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Date(s) de l'événement : 17 juin au 9 octobre 2021

Exposition présentée au Centre d’exposition Mont-Laurier
Richard Purdy, Les Fantômes

Une des dimensions récurrentes du travail de Richard Purdy est la logique in situ qui lui permet d’interroger la mémoire oubliée des lieux qu’il investit, qu’il s’agisse d’anciens bâtiments reconvertis en lieux d’exposition ― on se souvient de ses deux installations renversantes présentées à la Cité de l’énergie à Shawinigan en 2010 et 2011 ―, ou d’espaces publics chargés d’histoire ― on lui doit en effet plus d’une vingtaine d’œuvres publiques, dont le Tango de Montréal (1999), place Gérald-Godin à Montréal, ou La Vivrière (1995), rue Saint-Paul à Québec. On ne sera dès lors pas surpris de le voir inaugurer, par une exposition et une œuvre d’art public, le nouveau Centre d’exposition de Mont-Laurier, dans les Laurentides, qui s’est installé dans les murs d’une ancienne abbaye de moniales bénédictines.

Vue d'ensemble de la salle principale de l’exposition Les Fantômes de Richard Purdy (2021)  
Exposition présentée au Centre d’exposition Mont-Laurier du 17 juin au 9 octobre 2021  
Photographie prise par Jean-Philippe Uzel  

L’exposition intitulée Les Fantômes (présentée du 17 juin au 9 octobre 2021) a pour point de départ la présence fantomatique de ces moniales qui ont occupé l’édifice pendant plus d’un demi-siècle, et se poursuit sous la forme d’une réflexion, à la fois grave et légère, sur les quatre principales religions de la planète : le christianisme, l’islam, l’hindouisme et le bouddhisme, avec lesquelles l’artiste dialogue, à des degrés divers, depuis plusieurs décennies. Mais Richard Purdy introduit une troisième dimension, plus inattendue, dans son intervention artistique. À partir du mode de vie immuable des moniales, il articule le temps des humains (celui de l’art, de l’histoire et de la religion) au temps cosmique des astres et des premiers signes d’apparition de la vie sur Terre. Et nous rappelle au passage que nous serons toutes et tous, tôt ou tard, des fantômes sur cette planète.

Les fantômes des moniales

En 2019, l’artiste a visité l’ancienne abbaye avant sa restauration. Il a alors été impressionné par la façon dont l’architecture reflétait la vie recluse des moniales, qui après avoir franchi le seuil de l’abbaye savaient qu’elles ne réintégreraient plus jamais le monde extérieur. Un portail en fer forgé, qui se trouvait dans l’église de l’abbaye et servait à séparer la chapelle réservée aux religieuses de l’espace de culte fréquenté par le reste des fidèles, l’a particulièrement marqué. Il a utilisé cet élément architectural, qui a été conservé et est aujourd’hui visible dans les couloirs du Centre d’exposition, pour animer les lieux de la présence spectrale des moniales, mais également pour faire dialoguer entre elles les quatre principales religions, sous la forme de quatre portails en bois recouverts de figures et de symboles sacrés.

Richard Purdy, le portail du christianisme dans Les Fantômes (2021)  
Exposition présentée au Centre d’exposition Mont-Laurier du 17 juin au 9 octobre 2021  
Photographie prise par Richard Purdy  

Dans la salle principale de l’exposition, le premier portail, en forme de mandorle, représente l’ancienne abbaye. La structure en bois, posée sur un socle, est recouverte de feuilles de papier dans lesquelles ont été découpées des dizaines de silhouettes stylisées de moniales, ainsi que des couronnes d’épines et une croix. Sur le verso des feuilles, on peut lire la règle de Saint Benoît qui régit de façon très stricte la vie monastique selon les principes de la modération, de la gravité, de l’austérité et de la douceur. Pour tempérer l’aspect quelque peu inquiétant des rangées de silhouettes et le caractère austère de la vie cloîtrée voulue par Benoît de Nursie, l’artiste a imaginé un dispositif de réception qui laisse une grande place au ludique. Les spectateurs, petits et grands, sont invités à se munir d’une lampe de poche pour projeter les silhouettes lumineuses sur les murs de la salle d’exposition plongée volontairement dans la pénombre. Des dizaines de moniales, nettes ou floutées en fonction de la distance des faisceaux lumineux, se mettent à danser sur les murs de la salle d’exposition et semblent prendre une revanche sur le mode de vie rigoriste qu’elles connurent dans ces lieux.

D’une religion l’autre

Richard Purdy, le portail de l’hindouisme dans Les Fantômes (2021)  
Exposition présentée au Centre d’exposition Mont-Laurier du 17 juin au 9 octobre 2021  
Photographie prise par Richard Wutzke  

Les trois autres portails présents dans la salle sont consacrés aux autres religions, les plus importantes en nombre de fidèles, de l’humanité. Si l’artiste reconnait avoir une relation personnelle et intellectuelle avec le christianisme, l’hindouisme et l’islam, il entretient toutefois un rapport privilégié avec le bouddhisme, au point d’avoir consacré en 2001 une très sérieuse thèse de doctorat aux stūpas (Purdy, 2001), ces monuments en forme de dôme, omniprésents en Asie, commémorant la mort du Bouddha. L’ensemble des portails fonctionnent selon les mêmes modalités de réception : les découpes de papier produisent sous l’effet des faisceaux lumineux des formes spectrales qui se projettent sur les murs et se contaminent les unes les autres. Tous les portails, à l’instar de celui dédié au christianisme, mélangent différents registres : des motifs sacrés, des références souvent graves à l’actualité et des éléments ludiques relevant de l’univers de l’enfance. Par exemple, le portail consacré à l’hindouisme est suspendu à l’horizontale, à cinquante centimètres du sol, pour évoquer les brasiers publics sur lesquels on incinère les défunts, brasiers qui ont illuminé les villes indiennes en 2021, au plus fort de la pandémie de COVID-19. En se mettant à genoux pour regarder sous le portail, comme le ferait un enfant explorant les dessous d’une table, on est surpris de constater que la structure de bois est fortement colorée. Lorsqu’on s’en étonne auprès de l’artiste, il évoque les flammèches multicolores que les corps laissent échapper au moment de la crémation. Le portail consacré à l’islam, suspendu à la verticale, mélange aussi les registres de l’effroi et de l’émerveillement. Sur le recto des feuilles décorées de motifs ornementaux, l’artiste a collé des centaines de sparadraps multicolores et fluorescents qui évoquent les blessures faites par les zélateurs comme par les adversaires de l’islam, mais également le miroitement chatoyant des tapis volants tels qu’on les retrouve dans les contes orientaux. Comme si Purdy, par une sorte de regard œcuménique, nous disait que les tensions qui traversent la vie monastique des Bénédictines, à la fois simple et austère, douce et aliénante, sont partagées par les autres religions et que tout dépend du point de vue du regardeur.

Ce dialogue interreligieux est également présent dans l’œuvre publique commandée dans le cadre de la politique du 1%, située dans un petit parc adjacent au Centre d’exposition. L’ensemble sculptural est constitué de trois murets aux formes serpentines ajourés par les silhouettes stylisées des moniales, identiques aux découpages du premier portail de l’exposition. Au centre du dispositif se trouve une table indiquant les points cardinaux, décorée d’une roue dont les rayons sont composés de huit silhouettes de moniales se rejoignant autour d’un soleil. La composition évoque immanquablement, même pour un œil novice, le symbole bouddhique de la roue du dharma.

Du temps historique au temps cosmique

Richard Purdy, Si vous lisez ceci, vous êtes un fantôme (2021)  
Installation présente dans le parc du Centre d’exposition Mont-Laurier  
Photographie prise par Richard Wutzke  
Richard Purdy, salle « …d’abord l’origine… » dans Les Fantômes (2021)  
Exposition présentée au Centre d’exposition Mont-Laurier du 17 juin au 9 octobre 2021  
Photographie prise par Richard Wutzke  
Richard Purdy, vidéo de fossile dans Les Fantômes (2021)  
Exposition présentée au Centre d’exposition Mont-Laurier du 17 juin au 9 octobre 2021  
Avec l’aimable autorisation de l’artiste  

Mais loin de se contenter de ce survol, déjà ambitieux, des quatre principales religions de l’humanité, Purdy s’est saisi du mode de vie immuable des moniales ― dont le quotidien est strictement divisé entre le temps du sommeil, de la prière et du travail ―, pour nous faire réfléchir sur l’emboîtement des temporalités : celle de la vie humaine, qui se compte en décennies, celle des religions, qui additionne les siècles et parfois les millénaires, et celle du cosmos, qui se décline en milliards d’années. En effet, dans l’œuvre publique, l’ensemble de la structure est animé par la lumière du soleil qui évolue d’est en ouest et varie en fonction des saisons ― à l’instar des découpes de papier animées par les lampes de poche dans l’exposition. Le mouvement naturel de la lumière qui anime les silhouettes et les ombres de l’ensemble sculptural nous fait penser aux sites préhistoriques de Stonehenge au Royaume-Uni ou de Carnac en France où les mégalithes fonctionnent comme des calendriers à ciel ouvert. Cette interprétation est confirmée par la première salle de l’exposition, intitulée « …d’abord l’origine… », qui traite des débuts de la vie sur Terre jusqu’aux premières manifestations visuelles de l’humanité. D’un côté de la pièce, une projection vidéo de gouttelettes tombant sur une surface d’eau nous rappelle qu’il y a 3,2 milliards d’années un immense océan recouvrait la Terre et que c’est à ce moment-là que sont apparus les premiers organismes monocellulaires (les bactéries, les archées…), c’est-à-dire le début de la vie sur notre planète. De l’autre côté, une deuxième projection présente un montage de mains négatives colorées inspirées de celles que les Homo sapiens ont réalisées il y a 35 000 ans aussi bien en Europe (dans la Grotte Chauvet en France) qu’en Asie (sur les îles de Célèbes en Indonésie). Au sol, une installation vidéo résume cette évolution de plus de trois milliards d’années en trois vidéos projetées sur des pierres elles-mêmes placées sur un cercle de graviers : des motifs géométriques symbolisant les premiers organismes monocellulaires, un fossile de poisson et un pétroglyphe présentant une scène de chasse. Ce parcours vertigineux de l’évolution de la vie a beau être scientifiquement fondé, il n’en est pas pour autant dénué d’humour, et ce, grâce à la magie de l’image en mouvement : les organismes monocellulaires se font et se défont à la manière d’un jeu de casse-tête, le fossile de poisson est parcouru par une ondulation qui semble le replonger dans son élément aquatique et la lance voltige du chasseur à l’auroch.

L’exposition et la sculpture publique de Richard Purdy emboîtent ainsi le temps court de l’existence humaine au temps long de la vie sur Terre par des jeux d’illusion et de renversement dont l’artiste est familier. Cela dit, si la proposition est parcourue de clins d’œil et de traits d’humour, elle prend aussi la forme d’une méditation sur la fugacité de la vie ― méditation qui est au cœur de toutes les religions et bien entendu du monachisme. Car à ceux qui l’auraient oublié, le titre de l’œuvre publique, Si vous lisez ceci, vous êtes un fantôme, nous rappelle que la vie humaine est éphémère et que la vie sur Terre elle aussi a eu un début et donc aura une fin. L’impermanence (Anitya), selon le bouddhisme, étant le propre de toutes choses.

Pour citer

UZEL, Jean-Philippe. 2022. « De la vie sur Terre et de l’impermanence des choses  », Captures, hors série (17 février). En ligne : www.revuecaptures.org/node/5644