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Section sous la responsabilité de
Véronique Cnockaert

A comme alignement

Précédées de l’arbitre des élégances et du match, les deux équipes entrent en ligne sous les cris, les bravos, les huées de la foule. Plus le tohu-bohu est général, plus la contradiction que lui offre l’ordonnancement du cérémonial d’entrée paraît étrange. L’immense temple s’attendrait pour un peu à ce que retentissent des Ave Cæsar, qui morituri sunt te salutant, mais les temps ont changé et nul ne lâchera des lions dans l’arène, quoique... Entre-temps, les deux équipes se sont alignées face à la tribune d’honneur, où paradent les élites médiatiques, politiques, commerciales et financières du village, du bourg, de la ville ou du pays. Au village, les gens se chambrent les uns les autres; au bourg, les adolescents paradent amoureusement; en ville, des cohortes sectaires chantent des chants de gloire et de défi; au faîte du pays, des hauts-parleurs font retentir les hymnes nationaux, que les spectateurs accompagnent en chœur, comme si les millionnaires déguisés en danseurs de carnaval qui proviennent de ses rangs étaient encore des siens.

B comme ballon

Vessie de porc gonflée d’air et recouverte de cuir, cette sphère fort poursuivie s’avère débonnaire, puisqu’elle accepte toutes les trajectoires auxquelles les joueurs, le vent, la pluie et quelquefois les spectateurs la condamnent. Synecdoque terrestre, couturé de lignes, ce mercenaire n’est pas ménagé, mais il est le centre de l’attention et, dans cet espace soumis à la géométrie plane, la troisième et la quatrième dimension, c’est lui. Tous cependant sont prêts à tout pour le mettre au fond. Terrible ingratitude envers celui qui, sur le terrain, est « le seul à n’être « pas payé » alors que c’est lui « qui se prend le plus de coups » (Roca, 2008).

Pexels, Sur le terrain, brouillard (2016)  
[CC0], Pixabay, consulté le 2 novembre 2017  
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C comme cadre ou cadré

Un tir est dit cadré si le ballon passe sous la barre et entre les deux poteaux d’un des deux buts. S’il touche la barre transversale ou l’un des deux poteaux, on dit qu’il a frappé le cadre. C’est bien la seule situation où le citoyen lambda peut voir des cadres se faire frapper sans voir la police immédiatement le rosser en retour afin de lui rappeler que chacun doit rester à sa place pour que les moutons soient bien gardés.

D comme dribbleur

Pour lui, le chemin le plus court entre deux points n’est pas la ligne droite. Non, le dribbleur chaloupe, vire, fait demi-tour, repart, feinte, et ce milonguero-né cultive les arabesques, les ellipses partielles, les virages. Artiste de la ligne brisée, il aime donner des lumières à la beauté des sentiers tortueux que lui seul voit dans sa tête et que parcourt son corps, le jarret souplement tendu vers l’horizon où dorment les rêves des buts exceptionnels.

E comme Euclide

Mathias Herheim, Geilo, Norge (2017)  
Libre de droit, Unsplash, consulté le 2 novembre 2017  
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Cette plaine tranquille où courent des bijambistes cultive la symétrie comme une courtisane son charme. Vu du ciel, le terrain est un énorme rectangle coupé en deux par sa médiane courte. Celle-ci le scinde en deux rectangles égaux, engrossés de deux grands rectangles, eux-mêmes logeurs de deux rectangles plus petits, appelés petits rectangles. Grands et petits sont adossés au centre des largeurs du terrain. Vingt-quatre angles droits veillent à la solennité du lieu et à la stabilité de cette structure sept fois rectangulaire. Mais il n’est pas que des droites et des perpendiculaires sur cet écrin de verdure. Quatre petits quarts de cercle festonnent les quatre angles du terrain à l’intersection de ses longueurs et de ses largeurs, là où se tirent les coups de coin ou les corners (prononcez « cornaire »). Un beau grand rond légitimement dit central menotte la médiane courte et compose un rempart circulaire qui protège le point central, là où commence le match et où se reprend le jeu soit après la pause qui divise le match en deux demies, soit après qu’un but a été marqué. Deux demi-cercles étranges prolongent indûment les grands rectangles vers le centre, tels des boucliers couchés, tandis que deux points dits de penalty ou de réparation ont été centrés et disposés entre les longueurs des petits et des grands rectangles. Avec le point central, ils clouent la pièce au sol et l’empêchent de s’envoler. Euclide, notre ami, toi qui pleurais devant l’infinie solitude des parallèles, que n’as-tu connu ces terrains de jeux! Tu eus aimé cette géométrie plane où règne une harmonie de lignes paisibles que tout à l’heure couperont de leurs courses rageuses et que fouleront aux pieds des guerriers pressés aux souliers déchirants.

F comme franchir

Tout est là. Comme Hannibal les Alpes, comme César le Rubicon, comme le pont le fleuve, comme l’avion le mur du son, comme un chef-d’œuvre les siècles, il faut que le ballon ait franchi la ligne de but pour qu’il y ait but. Et les terribles inventeurs du jeu de spécifier, ce que nul n’imposa et n’impose au chef-d’œuvre, à l’avion, au pont, à César et Hannibal, qu’il faut qu’il ait entièrement franchi ladite ligne, sans quoi nada.

Syloo, Parc (2010)  
[CC0], Pixabay, consulté le 2 novembre 2017  
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G comme goal

L’apport du foot à la sagesse des nations est mésestimé pour la bonne raison qu’il faut lire entre les lignes. La preuve : il faut marquer un goal pour avoir enfin un but dans la vie.

H comme hors-jeu

Règlement officiel :

Un joueur est en position de hors-jeu si :

  • n’importe quelle partie de la tête, du corps ou des pieds se trouve dans la moitié de terrain adverse (ligne médiane non comprise); et
  • n’importe quelle partie de la tête, du corps ou des pieds se trouve plus près de la ligne de but adverse que le ballon et l’avant-dernier adversaire.

Les mains et bras de tous les joueurs, y compris les gardiens de but, ne sont pas pris en compte.

Un joueur n’est pas en position de hors-jeu s’il se trouve à la même hauteur que :

  • l’avant-dernier adversaire; ou
  • des deux derniers adversaires.

[…]

Un joueur en position de hors-jeu au moment où le ballon est joué ou touché par un coéquipier doit être sanctionné uniquement lorsqu’il commence à prendre une part active au jeu[…]. (IFAB, 2017: 95.)

Mais certains joueurs peuvent légitimement être considérés comme nés hors-jeu. Ainsi de l’inénarrable Pipo Inzaghi, renard des surfaces qui compta en moyenne une dizaine de hors-jeu par match, et demeura malgré cela l’attaquant de pointe du redoutable Milan AC parce qu’il finissait toujours, au onzième coup de minuit, par passer la ligne défensive adverse en temps et en heure pour filer droit aux buts. Gagner à l’usure, comme dit l’adage.

K comme Kick and Run

Déplorable spécialité irlandaise qui consiste à faire systématiquement de longues passes aériennes à travers champ en croisant les doigts pour que l’avant-centre se saisisse du ballon avant le défenseur et se crée une chance de marquer. D’un ennui mortel, et très mauvais pour les rotules. Voir « Rotule ».

Pour Éric Albert, théorie selon laquelle « le football, c’est aussi simple qu’une longue passe en profondeur, un sprint et un tir en force » (Albert, 2016: 14).

L comme ligne

WikiImages, Camp Nou (2005)  
[CC0], Pixabay, consulté le 2 novembre 2017  
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Né avec un ballon dans les pieds, le petit Michel avait douze ans, mais il jouait avec ceux qui en avaient quatorze, tant il était rapide et habile. Il jouait ailier gauche et jouait le long de sa ligne. Son père, Fernand, suivait tous ses matches. Lui-même avait été joueur, mais un joueur médiocre, bien moins doué que son fils. Cela n’empêchait pas Fernand d’avoir des opinions. Dès que Michel allait vers le centre du terrain pour provoquer une situation nouvelle ou surprendre l’adversaire, la voix du père se mettait à tonner, péremptoire : « Michel! Garde ta ligne! » Faisait-il un pas que « Michel! Garde ta ligne! » En avait-il à peine l’idée que « Michel! Garde ta ligne! » Un jour, Simone, la mère de Michel vint voir son fils jouer. Tout allait comme d’habitude quand, au bout d’une quarantaine de minutes, un violent « Ta gueule! » coupa net l’ordre habituel, « Michel, ga…!!! » Et l’on entendit une voix de femme indignée : « Qu’est-ce que tu veux, Fernand? Qu’il joue au ballon ou qu’il fasse un sentier? »

Contrairement à son père, le petit Michel avait compris que le football superpose, aux lignes du hors-jeu, une ligne de conduite qui ne consiste pas seulement à marcher droit, mais à garder son self-control pour avoir une chance de trouver dans le football ce qu’aucune idéologie ne peut offrir, à savoir l’épanouissement individuel au sein du collectif. D’Antonio Gramsci faisant l’éloge du « royaume de la loyauté humaine exercée au grand air1 » (1960: 434) à Eric Hobsbawm qui célébrait jadis la « religion laïque du prolétariat anglais2 » (1984: 7); du gardien du Racing Université d’Alger, un certain Albert Camus, qui parlant de football déclarait « ce que finalement je sais de plus sûr sur la morale et les obligations des hommes, c’est au sport que je le dois » (1953: 908), au phénoménologue suisse Georges Haldas, pour lequel la passe est toujours « un pari sur la liberté de l’autre » (1981: 106), le football cristallise un ensemble de valeurs humanistes que nombre d’intellectuels et d’écrivains ont célébré. Le plus marquant de ces penseurs des vertus du football est peut-être Norbert Elias, qui soutient dans Sport et civilisation que la construction progressive de l’espace sportif du football est inséparable du processus parallèle de « pacification des mœurs » (Elias, 1994) et de domestication de la violence quotidienne par le biais de l’autodiscipline et du contrôle de ses propres pulsions. Il manque à cette lignée d’écrivains et d’intellectuels qui prennent le football pour objet de réflexion et d’écriture une démonstration qui prouverait que le mouvement collectif permanent du football obéit à la triple obligation qui est au cœur de l’Essai sur le don de Marcel Mauss, celle de « donner, recevoir et rendre » (Mauss, 2007), logique qui permet à chaque joueur de donner le meilleur de lui-même et de libérer totalement sa créativité personnelle.

Lbis comme ligne (Regarder en)

Manseok, Football (2015)  
[CC0], Pixabay, consulté le 2 novembre 2017  
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« Goal! Goal! Goal! Santa María de Dios! Cantálo, cantálo, cantálo : Goooolazoooooooo! » Le lyrisme délirant de commentateurs de match légendaires comme Ray Hudson ou le pré-cité Victor Hugo Morales ferait presque regretter qu’on regarde aujourd’hui le football sur grand écran et en HD. Concierges inoccupés, chauffeurs de taxi en rade, badauds et commerçants qui étiraient la sieste s’attroupaient jadis au milieu de la chaussée pour, le temps d’un match, prêter l’oreille à un transistor qui, émettant depuis une voiture ou un petit appareil portatif, avait le don surréaliste d’interrompre la circulation sur le trottoir d’élection de cette foule de parfaits inconnus silencieusement accolés.

Anonyme, Astroturf (s.d.)  
[CC0], Unsplash, consulté le 7 mars 2017  
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Faute de consolation, les nostalgiques de ces rituels urbains en déshérence trouveront à s’étonner en découvrant ce que donne aujourd’hui le commentaire de foot en ligne. Différents sites, communautés numériques et applications permettent une diffusion en direct dans laquelle nombre d’anonymes ont trouvé l’occasion de réaliser un vieux rêve d’enfant, commenter un match en direct. Derrière leur ordinateur, munis de micros et d’une connexion internet, ces amateurs s’improvisent commentateurs sportifs depuis leur canapé et, formant un duo, se livrent à des improvisations funambulesques en suivant, comme leurs abonnés, la télédiffusion classique du match. Fébriles, mais pétris d’une science du football cueillie au gré des pérégrinations de l’autodidaxie, l’allure des commentateurs du dimanche tranche avec la morgue des commentateurs officiels qui paradent sur nos écrans dans l’éternel costard cravate aux tons gris des bons officiants du footbusiness. Les coupes de cheveux sont aussi capillotractées que celles de leurs idoles, les noms à dormir debout (Guy Truite, SlimaniBenta, etc.), les maillots fièrement arborés dans un décor qui, bien loin du stade, compose autour du canapé un studio improvisé dans les restes d’une vie et d’une quattro formaggi. Délivrée de la novlangue political correctness, la parole du bon peuple n’arrive pas toujours, tant s’en faut, à devenir cette « poésie faite par tous » dont rêvait Lautréamont (1870: 288) et sombre parfois dans des descriptions envieuses du train de vie bling bling des mercenaires présents sur la pelouse, voire dans des dérapages verbaux plus inquiétants. Mais que la partie s’anime, que l’équipe de cœur marque ou qu’un joueur accomplisse un prodige technique, et la gouaille des deux compères s’emballe. À l’un les dribbles d’Iniesta évoquent le flamenco andalou, à l’autre les soirées au Vélodrome rappellent la saveur du rosé de sa Camargue natale, tandis qu’un lettré perdu dans la toile voit dans le coup du foulard de Di Maria une métaphore du chassé-croisé des non-rencontres nabokoviennes (véridique). Non contentes de faire suer les hyperboles, ces voix laissent fleurir les impératifs catégoriques (« Wayne, écris ta légende »), les jeux de mots foireux — Miroslav was so Klose to score! —, les maximes de circonstance (« si y a pelouse, y a match ») et les déclarations d’amour (« Zlatan! t’es mon dieu!!! »). La mi-temps passée, les deux compères se fendent d’un commentaire général sur la question sociale telle qu’elle se pose lorsque le club d’élection est descendu de division et regrettent, citant le pauvre Albert Camus, que le goût du beau jeu se soit perdu. Ils ont maintenant oublié qu’ils sont filmés et, dans un bâillement, l’un réclame à l’autre une nouvelle bière, peste d’être à sec et, vexé, part soulager promptement sa vessie. Sur le terrain, celle de porc que se disputent les joueurs, à mille lieues de cet univers amateuriste, est rendue à l’arbitre et l’on se serre nonchalamment la main tandis que, saluant solennellement leurs abonnés, les pauvres hères filent prestement imiter leurs idoles sur le terrain du quartier.

M comme militaire

Le premier acte de la guerre est de tracer une ligne et le deuxième est de la franchir. Lointaines héritières du pomœrium que franchit Remus et qui lui valut d’être tué par son frère Romulus, les lignes Maginot et Siegfried — où, dit la chanson, on ira pendre son linge —, les lignes de front, de défense, les lignes stratégiques, offensives, arrières et al., nous rappellent que les premières parties de football opposaient deux équipes en culottes courtes qui « jouaient la ligne » et qui, dès le coup d’envoi sifflé, se jetaient l’une sur l’autre et vers le ballon, devenu l’équivalent tribal et panurgique du Graal.. Comment ne pas voir là l’image de deux jeunesses que de vieux généraux suintés de deux pays en guerre jettent l’une sur l’autre? Les tactiques se sont raffinées, donnant lieu à une imitation de mathématique qui tient en bonne partie d’une poudre à jeter aux yeux. Ça jouait, ça joua, ça joue en WM, en 3-2-2-3, en 4-2-4, en 4-3-3, en 2-1-3-3-1, etc. Enfoncé, ce bon Clausewitz! Mais sophistication ou non, le sociolecte du foot a gardé l’esprit des armées. On joue la défense ou l’attaque, on part à l’offensive, on défend d’homme à homme, on joue la ligne, on transmet de ligne en ligne, on descend un adversaire, on shoote et on envoie un « shot », on balance vers l’avant, on risque le tout pour le tout, on sacrifie un défenseur ou une aile, on joue par les ailes, on contourne l’adversaire, on offre une belle résistance, un tel joue cavalier seul, on entre en action, on lâche une bombe, on adresse un tir, on sort un boulet de canon, on bute, on joue le béton (allusion au blockhaus), on est capitaine, on est vice-capitaine, on neutralise son opposant, on attaque, on contre-attaque, on a nos partisans, ils ont les leurs, on déborde l’adversaire, on frappe au but, on fait mal à leur défense, on fusille le gardien, on joue disposés en kamikaze (1-6-3), on est joueur de champ, on laisse (malheureusement) filer, on tire un missile, on enregistre une victoire décisive, on effectue un raid solitaire et, dans le football actuel, il importe d’avoir des joueurs qui vont se porter chez l’adversaire tels des membres de commandos, ce qui s’appelle « s’infiltrer entre les lignes ». En d’autres termes : « Serious sport has nothing to do with fair play. It is bound up with hatred, jealousy, boastfulness, disregard of all rules and sadistic pleasure in witnessing violence: in other words it is war minus the shooting. » (Orwell, 1945: 10.)

N comme (se) nicher

Quand il est vraiment très bien envoyé, brossé, enveloppé (etc.), le ballon aime aller se nicher dans la lucarne. De là, il contemple un court instant la lune, puis va rebondir mollement au sol derrière la ligne, tandis que les uns crient de joie, les autres de dépit.

Abigail Keenan, Sans titre (2015)  
Libre de droit, Unsplash, consulté le 2 novembre 2017  
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O comme « ola »

Pour célébrer les siens, fêter un beau geste, saluer un but, le public se met de temps à autre à faire une « ola ». Cela part d’un quidam qui se lève en levant les bras puis se rassied doucement en ondulant soyeusement de la croupe, et son voisin effectue le même geste aussitôt après, et le voisin du voisin pareillement, jusqu’à créer une longue vague dans les gradins que le long doux cri de « ooooooohhhhlââââââ » vient charmer de sa musique. Le tumulte de cette ligne ondoyante a quelque chose du départ d’un navire fidèle qu’une étrange lumière nocturne salue pour son éphémère éternité.

P comme penalty

C’est un crime!… c’est une tuerie!… c’est un meurtre!…

Que dîmes-nous, c’est un meurtre?… C’est un assassinat!… que ce coup de fusil tiré à 11 mètres de la victime, autant dire à bout portant. Et que dire de ce sadisme métaphysique : le gardien doit avoir les pieds sur sa ligne (la ligne de but) au moment où l’Oswald de service actionne la gâchette. Contre toute attente, il advient que le fusilleur rate la cible ou que le fusillé stoppe la balle! Juste miséricorde des dieux du stade.

Q comme quadrupède

A priori se croirait que deux jambes et deux pieds suffisent pour jouer au football. Que nenni! Quand le ballon traverse la ligne autour des longueurs du terrain, c’est à deux mains, via le geste très codé du « throw-in », qu’il est relancé sur l’aire de jeu. Voir T comme throw-in.

Ferdinand Stöhr, Henningsvaer Stadium (2017)  
Libre de droit, Unsplash, consulté le 2 novembre 2017  
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R comme rotule

La rotule, patella dans la terminologie anatomique, « boulette de genou » en acadien, est un petit os plat, triangulaire, situé dans la partie antérieure du genou et articulé au fémur. Point extrêmement sensible chez le footballeur, elle est fréquemment l’objet d’opérations chirurgicales pratiquées par des médecins fous bavarois, de traitements à base de plasma de jument et de lamentations collectives lorsque le démon rotulaire vient à frapper une étoile nationale. Voir K comme Kick and Run.

S comme siffler

Rien n’est plus bêtement strident que la ligne musicale d’un sifflement monocorde. C’est pourtant au moyen de cette torture auditive que les arbitres commandent et que le public conspue celui ou ceux qu’il n’aime pas. Peuh!

T comme Throw-in

Quel est le vieux malcommode qui a inventé ce geste? Il faut prendre le ballon à deux mains, lever les bras au-dessus de la tête, mettre le ballon derrière la tête en arquant le corps vers l’arrière, amorcer un mouvement de balancier vers l’avant, rejeter le ballon sorti vers l’intérieur du terrain, le tout avec les pieds qui doivent rester fixés au sol comme ceux du pauvre Nazaréen sur sa croix. La ligne de la colonne vertébrale se souvient tôt ou tard de ce supplice, et elle se venge. Voir Q comme quadrupède.

U comme une-deux

Phase et technique de base du football. X attire un adversaire, il donne le ballon à son copain Y, qui lui rend le ballon derrière ledit adversaire tandis que X dépasse celui-ci en courant. L’affaire est géométrique. L’adversaire venant vers X trace une ligne vers lui. En donnant le ballon latéralement le ballon à son poteau, il ouvre un angle et appelle ainsi un triangle, qui se réalise par l’intermédiaire du ballon, et l’adversaire n’y voit que du feu. Euclide, notre ami, toi qui pleurais devant l’infinie solitude des parallèles, que n’as-tu décidément connu ces terrains de jeux!

V comme virgule

Flip flap en anglais, elástico pour les latinos, culebrita, petite couleuvre, pour les lusophones, la virgule est, au football, ce geste technique de haute voltige qui consiste à faire passer le ballon sur l’extérieur du pied par un crochet extérieur afin, d’un mouvement très rapide, de le rabattre sur l’intérieur du pied et d’ainsi changer de manière fulgurante la trajectoire du ballon, le cours du match et la conjoncture des astres. C’est en somme une ligne qu’on esquisse pour la gommer aussitôt. Inventé en 1964 par le moustachu du Corinthians et de Fluminense, Roberto Rivelino, puis révélé au grand public par l’Algérien Salah Assad, un tel changement de direction fut popularisé par l’inimitable Ronaldhiño, au temps où la samba rythmait encore son jeu. Aussi extraordinaire au pied qu’il est banal pour la main qui écrit, ce simple signe de ponctuation grave votre nom dans une histoire légendaire devant laquelle le plus fanfaron d’entre les jeunes premiers se dit que tout est dit et que l’on vient trop tard depuis plus de cent cinquante ans qu’il y a des hommes, et qui dribblent. Moment de magie houdinienne, la virgule donne si bien l’illusion d’aller à gauche pour partir à droite qu’on la prendrait pour une basse manœuvre politique. Impuissante contre les idéologies de banquier et les renoncements de son temps, la virgule emmêle du moins les lacets de l’adversaire. Hébété, ce dernier titube déjà dans la mauvaise direction, révèle des problèmes psychomoteurs passés inaperçus à l’entraînement et finit, ô disgrâce, par s’effondrer en voyant filer l’ange qui l’envirgule.

Qui eût cru qu’un si petit signe ferait couler tant d’encre? Respiration dont seuls les poètes se passent, méduse des foules à peine visible à l’œil nu, la virgule ne marque pas de pause, mais les esprits et les variations d’ordre rythmico-affectif dans le cœur des supporters. Elle brise les reins et la ligne défensive de l’adversaire, les conventions langagières et les frontières entre littérature et football, lesquelles, pour éloignées qu’elles soient, se rencontrent à l’heure du match, en cela très ponctuelles.

Anonyme, Geoff Hurst Goal - England 4 West Germany 2 - 1966 World Cup Final (1966)  
Mis en ligne par eljaygee82 sur YouTube le 22 juin 2013  
Vidéo numérique | 240 x 180 px, 8 s  
Anonyme, World Cup 1966 Geoff Hurst’s Controversial Goal in Color (1966)  
Mis en ligne par P Nizzle sur YouTube le 4 avril 2010  
Vidéo numérique | 480 x 360 px, 35 s  

W comme Wembley

« Il ne nous viendrait pas à l’idée de visionner toute la finale de la Coupe du monde 1966 à Wembley, mais on va rechercher sur Internet le but contesté de Geoffrey Hurst pour l’examiner avec soin sur notre ordinateur » (Toussaint, 2015: 38), écrit légitimement Jean-Philippe Toussaint.

X comme xanthie

Les lignes du terrain sont traditionnellement marquées à la chaux sur le gazon. Leur blanc tranche si bien que, dans les grands stades à ciel ouvert, il arrive que, loin de leurs bases habituelles, des xanthies viennent éclairer leur nuit auprès d’elles. On les appelle joliment aussi noctuelles. C’est une noctuelle pleine de compassion qui vint se poser sur la paupière de Cristiano Ronaldo en pleurs quand il dut quitter sur blessure la finale du Championnat d’Europe des nations en juin 2016. Merci de ton humanité, ô papillon de misère.

Y comme Yellow Card

Celui qui reçoit une Yellow Card ne peut plus dire comme Johnny Cash : I walk the line.

Z comme zone

Il y a grosso modo deux types de défense. L’une consiste en ce qui s’appelle le marquage individuel. Cela veut dire que chaque joueur a un vis-à-vis et que, en tant que défenseur, il est responsable de sa neutralisation. Si l’autre est un joueur talentueux, il risque d’« être marqué à la culotte ». Tout ceci indique une curieuse érotisation du jeu qu’il n’est sans doute pas nécessaire de creuser davantage.

L’autre relève d’une géométrie secrète et immatérielle. L’entraîneur, madré comme un vieux chat et stratège comme le premier des Bonaparte, a divisé le terrain en zones, lesquelles sont délimitées par des lignes sans trace que les défenseurs ont apprises par cœur et dont ils assument la responsabilité. Quand deux joueurs d’une même équipe s’entreprennent hostilement après un but de l’adversaire, c’est généralement soit parce que l’un deux n’a pas marqué d’assez près son opposant (marquage individuel), soit parce que l’un d’eux n’avait plus la tête à sa zone (jouer la zone), bien qu’il advienne aussi qu’ils se disputent pour des raisons purement sexuelles, ce qui ne regarde qu’eux.

 

  • 1. « Il calcio è il regno della lealtà umana esercitata all’aria aperta. » [Nous traduisons.]
  • 2. « [T]he secular religion of the working class » [Nous traduisons].
Pour citer

POPOVIC, Pierre et Bernabé Wesley. 2017. « Jouer le hors-jeu. Lire le foot entre les lignes », Captures, vol. 2, no 2 (novembre), section contrepoints « Imaginaire de la ligne ». En ligne : revuecaptures.org/node/856

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