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Section sous la responsabilité de
Anne-Sophie Coiffet
Violette Pouillard

Dans le film Traquer1, Noëlle Bastin et Baptiste Bogaert suivent à la chasse François et donnent en même temps à lire un dialogue entre ce dernier et Noëlle, sa cousine.

À la suite du visionnement du film, Noëlle et François discutent à nouveau.

 

Noëlle : Tu dirais que c’est quoi le sujet du film?

François : C’est un dialogue entre deux personnes qui vivent dans des mondes opposés, diamétralement. Et toi, tu fais une recherche initiatique d’un moment passé, d’une période révolue de ta vie.

N. : Pourquoi tu as accepté qu’on te filme? C’était risqué.

F. : Tellement tu m’as cassé les pieds qu’à la fin je me suis dit : « Je vais lui dire oui comme ça elle arrêtera de me casser les pieds. »

N. : Mais on t’a encore plus cassé les pieds en étant là.

F. : Je te le dis quand tu me casses les pieds. Je tourne rarement autour du pot. C’est la meilleure façon de vivre en bonne intelligence avec tout le monde.

N. : Tu as quand même cru à un moment qu’on avait été scier des miradors. Tu ne voulais plus qu’on vienne filmer.

F. : Y en a beaucoup qui l’ont cru! On n’a jamais pris ceux qui les avaient sciés sur le fait, on ne saura jamais.

N. : Je peux déjà te dire que c’est pas nous.

F. : Tu peux me le dire jusque demain, je ne saurai jamais. Vous avez peut-être monté un commando miradors, en bons antispécistes que vous êtes! D’ailleurs, dans le film, tu m’as un peu dénaturé quand je dis que les antispécistes sont des paumés : j’ai dit qu’ils avaient tous un problème!

N. : T’as dit : « C’est tous un peu des paumés. » Je peux te faire réécouter l’enregistrement.

F. : J’aurais dû être plus incisif.

N. : Paumés, c’est trop gentil?

F. : Il aurait fallu trancher plus fort. « Tous les éliminer. » (rires) Je pense que c’est des gens qui sont en perte de repères, qui ne sont plus ruraux et qui se rejettent sur la cause animale. Leur vie n’a pas de sens, sauf le sens qu’ils donnent à la cause qu’ils défendent. Je respecte les poulets mais je ne m’estime pas frère avec un poulet, je ne partage pas de lien de sang ni ne m’estime sur un pied d’égalité avec cette bête-là, sais-tu! D’ailleurs, toi et moi, pendant le tournage et encore maintenant, on a eu des discussions sur l’antispécisme et la relation à l’animal plus poussées que le bête débat d’opinion de deux coqs qui s’affrontent. T’aurais pu aller plus loin. On pourrait refaire ce débat toi et moi, filmé ou non filmé.

N. : D’autres personnes sont aussi de cet avis. Nous, on s’est dit que les arguments spécistes/antispécistes, les gens les connaissent et que ce ne sont pas eux qui font changer d’avis. On avait envie de se situer un peu à côté et montrer d’emblée qu’on connaissait les arguments de l’un et de l’autre, qu’on ne changera pas d’avis et que, finalement, ce qu’on va avoir pendant le film ne sera qu’une mascarade de débat.

F. : C’est un débat sans fin! Mais la partie plaidoyer me manque un peu.

N. : Le plaidoyer pour ton côté!

F. : Pour l’autre aussi. J’aime bien le débat. On peut débattre sans se battre. Après, tu trouves toujours des choses dans ton argumentaire que tu voudrais mises en valeur. Mais ce qu’on vit sur le moment même et le sentiment qu’on a d’une discussion, on ne peut savoir que quand on y est. Rendre ce sentiment précis à l’écran, c’est fort compliqué. Mais c’est votre boulot de réalisateurs.

N. : Et tu dirais que c’est un film antispéciste?

F. : Non. J’étais agréablement surpris de la neutralité de la chose. Si je devais faire la balance du film, au final, ça reste un kilo d’un côté, un kilo de l’autre, c’est un équilibre. J’aurais préféré qu’il y ait un kilo et demi de mon côté!

N. : Moi aussi d’ailleurs. C’est pour ça qu’on a eu autant de mal à faire le film. Au début, on essayait de mettre tous les kilos de notre côté.

F. : Alors que l’antispécisme n’a pas de fondement. Mais bon, soit!

N. : Soit!

F. : Mais vous, vous n’êtes pas vraiment antispécistes, vous acceptez le débat! J’ai quand même été lire les Carnets antispécistes, y a longtemps.

N. : Et ça ne t’a pas convaincu?

F. : Essaie toujours d’apprendre à bouffer des carottes à un lion et puis on en reparlera!

N. : Je mange des carottes!

F. : Je n’en disconviens pas mais t’as rien d’un lion!

N. : Et tu t’es trouvé beau?

F. : Évidemment. Ça, c’est normal!

N. : C’est Baptiste qui t’a filmé avec amour!

F. : Je vais finir par croire qu’il est de l’autre bord, le beau Baptiste! C’est vrai qu’il n’a pas mal filmé. Les vues de Fosses sont belles. Mais pourquoi vous avez été filmer les vieilles autos derrière le hangar de Parrain Jules?

N. : Je voulais filmer Vitrival, même si ce n’est pas exactement là que tu chasses. C’était mettre en lien les lieux avec…

F. : Tes souvenirs d’avant.

N. : Oui. Vitrival, au début, on le filme en 16 mm avec une caméra argentique, et à la fin les mêmes lieux sont filmés en numérique.

F. : Oui, on voit la différence.

N. : Avant, c’est les souvenirs un peu idéalisés, et à la fin les souvenirs…

F. : T’aurais dû aller filmer le caveau de la famille!

N. : Le cimetière est pas mal, non? Avec les éoliennes au-dessus des croix et les oiseaux.

F. : Les oiseaux sont juste à point nommé. Mais t’as été prendre des croix penchées alors que le caveau familial en noir et blanc aurait mieux rendu! En parlant de noir et blanc, vous ne filmez pas mal le moment où on défait les bêtes. En couleurs, ç’aurait été plus désavantageux pour moi.

N. : Oui, y avait du sang.

F. : Tout à fait.

N. : C’est le seul regret que j’avais avec le noir et blanc. Il empêche d’avoir le rouge. Dans notre optique de montrer la chasse sans occulter la mort ni le dépeçage, je trouvais dommage de ne pas voir la chair, le sang, le rouge. Mais le noir et blanc, ça nous soulageait du vert, qui était tellement écœurant. T’as pas besoin de voir les arbres et les feuilles verts pour savoir qu’ils le sont.

F. : Oui, c’est implicite. Et ça permet de couper la temporalité, le noir et blanc. En couleurs, t’aurais pas pu défaire l’ordre du tournage, parce que là on aurait vu le tranchant des saisons.

N. : Exact. Dis, je m’attends déjà à ta réponse, mais… le film a changé ton rapport aux animaux ou à la chasse?

F. : (Éclat de rire) Aux animaux, ça n’a évidemment rien changé.

J’ai changé d’avis sur le fait que vous ne pouviez pas comprendre la chasse. Vous êtes quand même beaucoup venus. C’est Gérard qui m’a fait remarquer ça, que vous êtes venus avec nous, à table en partageant, et que finalement en disant que vous ne pouvez pas comprendre, je fais exactement la même chose que ce que je reproche aux antispécistes. Et c’est vrai, je n’ai pas compris sur le moment que vous n’aviez pas la même sensibilité que moi.

Pour la chasse, ça a changé mon rapport à la sécurité, de voir comment je tiens mon fusil à certains moments, ou quand on tire trop près des maisons dans les moutardes. Ça oui, j’y serai plus vigilant.

N. : …Donc le film va t’aider à mieux chasser.

F. : En gros, c’est ça.

Pour citer

BASTIN, Noëlle. 2022. « Conversation sur “Traquer” », Captures, vol. 7, no 2 (novembre), section contrepoints « Passages ». En ligne : revuecaptures.org/node/6232/