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Section sous la responsabilité de
David Martens
Pauline Nadrigny

La ville de New York est une source d’inspiration pour de nombreux artistes, en particulier dans le milieu de la musique. Les titres réalisés en hommage à la métropole forment une liste de lecture infinie, peuplée d’une communauté hétéroclite et prestigieuse (de Frank Sinatra à Lou Reed, en passant par le duo formé par Alicia Keys et Jay Z, pour ne parler que des tubes). Figurent aussi dans cette liste les œuvres de Gil Scott-Heron, écrivain, poète et compositeur-interprète afro-américain qui émerge en 1970 avec Small Talk at 125th and Lenox, un premier album de spoken word (une forme de poésie chantée qui lui vaudra le titre de « parrain du rap »).

1976 : Gil Scott-Heron sort, avec son acolyte Brian Jackson, l’album It’s Your World. Le premier y signe les paroles et la musique du dernier titre de la face A, « New York City ». Dès les premières secondes du morceau, le piano et le saxophone installent une ambiance contemplative, sereine. La voix douce fredonne : « New York City  / I don’t know why I love you / Maybe it’s because you’re mine » (0 min 10 s). On devine qu’il s’agit d’une déclaration d’amour contrariée car bientôt sont mentionnés les gens lésés (« wronged ») qui peuplent la ville (0 min 38 s). La vie n’y est pas facile. Les coups durs, les problèmes d’argent, de violence minent la rue : « And the gangsters keepin’ the books » (1 min 32 s). Le New York des années 1970 est dangereux. Central Park est un lieu malfamé où l’on ne doit guère s’attarder. Gil Scott-Heron évolue dans cet univers où, malgré tout, il se sent bien. Peut-être est-ce parce qu’il voit en cette ville son propre reflet (« It could be you remind me of myself », 0 min 48 s). Au milieu du morceau, un interlude introduit par des accords de salsa qui tranchent complètement avec la mélodie initiale (1 min 58 s) fournit un autre élément de réponse. C’est le Spanish Harlem qui débarque : « Sounds of the city / Transport you around the sun » (2 min 19 s). Ça y est, on comprend. Les fourmis dans les jambes, la chaleur : l’auditeur a une furieuse envie de danser. Le charme de cette ville, c’est son ouverture au monde. « The music from every nation / It helps make the island one » (2 min 29 s). La rencontre des communautés à travers la musique prend les allures d’une fête qu’on ne veut pas quitter. Puis le rythme ralentit. On revient à la mélodie initiale. Gil Scott-Heron conduit toujours le train. Il est derrière le clavier et répète : « I don’t know why I love you but it’s real » (4 min 19 s).

Julien Sampson, Gil Scott Heron en concert à Bruxelles (2010)  
Photographie numérique  
Avec l’aimable autorisation de l’auteur

34 années se sont écoulées. L’artiste a poursuivi son voyage comme il a pu, mais les rails n’ont pas été toujours parallèles. Richard Russel, patron du label XL Recordings, le trouve à sa sortie de prison et lui fait enregistrer ce qui sera son dernier album (I’m New Here, 2010).

Des claquements de doigts réguliers, un coup sourd dans une caisse, des bribes de voix : c’est ainsi que commence le morceau « New York Is Killing Me ». Ce minimalisme renvoie aux origines de la musique afro-américaine. Puis la voix éraillée, presque tordue, comme issue d’un vieux tuyau, vient se placer maladroitement sur le rythme : « Yeah the doctors don’t know / But New York was killing me » (0 min 19 s). Cette fois-ci, Gil Scott-Heron sait. Ce sont les médecins qui ne sont pas au fait de ce qui se passe dans cette ville où la solitude est pesante (« They got eight million people / And I didn’t have a single friend », 2 min 00 s). Le constat est amer. New York a changé. Rudy Giuliani, élu en 1994, a nettoyé la ville en adoptant une stratégie agressive qui fait craindre l’uniforme.

Gil Scott-Heron est devenu un fantôme sur lequel même ses proches n’arrivent plus à mettre la main. On le devine affaibli, quasi invisible, comme dans le vidéoclip de Chris Cunningham où l’on aperçoit son visage dans la semi-obscurité d’un tunnel du métro (New York is Killing Me [Chris Cunningham Remix], 2010). Les claquements de doigts sont remplacés par le rythme régulier de la rame. Gil Scott-Heron a été rattrapé par ses démons symbolisés, dans le morceau, par une nappe de synthétiseurs à la tonalité inquiétante. L’ambiance n’est plus la même : « Lord have mercy / Mercy on me » (2min39s), l’entend-on supplier. Puis, la voix de la raison :

Yeah I need to be back home
Need to be back home
Need to be back home
Need to be back home, yeah
Born in Chicago but I go home Tennessee (3 min 33 s)

Rentrer chez soi, s’éloigner de cette ville qui avait presque réussi à l’avaler une première fois lors de son arrivée à l’âge de treize ans, comme il le raconte dans ses mémoires inachevées (2014: 75).

New York le tue, mais Gil Scott-Heron est bien vivant et revient sur le devant de la scène avec une tournée mondiale, avant de s’éteindre un triste jour de mai 2011. Pas le temps de retourner à Jackson où il a grandi.

Bien que distants dans le temps, ces deux morceaux dédiés à New York forment un ensemble qui donne à entendre la perception unique d’une ville par un artiste qui l’a autant chérie que crainte.

Pour citer

SAMPSON, Julien, 2024. « Pop-trait de New York », Captures, vol. 9, no 2 (novembre), section contrepoints « Phonoscopies ». En ligne : revuecaptures.org/node/7877/