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Section sous la responsabilité de
Nadja Cohen

Pointes et Feutres est une installation vidéographique qui fut initialement présentée au Grand Hornu (Belgique) en 2011 et qui était composée de neuf écrans 4:3 ainsi que d’un grand écran reprenant l’ensemble. Dans cette vidéo, Virgile Loyer organise la rencontre entre deux artistes d’origine belge : Pierre Alechinsky, un des acteurs majeurs du mouvement CoBrA, et Marcel Moreau, auteur d’une soixantaine de livres dont Julie ou la dissolution (1971) et La vie de Jéju (1998). Ce dialogue, qui vient compléter, voire parachever, leur précédente collaboration, Insolations de nuit (Pierre d’alun, 2007) — texte de Moreau illustré par des lithographies d’Alechinsky déjà réalisées à partir des brouillons de l’auteur des Arts viscéraux (1975) —, n’a pas lieu dans le réel (autour d’un verre ou au sein d’un musée ou d’un atelier), mais se réalise dans l’espace anfractueux des brouillons de Moreau. Il intervient donc entièrement sur le plan de l’imaginaire, là où deux artistes peuvent peut-être, mieux que n’importe où ailleurs, échanger. Par conséquent, ce ne sont pas les corps de Moreau et d’Alechinsky qui sont donnés à voir dans l’œuvre de Loyer : ces derniers disparaissent derrière le seul acte créateur, le mouvement du stylo pour l’écrivain, celui du marqueur pour le peintre-dessinateur. C’est le geste de l’artiste qui est exposé, son mouvement, son élan, sa fougue, sa véhémence. L’écriture tumultueuse, bouillonnante de Moreau engage le mouvement du dessin d’Alechinsky; elle déborde jusqu’au dessin, comme si elle lui avait lancé, depuis le départ, un appel. Il s’agit alors, pour Alechinsky créateur de Central Park (1997), de faire respirer, frissonner, et même fulgurer l’écriture de son ami, comme le propose Kamalalam, personnage créé par Moreau dans le roman éponyme (L’âge d’homme, 1982). La disposition anarchique des mots de Moreau sur ses feuillets manuscrits, leur dimension déjà visuelle et plastique, ouvrent ainsi l’imagination du peintre qui, à partir d’eux, crée sept scènes à la fois fantasmatiques et fantasmagoriques, presque mythologiques. Dans le film de Loyer, deux imaginaires se répondent autour du geste artistique originel : prendre un outil pour (s’)inscrire. L’œuvre de Moreau thématise le Verbe comme corps-chair — plus, il s’agit pour lui de faire surgir le corps charnel (au sein) du corps verbal, comme il l’affirme à de nombreuses reprises dans ses textes, tout particulièrement dans Corpus scripti (Denoël, 2002). Mais nous retiendrons une phrase de ses Cahiers caniculaires (Lettres vives, 1982) :

Ainsi donc, en moi, le verbe est un corps dans le corps, et ce sont ces corps, sensibilisés à l’extrême, magnétisés, chauffés à blanc, survoltés, qui se mélangent sans fin dans l’imagination pour produire les livres que vous savez, cette pulsation ininterrompue de ma vérité, cette descente orgiaque aux ténèbres, cette merde bellement fumante […].

Alechinsky, dans Pointes et Feutres, actualise cette perspective par son trait, qui vient la vivifier et la sublimer.

Pour citer

LAHOUSTE, Corentin. 2017. « Disparaître derrière le trait », Captures, vol. 2, no 1 (mai), section contrepoints « Écrivains à l'écran ». En ligne : revuecaptures.org/node/764