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Section sous la responsabilité de
David Bélanger
Michel Biron
Hector Schenk, Ex-libris de Luc Parent (s.d.) 
Estampe sur papier avec la devise « Et Haec Olim Meminisse Juvabit »  
Aegidius Fauteux (compilation), Collection d'ex-libris canadiens, vol. 3, no 273  
BAnQ  

 

quand je pense au savoir je pense parfois à des bijouteries, car il arrive qu’on pose des mots comme on mettrait une broche à sa veste, on dit « dichotomie » au lieu de dire « opposition », non pour que ce soit plus précis, mais comme pour montrer que l’on appartient à un degré de savoir, on dit « l’œuvre arcanienne » ou « la pensée foucaldienne » au lieu de dire l’œuvre ou la pensée de nelly arcan ou de michel foucault, et chaque fois il me semble qu’on transforme le nom propre en institution, comme par amour des royaumes ou encore des secrets, comme si certaines façons de dire étaient des mots de passe qui permettaient d’entrer dans ces clubs dont il faut être membre. pour cela quand je pense aux pierres précieuses je ne pense pas au plaisir mais à la crispation, à ce qui éblouit les autres sans rien leur donner, je pense aux gens qui ont sorti les diamants de la terre et aux gens qui les portent, qui sont rarement les mêmes.

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quand on cherche à se distinguer, on croirait qu’on souhaite rejoindre des lieux et des gens autant qu’en quitter d’autres. quand on prend une marche on fait le plus souvent une boucle, quand je sors de chez moi, je délaisse ma rue pour en atteindre d’autres, je trace peut-être moins un cercle qu’une sorte de rectangle au bout duquel je retrouve ce que j’ai quitté. seulement quand on commence à s’attacher aux mots qui sont des marqueurs, revient-on aux mots qui ne marquent rien de précieux, quand on dit « la pensée foucaldienne », est-ce qu’on retrouve les mots « ticoune » ou « ti-cul » dans le même intervalle?

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il y a les carnets trop luxueux pour oser y écrire, il y a la salle à manger de ma grand-mère dans laquelle on n’allait jamais puisqu’on mangeait plutôt à la cuisine, il y a cette fois où je me suis fait avertir par un gardien de musée car je m’étais trop approchée d’une sculpture. il y a les vases dans lesquels on ne met ni eau ni fleurs parce qu’ils ne peuvent en fait rien contenir, il y a tous ces objets décoratifs qui m’inspirent seulement de l’appréhension parce qu’en les regardant je ne pense qu’à ma crainte de les casser et à l’époussetage qu’ils exigent.

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parfois il me semble que l’on fait du savoir un objet décoratif, comme si la connaissance était une affaire de classement ou de rangement, comme si en accordant une place à chaque chose on acceptait ensuite de ne plus les bouger pour éviter de les salir ou de les égarer. parfois le savoir m’apparaît à la fois frivole et violent, comme si au lieu de nous permettre de circuler les idées devenaient des ornements avec lesquels on veut se faire voir. pourtant quand je pense à ce que fait le savoir, je ne pense pas à quelque chose d’immobile mais à un appel d’air, je ne vois pas des brillances, je vois des sorties.

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parfois des gens ont découvert dans les livres qu’ils n’étaient pas seuls, parfois j’y ai appris que ce que je croyais être de ma faute relevait de certaines structures, parfois j’y ai découvert que ce qui semblait insignifiant ne l’était pas. parfois l’histoire est apparue, et avec elle le déplacement dans les mots, parfois des lieux du monde se sont ouverts. il y a le savoir que l’on fait passer pour quelque chose de raffiné et de propre, or pour moi le savoir se reconnaîtrait par la brutalité de sa déprise, évident comme un lac qui cale ou une porte que l’on défonce, manifeste comme une tomate mûre ou l’euphorie de la vitesse, ce ne serait pas ce qui contient, ce serait ce qui troue, ce ne serait pas un habit du dimanche, ce serait ce manteau que l’on aime, ce serait comme le sel, commun et nécessaire.

Pour citer

READMAN PRUD’HOMME, Camille. 2022. « penser aux bourrasques », Captures, vol. 7, no 1 (mai), section contrepoints « Traversées ». En ligne : revuecaptures.org/node/5685/