle dut relever comme défi social, littéraire et culturel.

  • 1. La parution en 1886 du roman L’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam propose la (science-)fictionalisation d’une andréide inventée par Edison pour créer une femme idéale, parfaitement adaptée aux attentes de lord Ewald, ami désespéré d’une histoire d’amour avec la très belle mais stupide cantatrice Alicia Clary. Le roman traduit de manière fantastique les inquiétudes et les fantasmes masculins d’une fin d’époque face au « deuxième sexe ».
  • 2. Malgré leur différence d’âge et, surtout, le fait que Vivien se suicida en 1909, l’on peut très bien imaginer que lorsqu’installée à Paris dès l’automne 1918, Cahun entendit circuler le nom de Renée Vivien dans les milieux des femmes de la rive gauche ou qu’elle put voir les œuvres de l’auteure d’origine britannique à la librairie d’Adrienne Monnier, La Maison des amis des livres. Ce que révèle la fiche de Cahun à propos de cet établissement est, selon les recherches de Charlotte Maria (2013: 68), l’achat de quatre livres en 1918, parmi lesquels Le Banquet de Platon.
  • 3. Pour Bram Dijkstra, l’Androgyne traduit le désir de s’opposer aux normes sociales ambiantes qui aurait motivé les artistes du XIXe siècle finissant à ressusciter le mythe : « For the artists of the period [last two decades of the Nineteenth century], the revival of the concept of the androgyne was a gesture of defiance toward the dominant values of their social environment. » (Dijkstra, 1974: 62.)
  • 4. Précisons que ces textes n’ont jamais été rassemblés en recueil du vivant de Cahun alors qu’elle en avait l’intention. L’édition préparée par François Leperlier en 2006, chez Mille et une nuits, présente les nouvelles du manuscrit augmenté de « L’Androgyne, héroïne entre les héroïnes ». Beaucoup plus long que les autres, ce récit, dans le style des débats ou dialogues philosophiques anciens, avait été intégré par Cahun à Aveux non avenus (1930), non sans remaniements et ajouts signalés par Leperlier (Cahun, 2006: 81).
  • 5. En raison des nombreuses études consacrées à Claude Cahun dans la foulée des travaux de François Leperlier (1992; 2006), ainsi que des diverses expositions de son œuvre photographique (strictement réservée de leur vivant à l’usage intime du couple Claude Cahun et Marcel Moore [Suzanne Malherbe], sa compagne de vie, ainsi que de leurs amis), nous n’estimons pas nécessaire de revenir sur des détails biographiques de celle qu’Anne Egger qualifie d’« antimuse » (2015). Les publications de Leperlier et d’Egger constituent d’importantes sources d’information complémentaires pour qui souhaite se renseigner sur la trajectoire et l’esthétique cahuniennes. Le site Héritages de Claude Cahun et Marcel Moore <http://cahun-moore.com/>, animé par Alexandra Arvisais et Andrea Oberhuber, fait état des activités de recherche et de publication en rapport avec l’œuvre de ces deux artistes qui collaborèrent étroitement durant de longues années.
  • 6. Chaque nouvelle se mérite une dédicace ou un exergue établissant par là un vaste réseau de références intertextuelles : Homère, Sapho, l’Ancien Testament, Perrault, Goethe, Swinburne, Erich von Stroheim et Chana Orloff, entre autres, sans oublier bien entendu Jules Laforgue. Le recueil lui-même est, en effet, placé sous le signe d’« Andromède au monstre : En mémoire des Moralités légendaires ». Ainsi Cahun affiche-t-elle d’emblée sa dette littéraire vis-à-vis de Laforgue, auteur d’un recueil de nouvelles consacré à la réécriture de récits et figures mythiques tels Persée et Andromède, Pan et la Syrinx, Salomé, Lohengrin et Hamlet. Ladite dette de Cahun à l’égard de Laforgue (mais aussi à l’égard des Vies imaginaires de Marcel Schwob, bien que cette intertextualité ait été explorée récemment par Agnès Lhermitte [2016] et Alexandra Arvisais [2016]), dépassant le cadre du présent article, devra faire l’objet d’une contribution ultérieure. La comparaison de la Salomé de Cahun à celle de Laforgue ou encore de la Belle cahunienne à Andromède vue par Laforgue permettra de montrer les jeux d’anachronisme, d’irrévérence et d’hybridité tonale qui produisent des effets différents selon l’époque.
  • 7. Jean de Palacio, dans le chapitre « L’envers de l’amour ou la désolante fécondité » (2000: 213-226), évoque ce procédé violent à propos des écrivains décadents.
  • 8. On se rappelle à ce propos l’importance des jeux de masque et de travestissement auxquels s’adonna Cahun dès le milieu des années 10 dans son travail de photographe amateur, profitant du concours et des connaissances esthétiques de Moore (Oberhuber, 2011).
  • 9. Jean de Palacio, dans Les perversions du merveilleux (1993), a étudié les stratégies de réécriture de contes de fées (précisément de Perrault) en insistant sur les transformations « perverses » des fées et des ogres (devenues ogresses) chez les décadents. S’il est vrai qu’elle n’invente pas le procédé de déplacement d’une époque à une autre ni celui de détournement de sens, Cahun montre une aisance à manier l’ironie en quelques coups de plume. Cette ironie bienveillante, contraire à celle de la plupart des auteurs décadents (Huysmans, C. Mendès, R. de Gourmont, entre autres), fait apparaître l’actualité de certains grands récits et figures mythiques pour la « femme nouvelle » de l’entre-deux-guerres.
  • 10. Plusieurs autres mentions de la hardiesse de Polly sont à souligner : « la vigueur physique de Polly surpassait de beaucoup la mienne » (Vivien: 32); « Polly, elle, n’avait point peur » (35); « Mais elle est brave, beaucoup plus brave que je ne le suis » (35).
  • 11. Une seconde parenté entre la Dame et sa louve vient appuyer celle du regard : « Ses dents de fauve brillaient étrangement sous les lèvres au menaçant retroussis » (Vivien: 22). Mentionnons que le parallèle est d’autant plus explicite dès lors que la louve elle-même se voit attribuer un trait féminin : « Elle caressa la lourde tête d’Helga, qui la contemplait avec de profonds yeux de femme » (22).
  • 12. [Nous traduisons.]
Pour citer

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