Concept clé de l’histoire de la photographie, la photographie documentaire résiste depuis longtemps aux définitions simples, au point qu’elle semble moins se caractériser comme une pratique cohérente que comme une réalité discursive (Lugon, 2016: 358). L’ensemble de discours et de débats qui la constitue est ainsi traversé de tensions problématiques, dont l’une des plus importantes oppose l’engagement politique et la neutralité. On pourrait ainsi distinguer une photographie qui serait documentaire par sa volonté de montrer certains événements sociaux afin de les modifier et une photographie qui serait documentaire par son apparence visuelle, par sa reconduction de traits formels supposés proches des documents. Jacob Riis ou Lewis Hine sont les exemples fondateurs de la première, plutôt sociale, tandis que Karl Blossfeldt ou Albert Renger-Patzsch illustrent la seconde, qui s’appuie d’abord sur des traits esthétiques et que l’on pourrait par conséquent désigner comme une « photographie réaliste », dans laquelle les auteurs et les procédés stylistiques occupent une place importante. Dans les faits, ces deux approches se croisent et s’influencent l’une l’autre, comme le montre l’exemple paradigmatique de Walker Evans. L’inventeur de l’expression « style documentaire » semble tour à tour adopter une approche sociale ou formaliste de la photographie documentaire : le photographe de la Farm Security Administration et de Let Us Now Praise Famous Men (1941) vante aussi le détachement social de l’esthétique de Flaubert (Lugon, 2011 [2001]: 31 et 102). S’il est souvent possible de déceler chez les photographes sociaux des formes documentaires ou chez les photographes réalistes des intentions sociales sous-jacentes, il est clair que l’histoire de la photographie documentaire s’articule largement autour des questions de politisation et de dépolitisation, si l’on entend par-là l’expression de discours qui lui attribuent ou lui dénient des enjeux politiques.
Par-delà ce constat historique, il est intéressant de remarquer que cette tension anime encore aujourd’hui la photographie documentaire, comme le montre la programmation du centre d’art parisien le Jeu de Paume. L’institution expose régulièrement ses grandes figures historiques ou contemporaines, à l’image de Santu Mofokeng (2011), Albert Renger-Patzsch (2017) ou encore Dorothea Lange (2018), en soulignant les enjeux politiques de leurs productions, comme l’indique explicitement le titre de l’exposition de Dorothea Lange : Politiques du visible. L’exposition d’Ahlam Shibli au Jeu de Paume, intitulée Foyer Fantôme et présentée par Carles Guerra, Marta Gili, João Fernandes et Isabel Sousa Braga du 28 mai au 1er septembre 2013, a réactualisé la tension entre documentaire et politique de manière particulièrement forte : clairement rattachée à « l’esthétique documentaire » par l’artiste et les commissaires (Shibli, s.d.; Guerra, 2013b), l’exposition a rencontré une vive opposition, précisément pour des raisons politiques. Ces réactions semblent trouver leur source dans une lettre ouverte de l’ancien président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), Roger Cukierman, à la ministre de la Culture, Aurélie Filipetti, publiée le 5 juin pour dénoncer l’exposition (s.a., 2013e). La polémique s’enflamme au cours des jours qui suivent, jusqu’à ce que la réponse du ministère par communiqué, le 14 juin, marque le début de la redescente (Ministère de la Culture, 2013) : le CRIF publie un communiqué le 17 juin semblant clore la discussion (s.a., 2013f; Guillot, 2013a). La controverse ne cesse cependant pas immédiatement : des articles continuent de paraitre dans la presse nationale (notamment dans Libération et Le Monde : Renault, 2013; Guillot, 2013b1) et d’autres organisations, moins connues que le CRIF mais plus virulentes, essaient de poursuivre l’offensive jusqu’en août (c’est le cas, en particulier, de l’Union des patrons et des professionnels juifs de France [UPJF], sur laquelle nous reviendrons).
Cette controverse est importante par les institutions qu’elle engage (le CRIF, le ministère de la Culture…) et par l’écho qu’elle rencontre dans l’espace public, à travers la presse ou les mobilisations concrètes contre le Jeu de Paume. Les journalistes qui relaient l’événement soulignent — et dénoncent — d’ailleurs presque systématiquement la violence des attaques subies par le centre d’art (Chapuis, 2013; d.c.a., 2013; Guillot, 2013a; Renault, 2013; Rouillé, s.d.). Ces attaques prennent tout au long du mois de juin des formes diverses : lettres ouvertes, harcèlement téléphonique et numérique, alertes à la bombe, menaces de mort… Elles s’opèrent souvent à distance, voire de l’étranger (Moulène, 2013), mais se concrétisent physiquement le 16 juin, à l’occasion d’une manifestation de quelques dizaines de personnes avec des drapeaux israéliens, rassemblées devant le centre d’art, à l’appel « d’associations […] radicales » (Guillot, 2013b). Au-delà de ces actions concrètes, c’est en particulier pour le matériau discursif qu’elle a produit que cette opposition nous intéresse ici : le désaccord s’exprime aussi verbalement, quoique parfois de manière tout aussi véhémente, et amène en retour les partisans de l’exposition à expliciter leurs arguments. En dépit de sa violence, la polémique constitue un moment privilégié pour la recherche en ce qu’elle permet — voire contraint — les différents acteurs à révéler leurs positions contradictoires, les arguments, les systèmes de justification qui sous-tendent leur partition du politique et du non-politique. Cet événement nous permettra par conséquent d’examiner à nouveaux frais les enjeux de politisation ou de dépolitisation qui animent aujourd’hui la photographie documentaire. En effet, l’opposition entre partisans et critiques de l’exposition d’Ahlam Shibli s’appuie sur des conceptions politiques de la photographie radicalement discordantes. On s’appliquera ainsi, par l’analyse des différents discours tenus au cours de cette polémique2, à définir ces conceptions distinctes, ces « idées de la politisation photographique » pour le dire comme François Brunet (2012), qu’on appellera ici avec Jacques Rancière des « régimes politiques » (2008) de la photographie.
On montrera ainsi que le travail d’Ahlam Shibli est d’abord décrit comme engagé dans la mesure même où il s’inscrit dans le régime politique documentaire, c’est-à-dire qu’il donne à voir des thèmes sociaux, des situations dont les enjeux politiques sont par ailleurs déjà largement reconnus. À l’inverse, d’autres analyses renouent avec la logique réaliste de dépolitisation du documentaire, circonscrivant la notion à une forme ou un style. La proposition peut sembler étonnante au vu du travail d’Ahlam Shibli, mais elle est en fait caractéristique des approches réalistes et, quoique les médiums et les contextes soient différents, on verra que la défense d’Ahlam Shibli mobilise des arguments très similaires à ceux de Maupassant, de Stendhal ou de Flaubert à propos du roman au XIXe siècle. Enfin, alors que le régime politique documentaire et le régime réaliste semblent s’opposer radicalement entre politisation et dépolitisation du document, on montrera qu’un troisième régime de politisation de la photographie se fait jour dans les débats, un régime que l’on qualifiera d’essentialiste puisqu’il s’appuie sur le statut même de l’œuvre d’art pour en soutenir la portée politique. C’est ce régime, très courant mais rarement analysé, que cette étude propose de mettre en lumière.
Le régime politique documentaire
Une photographie documentaire engagée
La pratique d’Ahlam Shibli, photographe palestinienne née en 1970, semble à première vue s’inscrire sans équivoque dans le courant de la photographie documentaire sociale du fait même du choix des événements photographiés : les six séries exposées au Jeu de Paume déclinent différents enjeux de l’idée de « foyer » et montrent des sujets qui sont par eux-mêmes fortement politiques. Ainsi, la série Dom Dziekcka. La maison meurt de faim quand tu n’es pas là, dans laquelle la photographe s’intéresse à la vie dans des orphelinats polonais, est l’occasion pour elle de représenter la formation d’un corps collectif minoritaire (Guerra, 2013a: 3; Shibli, 2013). Cette attention aux minorités est aussi présente dans la série Eastern LGBT, qui retrace l’exil des personnes queers issues de sociétés musulmanes. Aux enjeux politiques personnels, qui illustrent la façon dont les individus vivent l’injustice ou subissent la violence, la photographe vient souvent ajouter une dimension collective, voire nationale. Son « intérêt constant pour la privation de domicile géopolitique et culturel » (Demos, 2013: 204) l’amène à aborder à plusieurs reprises « the Israeli occupation of the Palestinian homeland » (Shibli, 2013) : Trackers représente ainsi les Palestiniens qui choisissent de servir dans l’armée israélienne, et les 68 images de Death donnent à voir les représentations — affiches, photographie, tableaux, calendriers illustrés — qui « font de toute personne ayant perdu la vie par suite de l’occupation israélienne en Palestine un martyr » (Guerra, 2013a: 6). Le travail d’Ahlam Shibli porte souvent sur les enjeux géopolitiques propres à la situation palestinienne, mais l’artiste aborde aussi d’autres territoires : en 2008, elle réalise la série Trauma, qui revient sur le parcours de certains habitants de la ville de Tulle, en France, victimes des nazis pendant la Seconde Guerre mondiale puis eux-mêmes devenus forces d’occupation coloniale en Algérie. On le voit, si l’exposition articule le travail de l’artiste à la notion de « foyer », il faut entendre ce terme de manière politique, et à plusieurs degrés, du plus intime au plus collectif. La question du lieu d’habitation pourrait sembler négligeable, mais la photographe montre la violence de ses enjeux en l’envisageant sous l’angle « de la perte du foyer et du combat contre cette perte » (Guerra, 2013a: 2). Dans l’essai qu’elle écrit à la suite des manifestations contre son exposition, Ahlam Shibli décrit ces questions en termes de « droit à un foyer », de « forces oppressives » et de « violence d’état », un vocabulaire qui ne laisse aucun doute sur la dimension politique des problématiques auxquelles elle se confronte (Shibli, 2013).
Il est clair dès le premier abord que les séries d’Ahlam Shibli exposées au Jeu de Paume, et en particulier Death sur laquelle portent essentiellement les attaques, sont profondément engagées, dans le sens où elles traitent de sujets tels que les occupations nazie, française ou israélienne, les enjeux de pouvoir — minoritaire, dominant ou hégémonique —, de violence — légitime ou non — et les luttes pour la reconnaissance, pour reprendre le concept d’Axel Honneth (2000 [1992]). Ces images semblent ainsi trouver leur valeur première comme documents de situations politiques. Cette transitivité s’appuie de manière assez claire sur le « style documentaire », qui entend mettre le sujet de la photographie au premier plan. Les photographies sont en effet proches « d’une simplicité absolue, sans effet de cadrage spectaculaire, sans astuce de tirage et sans marque personnelle », pour permettre « un accès […] à la réalité brute » (Lugon, 2011 [2001]: 66). Les images d’Ahlam Shibli affichent aussi une très grande clarté, dont Olivier Lugon fait l’une des pierres angulaires de la photographie documentaire, autant du point de vue de la lumière — la plupart du temps homogène et permettant de tout voir — que du cadrage — souvent frontal — et de la netteté — presque omniprésente. Ainsi, la photographie « 48. Vieille ville, quartier d’al-Kasaba, Naplouse, 5 février 2012 » de la série Death, qui représente simplement une affiche collée dans une maison et qui constitue la couverture du catalogue, semble bien être un extrait brut de la réalité, tant le cadrage est frontal et détaché de tout enjeu spectaculaire, au point que l’image d’Ahlam Shibli pourrait presque se confondre avec celle de l’affiche elle-même, et que la démarche de l’artiste évoque celle des photographes appropriationnistes comme Sherrie Levine. « 33. Camp de réfugiés de Balata, 16 février 2012 », cadrée plus largement, reprend les mêmes codes visuels : elle montre une femme époussetant des portraits photographiques sous verre accrochés au mur, dans une composition très géométrique et une lumière uniforme, produisant ainsi l’impression que rien dans l’image n’échappe à l’objectif, hormis le visage de la femme, dont le dos tourné, en action, renforce la sensation d’authenticité de la photographie. Ces choix stylistiques rendent imperceptible le médium photographique lui-même et permettent de mettre en avant l’objet représenté, dont la dimension politique rejaillit sur l’ensemble de l’œuvre. L’« extrême simplicité formelle » (Lugon, 2011 [2001]: 147) de la photographie documentaire constitue pour l’artiste le moyen le plus clair de donner à voir une réalité politique qu’elle souhaite contester. Bien que les images, et a fortiori les images artistiques, ne soient jamais réellement transparentes ou achéiropoïètes, la photographie documentaire joue ici encore sur la proximité entre l’image et la réalité. Elle fonde donc un régime politique qui suppose que la présentation documentaire permet aux spectateurs de comprendre des faits sociaux ou des événements historiques et d’adopter une position critique par rapport à ceux-ci, voire d’influer sur leur déroulement.
Des représentations controversées
Alors qu’ils entendent s’opposer à la série Death, les discours critiques valident en creux cette lecture politique du travail d’Ahlam Shibli. On peut en effet remarquer qu’ils contestent d’abord l’éthique des images, leur capacité à représenter pleinement et équitablement la situation israélo-palestinienne. Les contempteurs de l’exposition soutiennent ainsi que la série est partiale et donne une mauvaise représentation de la réalité, en en occultant une part importante. L’UPJF, dont le blogue occupe une place centrale dans la polémique, remarque ainsi que « les victimes de ces actes n’ont aucune place dans cette narration » (s.a., 2013a). En effet, c’est le principe même de Death que de se concentrer sur les « moyens de représentation des martyrs » dans le contexte de « la demande de reconnaissance née de la deuxième Intifada » (Guerra, 2013a: 6). De fait, les images de la série représentent bien plus les accusés et les coupables que les victimes des attentats. Par exemple, la photographie « 35. Camp de réfugiés de Balata, 8 mars 2012 » donne à voir, dans un intérieur, une femme qui montre une très grande affiche dépliée « rassemblant des portraits de martyrs portés disparus ou détenus par l’occupant israélien3 » (216). Il n’est donc pas surprenant que cette image et toute la série se consacrent exclusivement aux Palestiniens. Pourtant, l’argument selon lequel « rien n’est dit sur les victimes civiles israéliennes » (Nguyen, 2013) est répété à de nombreuses reprises, jusque dans des médias plus consensuels, comme le Huffington Post ou Slate, qui suggèrent que « les victimes sont absentes » (Rossin, 2013) et que les images « sont livrées sans distance, sans regard de biais. Sans critique » (Pudlowski, 2013). Ces reprises indiquent que l’argument est particulièrement porteur et correspond à une attente partagée devant des œuvres documentaires. En effet, la représentation du contexte des événements et le traitement équitable des multiples points de vue qu’implique une situation sont habituellement des critères décisifs pour juger de la qualité de l’engagement politique d’un travail documentaire, comme le remarque Vincent Lavoie : « Le photographe documentaire est investi d’une mission morale consistant à témoigner honnêtement des faits. » (2010: 141) À l’aune de cette exigence morale, qui désigne comme politiques les thèmes mêmes qui sont représentés, les images d’Ahlam Shibli semblent effectivement prêter le flanc à la critique.
Plus encore, ces représentations biaisées engageraient des messages politiques contestables. Elles donneraient, selon le CRIF, une image positive du terrorisme : « [L]es kamikazes se trouvent donc légitimés, les attentats sont justifiés, les victimes sont oubliées. » (Knobel, 2013) Les critiques dénoncent ce qu’ils voient comme une glorification des attentats-suicides, la violence « justifiée, louée, magnifiée » (s.a., 2013a). De même, pour un blogueur de l’UPJF, « ces images d’oppression […] hors contexte ne peuvent que susciter de la compréhension voire de la sympathie envers ces “martyrs” » (Oulahbib, 2013). Pour les critiques, le manque de véracité des images se retrouve au niveau des légendes et des choix de vocabulaire pour désigner les personnes photographiées. L’UPJF estime par exemple que les légendes d’Ahlam Shibli « reprennent systématiquement la terminologie sacrificielle : “martyr mort en opération” » (s.a., 2013b). Cette critique est reconduite à de nombreux endroits, et explicitée dans un autre article de ce même blogue :
C’est au niveau du langage que le travail d’Ahlam Shibli nous parait indéfendable. En effet, les mots choisis pour contextualiser les photographies des terroristes sont sans équivoque : les kamikazes sont des « militants ayant mené des actions où ils étaient certains de laisser leur vie », et les attentats-suicides qui ont tué et mutilé de nombreux civils sont présentés comme des « opérations martyres ». Les membres des groupes armés palestiniens sont décrits comme des « martyrs », des « combattants », des « résistants », des « victimes », des « prisonniers », des « Damnés de la Terre »… (s.a., 2013a)
On remarque que cette deuxième critique de la série d’Ahlam Shibli concerne encore ce que l’œuvre représente : il s’agit toujours de discuter de l’image donnée de la situation israélo-palestinienne. Pourtant, au-delà de l’appel à une éthique documentaire, cette critique conteste le sens de la série, accusée de faire l’apologie du terrorisme. Cette dénonciation ne se situe cependant pas uniquement sur le plan théorique et les critiques évoquent aussi les conséquences de l’exposition — les récents attentats antisémites de Mohamed Merah sont alors dans toutes les mémoires4. C’est d’abord la violence symbolique faite aux spectateurs qui est dénoncée : « Nul ne peut douter que la vision de ces images constitue une expérience déplaisante, voire traumatisante, pour les victimes [des attentats] et leurs proches. » (s.a., 2013a) Au-delà de cette violence symbolique, les critiques mettent en cause la violence bien réelle que pourraient engager, selon eux, ces représentations. L’eurodéputé polonais Michal Kaminski déclare ainsi, selon un blogueur, que le Jeu de Paume « a de facto donné voix à l’idée qu’il était justifié d’assassiner des citoyens israéliens ». Les conséquences dans le réel de cette légitimation lui semblent évidentes : « Je suis très perturbé par cette exposition, dont je pense qu’elle incite à la violence et pourrait provoquer de nouveaux actes de violence contre Israël. » (s.a., 2013c) De la même manière, Gilles-William Goldnadel, avocat médiatique proche de la droite et de l’extrême droite françaises, conclut ainsi un article sur le blogue de l’UPJF : « [C]ette complaisance en face du terrorisme aveugle, pave la voie à de nouveaux martyrs. » (Goldnadel, 2013) On retrouve encore, en filigrane, les traits caractéristiques de la photographie documentaire engagée, et notamment sa capacité supposée, et ici crainte, de produire des effets concrets dans le réel. L’influence que ces critiques prêtent au travail d’Ahlam Shibli le rapproche encore une fois de la photographie documentaire sociale, à laquelle on a parfois attribué une fonction propagandiste (Lugon, 2011 [2001]: 219). Le travail d’Ahlam Shibli semble donc pouvoir être assimilé à la photographie documentaire engagée, puisqu’il s’appuie sur le régime politique documentaire, qui entend donner à voir des sujets politiques de la manière la plus directe possible. Quoiqu’ils la critiquent, ou justement parce qu’ils la critiquent, les opposants à la série Death confirment ce régime documentaire engagé, leurs arguments s’articulant fermement sur l’éthique documentaire et le risque propagandiste que ce type de photographie entraine selon eux.
La dépolitisation réaliste
Déresponsabilisation des artistes
Confrontés à une contestation parfois violente qui leur reproche de faire l’apologie du terrorisme, le Jeu de Paume et ses défenseurs justifient leur position en deux temps. Le premier mouvement consiste à écarter la responsabilité des différents acteurs mis en cause. Tout d’abord, alors que l’État français était visé dans la polémique, notamment au titre que le Jeu de Paume serait un musée public qui s’exprimerait « au nom de la République et au nom du Peuple français5 » (Oulahbib, 2013), le communiqué d’Aurélie Filippetti du 14 juin souligne que le ministère « n’intervient pas dans la programmation des institutions culturelles6 » (Ministère de la Culture, 2013). N’ayant aucun pouvoir, ni en amont ni en aval des expositions, la ministre ne saurait donc porter une quelconque responsabilité à ce sujet. Après s’être ainsi protégé des attaques, le ministère reprend le même argument pour le Jeu de Paume, en demandant que l’on distingue « la proposition de l’artiste de ce qu’exprime l’institution » (2013)7. Plus que de contester le sens que lui prêtent les critiques, il s’agit donc d’abord de refuser d’assumer la responsabilité de la teneur de l’exposition. La question de la source et de la responsabilité des contenus dans l’exposition semble d’ailleurs avoir été très tôt identifiée comme un enjeu central, puisque le Jeu de Paume précisait dès l’ouverture de l’exposition, en gras dans son fascicule : « Tous les textes accompagnant les œuvres sont d’Ahlam Shibli. » (Guerra, 2013a: 6)
Pourtant, dans une sorte de report infini de la responsabilité, Ahlam Shibli va, elle aussi, préciser qu’elle n’est pas responsable des discours véhiculés par ses images car elle n’en serait pas réellement l’autrice. Ainsi, le fascicule de l’exposition se conclut par cette phrase : « Toutes ces formes de représentations émanent des familles, des amis et des associations de combattants. » (Guerra, 2013a: 6) Il s’agit pour la photographe de mettre en place une situation d’énonciation qui distinguerait le discours tenu par Ahlam Shibli elle-même de celui tenu par ses images, comme dans une fiction où l’on distingue le discours de l’autrice de celui des personnages. Le qualificatif de « martyrs » relèverait de ce second type de discours, tenu non pas par l’artiste mais par les personnes représentées. D’ailleurs, comme le signalent à plusieurs reprises les défenseurs de l’exposition (voir, par exemple, Guillot, 2013a), quand l’artiste parle en son nom, elle qualifie explicitement les attentats-suicides d’assassinats. De la même façon, les défenseurs de l’exposition dénoncent « la confusion entre l’enregistrement, la représentation et la valeur parfois iconique des images photographiques » (d.c.a., 2013) : les photographies d’Ahlam Shibli ne peuvent pas être réduites ou assimilées aux images de propagande qu’elles contiennent parfois. À rebours des démarches appropriationnistes que nous évoquions plus haut et qui jouent sur la confusion du réel et de sa représentation, il faudrait distinguer les photographies de l’artiste, qui sont montrées au Jeu de Paume, et les affiches de propagande, qui sont collées aux murs palestiniens.
Dans ce cadre, la photographe ne ferait que donner à voir ce qui existe déjà, comme le soulignent le Jeu de Paume et ses défenseurs en reprenant les mots d’Ahlam Shibli : « Je ne suis pas une militante. Mon travail est de montrer, pas de dénoncer, ni de juger8. » C’est donc le caractère documentaire des images qui, paradoxalement, permettrait à l’artiste d’abandonner toute responsabilité sur ce qu’elles contiennent. Cet argument rapproche le travail d’Ahlam Shibli des théories réalistes, et notamment de leur formulation au XIXe siècle au sujet de la littérature, qui développait déjà l’idée de la déresponsabilisation de l’artiste documentaire. On se rappelle ainsi ce célèbre passage dans Le Rouge et le Noir :
Eh, monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Et l’homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d’être immoral! Son miroir montre la fange et vous accusez le miroir! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et le bourbier se former. (Stendhal, s.d. [1854]: 511)
Cet argument a aussi été magistralement mis en pratique par Jules Senard, l’avocat de Gustave Flaubert, lors du procès intenté à Madame Bovary (1857). Malgré leurs différences évidentes, il est intéressant de rapprocher les deux situations : Flaubert occupe, on l’a dit, une place particulière dans les réflexions historiques sur la photographie documentaire, et les similitudes avec la situation d’Ahlam Shibli sont, à 150 ans d’écart, frappantes. En effet, la défense de l’écrivain avait souligné que la distance installée entre le personnage et l’auteur, comme le choix de ne pas proposer de jugement sur les personnages et de ne pas « distingu[er], pour le lecteur, le bien du mal » (Dupray, 2007: 234), permettaient de préserver l’auteur de toute question de moralité — ou de politique. Cette défense réaliste, que la juriste Fabienne Dupray désigne comme un « alibi pénal » (235), semble en effet imparable : qui pourrait-on condamner pour avoir simplement décrit ce qui existe? Ce cadre de pensée fonctionne sur l’idée qu’une œuvre ne peut pas être critiquée sur le plan moral ou politique si l’on montre qu’elle est une représentation fidèle de la réalité. On retrouve donc logiquement cette idée à la fois chez Jules Senard — qui souligne la « fidélité toute daguerrienne » de Flaubert (1873) — et chez Ahlam Shibli — qui explique : « Je ne mets pas mes opinions dans mon travail. J’essaie de mettre en lumière des situations. » (dans Guillot, 2013a) Cette argumentation ne manque pas de surprendre, tant il est évident que la représentation de la réalité ne recouvre jamais exactement la réalité elle-même. La photographie procède toujours, a fortiori quand elle est artistique, d’une série de choix conscients et volontaires, notamment pour la sélection des images ou les effets formels. Quoi qu’il en soit, il est clair que ces arguments convoqués par les défenseurs du travail d’Ahlam Shibli entendent en déplacer la compréhension, du documentaire social au documentaire réaliste, de la revendication de l’engagement artistique à celle de la neutralité photographique.
Dépolitisation des images
La déresponsabilisation de l’auteur semble être un argument très efficace : il a contribué à éteindre la polémique autour du travail d’Ahlam Shibli, autant qu’il a secouru Flaubert. Pourtant, cette défense ne répond pas aux critiques, qui pointaient principalement ce qui était représenté dans l’exposition, et les façons de le faire. L’alibi réaliste évacue ainsi de la discussion le contenu même de l’œuvre au profit de la posture de l’auteur : l’acquittement de Flaubert s’appuie largement sur la distinction entre la personnalité de l’auteur et le propos de l’œuvre, le tribunal reconnaissant « l’apparente bonne foi de l’écrivain » tout en soulignant la dangerosité de son œuvre « de nature à porter atteinte à de légitimes et honorables susceptibilités » (Dupray, 2007: 236). De la même façon, la stratégie de défense d’Ahlam Shibli contribue à mettre les images et leur éventuelle violence entre parenthèses, détournant de manière singulière le documentaire de ce qu’il documente.
Les défenseurs de la photographe reviennent donc rarement sur ce que les images montrent. Plus encore, ils mettent l’accent sur les aspects formels des images, de la même façon que l’on souligne souvent la perfection de l’écriture de Flaubert : l’affiche mise en place par le Jeu de Paume pendant la polémique à la demande du ministère de la Culture explique ainsi, « afin d’éviter tout malentendu », que la série Death est « un travail sur les images » (Renault, 2013). De la même manière, le journal Artistik Rezo inscrit la série dans le contexte plus large de la démarche du Jeu de Paume, qui « s’interrog[e] de façon critique sur les différentes formes de représentation des sociétés contemporaines » (s.a., 2013d). Ces enjeux sont bien entendu importants dans le travail d’Ahlam Shibli, mais leur mise en avant participe ici d’une dépolitisation de l’œuvre au profit du regard esthétique, c’est-à-dire du passage d’une attention aux enjeux sociaux de ce qui est documenté à une attention aux enjeux esthétiques des formes de la documentation. Les critiques de l’exposition remarquent d’ailleurs, et déplorent, cette dépolitisation de la série, comme en témoigne une visiteuse : « La conférencière ne dit rien sur le fond, elle ne parle que d’art. » (Nguyen, 2013) Le médium photographique, le « style documentaire » ne sont alors plus au service de la représentation d’un référent, mais occupent le premier plan, et deviennent leur propre fin. La défense de l’exposition s’oriente donc vers une interprétation esthétique de la photographie documentaire, au risque de rendre invisible le sujet représenté. Cette attitude semble rompre très franchement avec une certaine tradition de la photographie documentaire qui aurait comme fondement « l’évacuation de toute préoccupation formelle pour la seule dévotion au témoignage et à l’engagement directs » (Lugon, 2011 [2001]: 53).
Enfin, les défenseurs soulignent souvent le caractère polysémique de tout travail artistique, et notamment des images d’Ahlam Shibli, impliquant qu’il est impossible de leur reprocher quelque position politique que ce soit puisque, par définition, elles n’assumeraient aucune position particulière (Mondzain, s.d.). On le voit, cet argument finit de s’éloigner d’un éventuel discours tenu par l’œuvre et de sa dimension politique. On retrouve encore une fois cette défense à propos de Flaubert, comme le rappelle Fabienne Dupray : « [U]ne œuvre étant nécessairement susceptible de plusieurs lectures, l’auteur ne devrait pas être tenu pour responsable de celles que son livre autorise sans pour autant les imposer. » (2007: 242) De la même manière que l’avocat de Flaubert trouvait dans Madame Bovary « une pensée éminemment morale et religieuse » (Senard, 1873)9, certains défenseurs d’Ahlam Shibli estiment que ses images « pourraient tout aussi bien être vues comme une critique du culte du martyr » (Chapuis, 2013). Cette ouverture supposée du sens contredit à nouveau les conventions de la photographie documentaire, qui impliquent souvent la plus grande clarté, la plus grande lisibilité, voire une certaine univocité (Lugon, 2011 [2001]: 217-242). L’accent mis sur la polysémie du document et ses enjeux formels caractérise une conception particulière du documentaire, dans laquelle le regard est éloigné du référent de l’image et, partant, des enjeux politiques qui s’y attachent. On retrouve ici l’ambiguïté fondamentale de la photographie documentaire artistique, dont « le pouvoir informatif » avait été très tôt mis en doute (Lugon, 2011 [2001]: 33). De fait, les défenseurs du travail d’Ahlam Shibli entreprennent clairement d’en réfuter la dimension politique et de revendiquer une certaine neutralité de l’art et des artistes réalistes.
Une repolitisation au-delà du documentaire. Le régime essentialiste de l’art
Une radicalité intenable?
Cette dépolitisation de la dimension documentaire de l’œuvre ne signifie cependant pas la dépolitisation totale du travail d’Ahlam Shibli. En effet, les défenseurs de l’exposition évoquent régulièrement son engagement. André Rouillé affirme ainsi : « La série “Death” est évidemment politique, et le point de vue effectivement palestinien » (s.d.), et Marie-José Mondzain fait de la série d’Ahlam Shibli l’outil d’une revisibilisation des Palestiniens, d’une résistance à l’effacement (s.d.). De nombreux messages dans la pétition de soutien mettent aussi l’accent sur l’engagement de l’art : « Le concept de neutralité de l’art eût en son temps conduit à la censure de Guernica de Picasso », « [C]ontre la censure, la pensée unique, et pour un art engagé! », « Parce qu’il n’est pas encore interdit d’être à la fois artiste et engagé ». Nombreux sont aussi les messages qui mentionnent la politique d’Israël, et semblent soutenir dans le travail d’Ahlam Shibli un véritable acte de résistance politique antisioniste : « [J]e suis scandalisé par l’apartheid de l’état sioniste d’Israël », « Par soutien à la cause palestinienne », « Car la politique coloniale du gouvernement israélien est insupportable » (Pétition Jeu de Paume, 2013). On voit que ces arguments réhabilitent d’un côté l’idée de l’engagement artistique et, de l’autre, la dimension politique de l’œuvre d’Ahlam Shibli, à l’inverse même des discours sur la neutralité esthétique que l’on a cités (voir encore Coste, 2013), comme l’explicite le message d’un signataire de la pétition citant le Sud-Africain Desmond Tutu : « Être neutre face à une situation d’injustice, c’est choisir le côté de l’oppresseur. » Cette position, en faisant de l’engagement politique de la photographe la raison même de sa défense, s’oppose au processus de dépolitisation développé précédemment : dans ce cadre, c’est parce qu’elle soutiendrait les Palestiniens contre la politique d’Israël que l’exposition d’Ahlam Shibli mériterait d’être protégée.
Cet engagement est même décrit de manière assez radicale dans le catalogue d’exposition (Guerra, 2013b) et dans l’essai que l’artiste écrit « to answer the zionist manifestations against [her] exhibition » (Shibli, 2013). Elle y revendique et défend son usage du terme « martyr » pour désigner les morts de la seconde Intifada comme l’adoption du point de vue palestinien contre « l’hégémonie israélienne », et réclame explicitement « la fin de l’occupation [de la Palestine] » (2013). On peut alors supposer que l’écart entre les deux lignes de défense — politisante et dépolitisante — s’explique par le fait que le coût politique et les répercussions publiques d’une telle prise de parti ont pu être jugés prohibitifs par les responsables institutionnels, qu’ils appartiennent au Jeu de Paume ou au ministère de la Culture. La dépolitisation de l’œuvre d’Ahlam Shibli pourrait donc être vue avant tout comme un repli stratégique devant la polémique, d’autant plus que, comme on l’a souligné plus haut, cette défense a démontré sa grande efficacité.
Un régime politique essentialiste
Pourtant, les points communs avec les controverses suscitées par la littérature réaliste indiquent que, malgré les faiblesses que l’on a rappelées, la dépolitisation du documentaire est une position théorique balisée, et qui trouve ici une illustration remarquable. Plus encore, cette dépolitisation peut paradoxalement aboutir à un nouveau régime politique de l’art, qui adopte d’autres critères de politisation que la justesse des représentations ou l’exactitude des informations, comme l’affirme Marie-José Mondzain : « Il s’agit d’une œuvre, c’est-à-dire d’un geste d’art dont l’énergie émotionnelle [ne doit pas] sa force politique […] à quelque message idéologique » (s.d.). On pourrait alors désigner ce régime politique comme un régime essentialiste : c’est par son statut ontologique, et uniquement du fait de celui-ci, que l’œuvre d’art se politise. C’est cette position que l’on peut saisir en particulier dans le texte de Marie-José Mondzain en soutien à l’exposition10. Ainsi la philosophe oppose-t-elle le contenu de l’œuvre à sa puissance en tant qu’œuvre : celle-ci « doit sa force politique non à quelque message idéologique mais à la liberté qui nous est offerte ». C’est, selon l’autrice, cette liberté même, et non pas certaines représentations ou certains discours, qui provoquerait la contestation de l’exposition par les partisans de la politique d’Israël. Mondzain poursuit son raisonnement en soutenant la neutralité de l’art contre le ministère de la Culture et les commentaires soutenant l’engagement d’Ahlam Shibli : à l’inverse des pratiques documentaires, l’art ne saurait être lisible ou univoque, puisqu’il est « par excellence et par définition le champ de l’indétermination et de la liberté », « une fête de l’esprit ouverte à toutes les interrogations » (s.d.).
Au contraire d’un engagement par la prise de position, l’affirmation de valeurs ou la dénonciation de situations inacceptables, la philosophe défend « les risques que l’on prend au cœur de cette “neutralité” » (Mondzain, s.d.). On peut comprendre cette revendication comme un dépassement de l’opposition fondamentale que cristallise l’exposition d’Ahlam Shibli. Contre l’analyse des critiques de l’exposition, qui dénoncent dans les images du Jeu de Paume un parti-pris politique inacceptable, et contre celle des défenseurs, qui nient l’existence même d’un tel positionnement politique au profit de l’expression artistique, Marie-José Mondzain soutient que ce caractère artistique fonde en fait un nouveau rapport politique. Cet effet s’appuie sur la perturbation et la complexification du processus de représentation : en tant qu’images d’images, les photographies de la série soulignent dès le premier abord le rapport troublé qu’elles entretiennent avec l’énonciation d’un discours. Ainsi, la photographie « 41. Vieille ville, quartier d’al-Kasaba, Naplouse, 5 février 2012 » est une image d’intérieur, mais elle est aussi, et surtout, une image d’images. En effet, son cadrage nous donne à voir de nombreuses photographies et images aux statuts très différents : photographies vernaculaires, calendrier, calligraphie, affiches propagandistes, tirages directs ou montages d’images et de textes… Cette image procède donc en quelque sorte à une mise en abyme de la photographie, de ses usages et de ses enjeux, d’autant plus que certaines images placardées au mur laissent elles-mêmes apercevoir en leur sein d’autres images photographiées. S’il est indéniable qu’Ahlam Shibli est l’autrice du tirage exposé au Jeu de Paume, il est plus compliqué de déterminer le statut des images représentées dans l’œuvre, et plus encore de celles représentées dans ces images représentées. Pour les défenseurs de l’exposition, comme Marie-José Mondzain, cette complexité visuelle fonde justement la puissance politique du travail de Shibli : elle permet, selon eux, l’ouverture d’une liberté d’interprétation et engage d’une certaine manière le spectateur à s’y impliquer. Par son refus des réponses simples et des significations uniques, le travail d’Ahlam Shibli prendrait une force politique singulière en déstabilisant les spectateurs dans leurs certitudes et en les forçant à s’interroger sur le sens de l’œuvre et du monde11. On peut alors dire que, en quelque sorte, c’est la dépolitisation de l’œuvre qui est politique.
Si la plus grande subversion artistique réside dans le fait même d’être artistique, on comprend alors que le débat s’inscrive, en dernière instance, dans la question de la liberté d’expression. Marie-José Mondzain défend ainsi le « respect inconditionnel que toute démocratie digne de ce nom doit à la liberté de création et d’expression » (s.d.) et si le ministère finit par soutenir l’exposition du Jeu de Paume, c’est surtout en évoquant « un principe fondamental, celui de la liberté attachée à l’expression artistique » (Ministère de la Culture, 2013). Cet argument sera finalement massivement repris par les commentateurs, les institutions qui défendent l’exposition et la pétition de soutien au Jeu de Paume : sur un millier de messages, on trouve presque 500 mentions de la « liberté », dont 250 spécifiquement de la « liberté d’expression » (s.a., 2013e). L’art nous offrant notre liberté, il faudrait donc en retour garantir à l’art sa liberté. La popularité de cette idée montre à quel point elle fonde en grande part une conception commune de l’art. Loin d’être un argument ad hoc, la dépolitisation du document en faveur du régime politique essentialiste désigne un mode de pensée très balisé et partagé.
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La polémique autour de l’exposition d’Ahlam Shibli rejoue en 2013 les traditionnelles tensions inhérentes au concept de photographie documentaire. D’un côté, les séries de la photographe semblent évidemment s’inscrire dans le régime politique du documentaire social : par leur forme et leurs sujets, ces images se rapprochent d’un discours engagé sur le monde, ce que confirment d’ailleurs les messages de soutien pointant la politique d’Israël ou les critiques politiques portées contre l’exposition en dénonçant largement ce qui est représenté. D’un autre côté, les défenseurs de l’exposition adoptent la logique dépolitisante du « style documentaire », le régime réaliste. Dans ce cadre, ni l’artiste ni les institutions ne sauraient être responsables de ce qu’elles donnent à voir et les images perdent leurs enjeux politiques au profit de questions esthétiques. Si l’on peut penser dans un premier temps que cette dépolitisation correspond à un choix stratégique pour éteindre plus efficacement la polémique et pour éviter aux institutions d’adopter des positions politiques trop clivantes, on a montré que cette dépolitisation du documentaire peut en fait aboutir à une repolitisation de la photographie. En effet, l’étude des discours de défense du travail d’Ahlam Shibli met au jour un régime politique des images alternatif, un régime essentialiste qui fonde sa valeur politique dans le statut artistique des œuvres d’art : c’est paradoxalement parce qu’elles sont neutres que les œuvres d’art sont engagées. Dans ce régime de pensée, l’artisticité des œuvres, c’est-à-dire la liberté et l’indétermination qu’elles offrent, devient le critère de politisation principal de la photographie documentaire.
- 1. Notons cependant que Claire Guillot avait publié dans Le Monde un premier article avant cette date (Guillot, 2013a).
- 2. La polémique a produit un volume très important de textes et de réactions qu’il n’aurait pas été possible d’étudier intégralement et en détail. On a donc choisi de privilégier plusieurs sources principales : d’abord, les discours émanant du Jeu de Paume lui-même (entretiens, catalogue, fascicule). Nous avons aussi étudié les textes produits sur ce sujet par Ahlam Shibli elle-même, notamment publiés sur son site internet. D’autre part, nous avons sélectionné les textes issus des principales institutions engagées dans le débat (ministère, CRIF, Association française de développement des centres d’art contemporain) et les articles des principaux journaux ou magazines (Le Journal des arts, Le Monde, Slate, Libération, Télérama, Politis). Étant donné l’importance de la communication numérique dans cette polémique, il nous a semblé primordial d’intégrer aussi à notre corpus des réactions publiées sur des blogues — parfois difficilement attribuables ou datables —, comme le blogue Lunettes Rouges, relai important de la critique d’art en France, qui réagit très tôt à la polémique (7 juin), ou celui de l’UPJF, au cœur de l’opposition à l’exposition sur internet. Enfin, notre étude intègre les différentes pétitions lancées, ainsi que le dépouillement de tous les commentaires publiés à cette occasion (environ 1000 commentaires pour la pétition de défense du Jeu de Paume). La source primaire de notre étude rassemble donc une somme de plus de cinquante textes de longueurs variables et d’origines très différentes. Il nous faut d’ailleurs signaler la fragilité particulière des matériaux issus d’internet, en particulier des blogues : nous constatons au moment de la rédaction de cet article que le site entier de l’UPJF est hors ligne.
- 3. La légende complète nous donne plus d’informations sur cette image : la femme s’avère être la mère de deux opposants à l’État d’Israël, l’un récemment libéré de trois ans de détention administrative, l’autre abattu avant d’avoir pu mener à bien son attentat suicide.
- 4. Mohamed Merah est un terroriste franco-algérien qui a assassiné 7 personnes dans une série d’attentats en 2012 en France, prenant notamment pour cible une école juive.
- 5. En réalité, le Jeu de Paume est une association de droit privé, en partie seulement financée par de l’argent public. Précisons aussi que l’auteur de l’article confond deux galeries de jeu de paume : le bâtiment où se situe le centre d’art et celui où a été prêté le serment révolutionnaire, qui se trouve à Versailles. Le Jeu de Paume n’a aucun lien avec cette célèbre page de l’histoire française.
- 6. Si l’indépendance des artistes est affirmée dès 2011 dans la Circulaire sur les centres d’art contemporain (Ministère de la Culture et de la Communication, 2011), on peut remarquer que cela n’empêche pas le ministère, dans son communiqué, d’exiger du Jeu de Paume de modifier l’exposition d’Ahlam Shibli.
- 7. Le ministère ne précisera cependant jamais ce qu’exprime, selon lui, le Jeu de Paume.
- 8. C’est le texte affiché dans la salle consacrée à la série Death par le Jeu de Paume après la polémique. Cité par Christine Coste (2013) et Gilles Renault (2013).
- 9. Fabienne Dupray revient sur la stratégie défensive de Jules Senard et sur ce qu’elle appelle une « plaidoirie de connivence » (2007: 233).
- 10. Nous prenons ici en exemple le texte de la philosophe, qui est au centre de la polémique, mais elle est loin d’être seule à tenir cette position. On la retrouve, formulée de manière plus théorique, dans le travail de Jacques Rancière, philosophe également très proche du Jeu de Paume, sous le nom de « régime esthétique de l’art ». Voir notamment « Les paradoxes de l’art politique » (2008).
- 11. Ce point de vue est directement endossé par la directrice, l’année suivante, dans un texte intitulé « Perplexités » : « [L]e Jeu de Paume donne rendez-vous […] à tous ceux qui considèrent le doute et l’incertitude comme les moteurs d’une connaissance en constant réexamen. […] Peut-être que cet exercice personnel et collectif pourrait contribuer à renforcer la nature démocratique des échanges entre les citoyens et les citoyennes. » (Gili, 2014: 3)