Au loin, une masse rocheuse s’impose. Dans l’élan du regard, un paysage se dessine : les Alpes. Mais le voile paysager se fissure un matin de mars 2015. En altitude, silencieusement, à l’insu de tous. Il est 10h42. Disparition des écrans radars, coupure des liens sonores. Des milliers de fragments corporels, restes de 150 passagers, parsèment, tels des flocons humains, le flanc des roches millénaires. Des pièces métalliques, un train d’atterrissage, des épaves méconnaissables témoignent de la violence du choc. Cet amoncellement hétéroclite s’offre bientôt en pâture aux écrans mondiaux. Le soir même, les journalistes envahissent les lieux, alors que les résidents les plus proches sont rivés à leurs écrans. Aux alentours, personne n’a vu, personne n’a entendu. Rapidement, les sirènes de police font vibrer les lieux déserts. Quelque chose vient d’avoir lieu sous le nom de crash. Très vite, des lignes narratives disjointes et des régimes de sens contradictoires brouillent les représentations de l’événement. Les images se télescopent. Les journalistes écorchent les toponymes, tandis que des cartes géographiques apparaissent à l’écran, aussitôt ensevelies sous un verbiage continu.
Les régimes fictionnels s’engouffrent de force dans le maelström médiatique. Les commentaires les plus improbables, les hypothèses les plus invraisemblables tentent une percée. Extra-terrestres, troupes allemandes de la Seconde Guerre mondiale : tout s’invite dans les flux désordonnés de phrases inachevées. Sur place, en altitude, le bourdonnement des hélicoptères et les sirènes de gendarmerie se perdent dans le vent froid. Les sommets enneigés font cliché. Tout semble se disloquer en silence, un silence d’autant plus étrange qu’il se trouve condensé en un filet de bruit incessant. Le lendemain, le président français, la chancelière allemande et les responsables de la compagnie aérienne se rendent sur place, comme pour imposer un semblant de cohérence, amorcer un début d’intelligibilité dans cet obscur condensé. La presse parait débordée, affolée. Puis, soudain, le langage tellement malmené esquisse un sourire. L’hôtel du petit village où sont réunies les personnalités officielles porte un nom de circonstance : L’inattendu.
L’enquête ethnographique est lancée. Elle s’étirera sur plusieurs années, s’accomplira dans les marges, portée par le ressac des rythmes environnants. À l’opposé des journalismes exacerbés, elle adoptera une allure nonchalante, une curiosité iconoclaste. C’est qu’elle inaugure d’autres manières de saisir. Plus qu’elle ne fixe ou ne recueille, comme le veut la tradition, l’observation agit sur plusieurs fronts : la familiarité des lieux, la distance critique, mais aussi les contextes mondiaux à l’œuvre. Des chemins heuristiques, aussi caillouteux que les sentiers de montagne, s’ouvrent au hasard. Certains seront arpentés par l’image et le son, d’autres par la prise de notes manuscrites. Cette ethnographie est avant tout une description d’atmosphère. A peine saisies, ses impressions s’évaporent. Seules demeurent quelques traces diffuses. Qu’aurons-nous accompli à travers ces travaux croisés? Il est trop tôt pour le dire. Le temps d’une telle enquête n’est pas celui de la palpitation contemporaine.