Au tournant du XXIe siècle, certains écrivains cherchent, dans leurs œuvres, à susciter une expérience particulière de la fiction en mettant l’accent sur la confusion entre auteur et narrateur. Dans Vertiges, paru en 1990, W.G. Sebald prend plaisir à multiplier les doubles de la figure de l’écrivain. Dans ce recueil de quatre nouvelles émaillé de photographies, le premier récit évoque Stendhal; le troisième, Kafka; le deuxième et le quatrième, un narrateur jumeau de Sebald. Enrique Vila-Matas a obtenu, pour Le Mal de Montano (2003 [2002]), le Prix Médicis étranger (2003). La littérature devient le personnage principal du livre à travers le récit effectué par le père, au sujet de la « maladie de la littérature » dont lui et son fils sont atteints (2003: 15). Tous deux ne peuvent en effet faire l’expérience du monde qu’à travers les grandes œuvres qu’ils ont lues. Dans L’auteur et moi d’Eric Chevillard (2012), un narrateur à la première personne hèle une jeune femme à la terrasse d’un café et lui explique comment il en est arrivé au meurtre de sa femme. Ce narrateur est l’objet d’une controverse de la part de l’auteur. Dans l’avant-propos et les notes de bas de page (aussi prolixes que le récit), l’auteur commente sa narration, son personnage, son propos et son style. Il commente notamment le rapport autobiographie / fiction de son texte, et renvoie à son blog intitulé L’autofictif (parution chez l’Arbre vengeur depuis 2009).
Dans leurs œuvres, ces auteurs ne cessent d’égarer le lecteur, de le tromper à leur sujet. Mystificateurs, ils inventent des écrivains ou des textes d’écrivains réels, abolissant la frontière entre le réel et l’imaginaire.
I. Un genre douteux
« Des suspects qui me ressemblent… »
Les récits de Sebald, Chevillard et Vila-Matas, dont le narrateur et le protagoniste sont soit des écrivains soit des figures apparentées, correspondent à une catégorie que Philippe Forest nomme le « Roman du Je » pour la distinguer de l’autobiographie :
À l’inverse de l’autobiographie classique par laquelle un individu cherche à fixer l’image stable et signifiante de son moi, le Roman du Je — dans ses modalités extrêmes — débouche sur une forme d’expérimentation dangereuse où se défait toute certitude identitaire. C’est pourquoi, loin de constituer l’exercice narcissique et complaisant souvent dénoncé, le Roman du Je dissout toute forme assurée de conscience de soi en enseignant cette seule vérité à l’auteur : le Moi n’existe jamais que comme fiction. (Forest, 2001: 68.)
Ainsi chez Sebald, comme le souligne Lucie Campos, « les personnages secondaires tendent à se confondre avec le narrateur », d’autant que « le récit du narrateur inclut de larges segments de discours rapporté », souvent en style indirect libre (Campos, 2012: 349). Les rares incises laissent planer le doute sur l’identité de l’énonciateur : « Le Sujet est masque, persona à travers laquelle se font entendre ces voix. » (Campos: 349.) Tout au long de l’ouvrage, l’écrivain s’identifie à des doubles : Stendhal, Casanova, et particulièrement Kafka… et ses avatars, comme ce chasseur Gracchus, qui hante le recueil. Chacun des quatre récits de Vertiges contient une phrase extraite d’une nouvelle de Kafka, « Le chasseur Gracchus », légèrement reformulée chaque fois : celle qui décrit le cadavre du chasseur Gracchus sur sa civière. Le narrateur lui-même éprouve, à Venise, le jour de la Toussaint 1980, « l’impression d’être enterré ou tout au moins d’être exposé sur un catafalque » (Sebald, 2001: 64), puis s’allonge à Milan « sur la couche recouverte d’un couvre-lit à franges et motif de fleurs1 » (104). Sebald lui-même expliquait la proximité de la « figure narrative » de ses œuvres avec ses personnages par le terme de relais (Lubow, 2009: 173), insistant sur la continuité de l’une aux autres. La structure même de Vertiges induit d’étranges confusions. Beyle, dans la première nouvelle du recueil intitulée « Beyle ou le singulier phénomène de l’amour », et le Dr. K dans la troisième nouvelle, « Le Dr K. va prendre les bains à Riva », sont des doubles de Sebald, qui dit entretenir avec eux un rapport d’« identification affective » (Wachtel, 2009: 45), renforcé aux yeux du lecteur par le fait que la même voix narrative traverse les quatre textes. Le patronyme de l’auteur, Sebald, apparaît, dans la deuxième nouvelle, « All’estero », reproduit sur un document administratif, mais en langue étrangère et amputé du prénom. De nombreux indices conduisent le lecteur à identifier le protagoniste, qui est aussi le narrateur, à l’auteur. Sebald, prénommé en réalité Winfried Georg Maximilian, considérait son prénom comme nazi et se faisait appeler Max. D’autre part, l’incipit indique une date et un lieu qui correspondent à la biographie de Sebald : « En octobre 1980, partant d’Angleterre, où je vis depuis près de vingt-cinq ans dans un comté la plupart du temps enfoui sous les nuages gris […] » (Sebald, 2001: 35). Plus loin il évoque de nouveau l’Angleterre, « ce comté de l’est du pays où [il] habite » (49). Or, Sebald s’était effectivement installé dans le Norfolk, en Angleterre, en 1970, et a consacré à ce comté un mélancolique ouvrage paru en 1995, Les Anneaux de Saturne. L’allusion à son grand-père (40) tend à accréditer la piste autobiographique, de même que la rencontre avec le poète allemand Ernst Herbeck (39). Dans la quatrième nouvelle, « Il ritorno in patria », le narrateur retourne dans un village nommé « W. » Sebald est né à Wertach. En outre, ce narrateur dit avoir l’âge d’un personnage nommé Luciana, c’est-à-dire quarante-quatre ans, ce qui est à deux ans près l’âge de Sebald au moment de la parution, et peut-être son âge réel au moment de l’écriture. Les documents iconographiques renforcent ce caractère autobiographique, que ce soit la note manuscrite de Herbeck (49), ou la déclaration de perte de son passeport précisant que celui-ci a été établi au nom de Sebald par l’Ambassade d’Allemagne à Londres. Plus loin, la photographie d’une page de son agenda (59) confirme la date mentionnée dans le texte (octobre 1980) et les lieux égrenés dans la nouvelle : Waterloo, Vienne, Venise. Dans la dernière nouvelle, le narrateur, comme Sebald, est allemand, et de retour dans sa patrie après une longue absence. S’il qualifie cet ouvrage de « premier roman », Sebald avoue que « les éléments autobiographiques [y] sont très présents » (Cuomo, 2009: 104).
Le lecteur est tenté de conclure le même pacte autobiographique avec Vila-Matas. Si ce dernier ne parle jamais de lui à la première personne, ses narrateurs sont souvent des journalistes, des écrivains ou des éditeurs. Le Mal de Montano se présente sous la forme d’un journal intime tenu par un critique littéraire, qui, comme Vila-Matas, vit à Barcelone. Livrant son emploi du temps et sa méthode d’écriture, il comble les attentes du genre diaristique. Il se représente rédigeant le dictionnaire que nous venons de lire. Habilement, il distille des « effets autobiographiques », et la métalepse ontologique, selon la terminologie de Marie-Laure Ryan (2001), lui permet de justifier l’usage de la fiction qui viendrait garantir la sincérité du narrateur :
[…] je veux que le lecteur se fasse une petite idée de ma façon d’être dans la vie quotidienne où je mène une existence si monotone et si horrible qu’il n’y a rien d’étrange à ce que j’essaie de lui échapper en écrivant sur des réalités éloignées de ma vie réelle. (Vila-Matas, 2003: 175.)
Si cette métalepse donne l’impression d’effacer la frontière entre réalité et fiction, il ne s’agit, comme le rappelle Françoise Lavocat, « que de la frontière entre réalité-dans-la-fiction et fiction-dans-la-fiction » (Lavocat, 2016: 479). Le lecteur acharné de Vila Matas reconnaîtra avec jubilation des éléments communs à ses différentes œuvres, en premier lieu la mère, invariablement mélancolique et liée à l’écriture, soit parce qu’elle a connu Paris jadis et parle littérairement (Paris ne finit jamais), soit parce qu’elle tient un journal (Le Mal de Montano). Dans un entretien avec le fictif Robert Derain, il avoue exister à jamais dans la fiction, s’être aboli dans son œuvre, comme Blanchot et Kafka (Derain, 2010: §21). Ainsi s’explique le genre littéraire pratiqué — le journal intime — avec lequel il prend plus ou moins de libertés, car c’est le genre de la métamorphose de soi. Selon lui, les grands diaristes du XXe siècle ont écrit non pour savoir qui ils étaient, mais « en quoi ils étaient en train de se transformer » (Vila-Matas, 2003: 178). Le genre de la conférence est également cher à Vila-Matas, car il lui permet de s’inventer, ainsi qu’il l’explique dans l’entretien fictif :
La conférence, et jusqu’à un certain point l’entrevue, constituent ce que je considère comme étant une forme de littérature de l’éphémère. La conférence, transposée en régime fictionnel, vous l’avez certainement constaté, me permet d’affirmer d’une manière on ne peut plus efficace la prédominance de la fiction sur le réel. En ce moment, je m’écris devant vous et ce n’est pas seulement ma figure d’écrivain que je forge, mais mon être tout entier. (Derain, 2010: §9.)
Rêvé tout autant que conçu par sa mère, le narrateur du Mal de Montano est davantage le fruit de l’écriture autobiographique que des amours parentaux, puisque sa mère commence son journal dix mois avant sa naissance (Vila-Matas, 2003: 154). À la manière de Tristram Shandy, le héros remonte à ses origines, pour découvrir comme lui qu’il est né sous de mauvais auspices, sous la forme littéraire d’un coitus interruptus, la mère maudissant le père dans des carnets secrets, intermittents et haineux.
Chevillard est l’auteur de diatribes contre l’autofiction, et le titre choisi pour son blog, l’Autofictif, sous sa forme adjectivale, n’est pas exempt d’ironie. Pourtant l’autofiction est bien le genre ici convoqué. Si l’aspect autobiographique est bien présent (il parle en son nom propre, de ses proches, de sa vie quotidienne d’écrivain et fait des références explicites à ses œuvres), le « je » y a un statut énonciatif trouble. L’auteur laisse entendre que rien de ce qu’il dit de lui-même n’est forcément vrai, qu’aucun pacte autobiographique ne l’enchaîne à son récit. Cette posture correspond à ce que Philippe Vilain appelle la « recomposition toute littéraire du moi » (Vilain, 2005: 35). « L’écrivain croit à la métempsycose, énonce Chevillard dans l’Autofictif au petit pois, à la transsubstantiation, il veut devenir son livre, se fondre en lui, le substituer — parfait, magistral — à son être défaillant. » (Chevillard, 2015: 99) Dans un entretien pour le quotidien suisse Le Temps, Chevillard revient sur ce titre de son blog :
C’était franchement ironique à l’origine. Et pourtant, si l’on comprend littéralement le terme autofiction, ce titre nomme assez bien la nature de ce texte. Je m’y cherche et je trouve des suspects qui me ressemblent et que j’interroge. J’observe et je riposte, la mauvaise foi est aussi sincère que l’aveu, tout est permis. Un fait de langue est un acte, une manière d’être. (Rüf, 2018.)
Quelle que soit la forme (aphorisme, boutade, haïku, micro-récit, poème), le « je » occupe tous les postes du blog. Quand on croit le tenir, il nous échappe. Dans l’avertissement du volume récemment paru chez l’Arbre vengeur et réunissant des années d’écriture en ligne, Chevillard explique : « Mon identité de diariste est ici fluctuante, trompeuse, protéiforme, raison pour laquelle je n’ai pas renoncé au titre d’origine. » (Chevillard, 2018: 19.) Évoquant sa liberté d’écriture, le blogueur avoue : « Je me considère là à mon tour comme personnage, je bascule entièrement dans mes univers de fiction, où se rencontre aussi, non moins chimérique peut-être, le réel. » (Chevillard, 2018: 19.) Dans L’auteur et moi, il sème volontiers le doute, la confusion, insérant dans son commentaire et dans l’avertissement des traits autobiographiques par lesquels il se démarque de son personnage. Inversement, dès la première note, il souligne la parenté de l’auteur et du personnage :
Certes, ce passage pourrait constituer un autoportrait assez fidèle de l’auteur, informant du même coup la thèse qu’il développe dans son avant-propos et ruinant son parti pris d’autonomie fièrement revendiqué, comme si, en dépit de sa déclaration d’intention, il se confondait d’entrée avec son personnage. (Chevillard, 2012: 19.)
En outre, il rappelle dans les commentaires que certains propos du personnage de L’Auteur et moi se retrouvent dans le blog L’Autofictif.
L’art du camouflage
Les déguisements de l’écrivain contemporain sont sans doute le fruit du sentiment d’imposture évoqué par Pierre Michon :
Sans doute qu’à partir du moment où la littérature s’est constituée comme fin en soi, sans Dieu, sans justification extérieure, sans idéologie qui la soutienne, en champ autonome comme dit Bourdieu, c’est-à-dire en gros avec Flaubert et Mallarmé, ou un peu avant, à partir de ce moment tout écrivain a été un imposteur, puisqu’il ne pouvait s’autoriser que de lui-même. (Michon cité par Bayle, 1997: 98)
Selon Philippe Gasparini, le degré de véridicité de l’autofiction n’importe pas tellement. « C’est la richesse rhétorique des procédés de double affichage qui devient, à l’intérieur de cette classe de récits, un critère de classement et d’appréciation » (Gasparini, 2004: 14).
Sebald qualifie le genre de prose qu’il met en œuvre dans Les Émigrants de réalisme fictionnel (Wachtel, 2009: 39). Ses textes ont incontestablement un aspect documentaire, produisant force détails, dates d’événements et horaires de voyage, avec un effet de grossissement sur certaines circonstances, élaborant ce que Marie-Jeanne Zenetti appelle une « factographie » (2014). Elle a montré comment chez Sebald le dispositif documentaire relevait du régime mélancolique. Il s’agit d’un « effet-document », où le dispositif vient soutenir un autre discours (Zenetti, 2017: 40). Rompant avec l’esthétique réaliste du XIXe siècle, Sebald fait du document un espace de rêverie, préférant l’investissement personnel à la synthèse (Zenetti, 2017: 40). L’élément le plus déroutant pour le lecteur est sans doute l’insertion de documents, d’illustrations, de photographies au sein du texte, issus d’archives historiques ou privées. L’auteur prend soin de court-circuiter l’effet de réel de ces images par des techniques telles que le cadrage, le floutage, etc., non pour réhabiliter la fiction contre le documentaire (la littérature ne peut être une forme de salut), mais parce que la fiction est chez lui, selon l’expression de Marie-Jeanne Zenetti, « un outil de déstabilisation, destiné à pointer les apories de la littérature » (2017: 51). Dans Vertiges, il est question du Burg Greifenstein, forteresse médiévale située dans l’Altenberg en Autriche (Sebald, 2001: 42). Or, la bâtisse présentée en photographie montre certes le château en question, mais en miniature auprès d’un mur, la cour intérieure traversée de cactus… La suite du texte évoque la vue depuis la terrasse du Greifenstein : « le fleuve étincelant et ses basses terres marécageuses sur lesquelles les ombres du soir commençaient à se poser » (42). La photographie qui suit le passage est sous-exposée, et l’on distingue difficilement les méandres d’un fleuve au crépuscule. Il pourrait s’agir de n’importe quel fleuve, l’image n’apporte aucune information supplémentaire, au contraire : elle déréalise le souvenir qui vient d’être évoqué et jette le soupçon sur la capacité de mémoire. Quel crédit accorder aux souvenirs de celui qui dit « je », d’autant plus que ce « je » est lui-même instable? Dans « All’estero », l’identité du narrateur pose très vite problème : à l’hôtel de Vérone, son passeport a été remis par erreur à un autre client allemand, un certain Monsieur Doll. Les identités sont interchangeables, et le narrateur se retrouve doublement privé de la sienne, puisque sur la photographie de la déclaration de police insérée dans l’ouvrage, son prénom est biffé à l’exception de l’initiale : « W. » (Sebald: 96). Dès lors, le narrateur peut endosser toutes les identités possibles, et c’est sous le nom de Jakob Philipp Fallmerayer, historien voyageur autrichien du XIXe siècle, qu’il s’inscrit de retour dans un hôtel de Vérone (Sebald: 109). Ruth Vogel-Klein rappelle que le titre original du livre, Schwindel, signifie aussi « supercherie » (2007: 435).
Chez Vila-Matas le tournoiement identitaire s’accompagne du plaisir du déguisement. L’iconographie vilamatassienne2 témoigne de cette métamorphose de l’auteur en personnage : vêtu de noir, affublé de lunettes de soleil, ouvrant un imperméable bardé de photographies le représentant, émergeant de la pénombre, se reflétant dans un miroir, ou bien carrément de dos (Vila-Matas, 2009: couverture). De même, ses narrateurs, dont nous avons vu qu’ils sont des doubles de l’auteur, connaissent de fréquents changements d’apparence, comme les camouflages du Docteur Pasavento dans l’ouvrage éponyme (2006). Difficile de démêler le vrai du faux, dans la mesure où, comme l’a analysé Jérôme Meizoz, les textes autobiographiques et autofictionnels créent une posture3 et entraînent un « étrange effet retour de l’œuvre sur la personne » (Meizoz, 2007: 28).
Si la mère, dans Le Mal de Montano, semble un personnage inventé à partir de matériaux littéraires (le patronyme du poète argentin Oliverio Girondo, les écrits de Kafka, la vie et les vers d’Alejandra Pizarnik et d’Emily Dickinson), elle présente en revanche, d’une œuvre à l’autre, des traits communs (écriture et mélancolie) qui sont peut-être des traits de la mère réelle de l’auteur. « L’ironie est la forme la plus élevée de la sincérité » (Vila-Matas, 2004: 58), déclare-t-il dans Paris ne finit jamais. La lecture d’une telle œuvre s’accompagne dès lors de suspicion, mais il est bien difficile de résister à la fiction de cet auteur. Ainsi, dans Le Mal de Montano, la voix du narrateur semble tellement épouser celle de l’auteur que c’est Vila-Matas que nous projetons dans ce récit, surtout si l’on est un lecteur de l’ensemble de l’œuvre, car les narrateurs en sont presque interchangeables et nous amènent de ce fait à une identification avec l’auteur. Aussi, quand Montano père introduit le personnage de Margot Valeri, l’aviatrice chez laquelle il se rend au Chili, le lecteur croit à son existence comme amie de Vila-Matas lui-même. Par la suite, le narrateur nous apprend par la suite qu’il l’a inventée. Par cette palinodie le narrateur s’avoue menteur et se révèle, selon l’expression de Wayne C. Booth, « indigne de confiance », puisqu’il ne parle pas « en accord avec les normes de l’œuvre », (Booth, 2017: 105). Que penser alors du journal dans lequel s’insère ce voyage au Chili? L’auteur même s’y perd… « C’est tout l’art de la littérature, dit Vila-Matas. Je mélange des éléments, je pars d’une histoire qui m’est arrivée et j’invente la suite. À tel point que je finis moi-même par ne plus savoir », déclare-t-il (Locoge, 2010).
Dans L’auteur et moi, Chevillard entre même en compétition avec lui-même en se lançant dans une controverse avec son narrateur. Au moyen de notes de bas de page, il commente sa narration, son personnage, et l’ensemble de son œuvre. L’auteur s’y présente comme un usurpateur : « Ainsi l’auteur a-t-il couramment recours à l’usurpation d’identité ou, plus modestement […], à l’emprunt. » (Chevillard, 2012: 7.) Le portrait de l’auteur en criminel est récurrent chez lui : « Je suis le criminel que toutes les polices recherchent. J’en fais ici tranquillement l’aveu. Qui m’arrêtera? Plus personne ne lit », écrit-il sur son blog (Chevillard, 2018: 27). Ainsi superpose-t-il à plusieurs reprises sa figure à celle de Rimbaud, comme ici, en 2007 : « Je le confesse, voici maintenant vingt ans que je publie sous mon nom des inédits d’Arthur Rimbaud découverts par hasard dans le fouillis d’un entrepôt désaffecté de Marseille. » (Chevillard, 2018: 37.) Bruno Blanckeman a raison de voir en l’auteur un illusionniste (2014: 30-33).
II. Le meurtre du réel
La réalité usurpée
« Pour peu que l’expérience soit poussée assez loin, énonce Philippe Forest, la vie se fait œuvre mais l’œuvre, à son tour, retentit sur la vie. La fiction se tourne vers le réel mais c’est pour découvrir aussitôt que le réel ne nous est jamais donné que sous l’apparence d’une fiction. » (2001: 44.) Dans le Roman du Je,
la différence de nature entre la littérature et la réalité s’estompe alors et la vie elle-même prend la forme d’un livre utopique et total à l’intérieur duquel, selon le rêve mallarméen, tout finirait par prendre place. Chaque événement réel n’existe plus qu’à la manière d’un signe, d’une citation renvoyant à un autre signe, à une autre citation selon un phénomène d’intertextualité généralisé. (Forest: 66.)
Dans Docteur Pasavento, livre sur la disparition et variation sur la mort de l’auteur, Vila-Matas considère la poésie comme une « disparition totale et vraie » (Vila-Matas, 2006: 157). Il cite Blanchot répondant à la question « où va la littérature » : « elle va vers elle-même, vers son essence qui est la disparition » (Vila-Matas, 2006: 19). La vie de l’auteur doit être réduite à presque rien, comme celle de Walser, Kafka, Pessoa ou Gombrovicz, figures qui jalonnent l’œuvre vilamatassienne :
La littérature commande un engagement total de soi, voire une renonciation à soi-même et à la réalité — du moins à un soi et à une réalité univoques. Imposteur, je finis toujours par adopter temporairement la personnalité de tel ou tel de mes personnages […]. (2006: 19)
Marcos Eymar a montré que cette attitude est un héritage des romantiques, qui ont associé vie et œuvre, la littérature devenant « l’expression d’une attitude particulière vis-à-vis de la vie » (Eymar, 2010: §9). Aussi Vila-Matas propose-t-il, dans Abrégé d’histoire de la littérature portative, une littérature qui soit un « art de vivre » (1990: 90). L’effacement de soi s’opère dès lors au profit de cette matière littérature dont les écrivains ne sont que des passeurs. D’où sa fascination pour les auteurs ayant cessé d’écrire, ou n’ayant quasiment rien produit, à qui il consacre un ouvrage : Bartleby et cie (2002). « Le silence de l’auteur-bartleby apparaît comme le geste littéraire par excellence qui supprime les différences entre la vie et l’œuvre », commente Eymar (2010: §36). Ainsi Montano fils est-il devenu un écrivain agraphe, avant de se convertir en une mémoire de la littérature. Montano père souhaite la conversion en texte, s’incarner dans la nouvelle de Montano, devenir un homme-récit, non en apprenant par cœur son livre-culte mais en revivant la littérature, c’est-à-dire en se vidant de sa propre subjectivité pour en accueillir d’autres (Vila-Matas, 2003: 85). Vila-Matas écrit dans Journal volubile : « […] j’ai toujours cherché mon originalité dans l’assimilation d’autres masques, d’autres voix » (2009: 235). La littérature est pour Vila-Matas le lieu d’élaboration d’un mythe personnel, comme il l’avoue dans Le Mal de Montano, où le narrateur mentionne la vocation littéraire que sa mère a rêvée pour lui : « Ce qui la mena à envisager pour moi un type d’écriture conçue exclusivement pour l’élaboration d’un mythe personnel. » (Vila-Matas, 2009: 156-157.) Emmanuel Bouju a montré comment, chez cet auteur,
littérature et vie sont séparées par une frontière brumeuse […]; une zone frontalière qui sert d’échangeur entre les coordonnées du réel et celles de la littérature; ou plus précisément une ligne d’ombre sur laquelle Vila-Matas, écrivain et homme […] ne cesse de se tenir et qu’il ne cesse d’explorer (Bouju, 2010: §4).
Si la Littérature est la seule réalité, ou plutôt créatrice de réalité, la question de la vérité est donc nulle et non avenue. Ainsi se trouve renversée la proposition stendhalienne sur le rapport entre roman et réalité4. Vila-Matas écrit dans son Journal volubile :
Je cherche le recueillement, parce qu’en général la littérature est plus intéressante que la vie. Je ne sais pas s’il s’agit d’un paradoxe mais j’aime énormément la vie parce que, quoi qu’on dise, elle ressemble à un grand roman. (Vila-Matas, 2009: 70.)
Dans l’Autofictif au petit pois, Chevillard remarque : « La littérature voulait être plus que ça. Elle voulait se substituer au monde. » (Chevillard, 2015: 8.) Cette idée est reformulée de diverses manières, y compris sous forme de boutade : « Peuh! je me suis surpris en train de vivre au lieu d’écrire! » (2015 : 139.) Chez Chevillard le réel est tissé de fictions. Dans L’Auteur et moi, il note que ce ne sont pas les personnages qui prennent vie, mais l’auteur lui-même qui est « happé par la fiction, arraché à sa table » et « confondu de ce fait irrémédiablement avec son personnage » (2012: 15). En témoigne cet aphorisme de L’Autofictif voit une loutre : « Je me suis perdu : la poche de ma culotte avait un large trou. » (2010: 153.) La perte ici est également ontologique : l’auteur s’est perdu dans une zone indécise entre réalité et littérature, le trou dans la culotte fonctionnant comme le terrier d’Alice au pays des merveilles.
Lecteurs complices
De tels textes, nécessairement troués, supposent un nouveau mode de lecture. Le lecteur bénéficie dès lors d’une liberté immense, créative, appelé à développer les « virtualités du texte lui-même » (Saint-Gelais, 2012: 170).
Chez Sebald, l’écriture laisse des blancs que le lecteur doit remplir. Le texte lui-même fonctionne souvent comme un rébus, disséminant des indices que seule la lecture attentive de la totalité du livre permet de mettre en relation. Et encore faut-il alors recommencer. La narration mêle faits divers et fragments fictionnels, épisodes historiques et découvertes savantes, opère d’étonnants rapprochements entre des destins singuliers, marqués par la perte, la folie et la disparition. Tout au long des nouvelles, identifications et coïncidences abondent. Comme l’écrit Christian Garcin, l’ouvrage
peut se lire à plusieurs niveaux, ou avec différentes clés. Ces clés peuvent être : une barque, un amour perdu, un homme mort, un même lieu, une identité flottante et plusieurs dates, le tout fonctionnant comme un miroir brisé : les indices sont disséminés tout au long de la narration, à nous de les rassembler. (Garcin, 2009.)
Ces zones d’indétermination se manifestent aussi dans le floutage des photographies, qui ne sont pas là pour attester la véracité des faits mais pour poser des énigmes. Ces photographies en noir et blanc, souvent à gros grains, à contre-jour, sous-exposées, cachent plus qu’elles ne montrent.
Si Sebald entraine dans le labyrinthe son lecteur, Vila-Matas et Chevillard ont à l’égard de celui-ci une attitude provocatrice. Dans La lecture assassine (1977), roman qu’il écrit alors qu’il habite à Paris dans une chambre louée à Marguerite Duras, Vila-Matas interroge le pouvoir des lettres et imagine un livre pouvant tuer ses lecteurs… Cette élaboration fictionnelle se fait avec le consentement supposé du lecteur, dans un geste hérité de Sterne. Vila-Matas met en scène l’acte de lecture, nous prodiguant confidences et avertissements, de sorte que le livre prend l’aspect d’une histoire à sensations contée à un auditoire amateur du genre. « Arrive le plus intéressant », prévient soudain le narrateur dans une incise (Vila-Matas, 2003: 68), s’adressant à un lecteur mi-amusé mi-agacé d’être ainsi pris par la main.
Quant à Chevillard, il ne cesse, dans ses proses autofictionnelles, de décevoir le voyeurisme du lecteur, comme dans la première note de L’Auteur et moi, où il évoque au conditionnel la possibilité que le bout de texte qu’on constitue un portrait « assez fidèle » de l’auteur (2012: 19), hypothèse aussitôt démentie… D’ailleurs la « stratégie de dissimulation » de l’auteur, sans doute due à sa phobie sociale, est aussitôt affirmée (2012: 19). L’auteur se présente ainsi à plusieurs reprises comme garde-fou après avoir lui-même égaré le lecteur. Ce dernier est mis en abyme à travers la figure de la jeune femme. Toutefois, celle-ci fait l’objet d’une agressivité croissante de la part du narrateur. S’il use de formules de politesse en l’abordant, il ne s’impose pas moins à elle : « En deux mots, mademoiselle, pardon si je vous importune » (Chevillard, 2012: 17), la prévenant avant même ses excuses que ce qu’elle aura à subir de lui sera un discours (en deux mots), lequel est en réalité une véritable logorrhée. Par la suite, l’impératif est le mode privilégié pour s’adresser à cette figure lectorale. L’agressivité envers l’auditrice-lectrice se précise dans la dernière partie de l’ouvrage. Finalement, par un ultime détour de la diégèse, l’interlocutrice est confondue avec l’épouse du narrateur...
Sebald, Vila-Matas et Chevillard vont au-delà du jeu de doubles de l’autofiction5. Inspirés par l’hétéronymie pessoenne (Pessoa, 1993), ils brisent l’ego et font surgir, dans cette fêlure, l’essence de la littérature. S’ils font du personnage de l’écrivain la clé de leur œuvre, ce n’est pas par narcissisme, mais parce que celui-ci peut être le support de toutes les métamorphoses. Octavio Paz écrivait dans Point de convergence que la réponse apportée par l’art à la mort de Dieu est « l’ironie, l’humour, le paradoxe intellectuel… » (Paz, 1976: 69.) Imposture, iconoclasme, ironie, supercherie, tels sont les termes qui conviennent pour cette littérature née dans le sillage de Jorge Luis Borges. Littérature éminemment suspecte où l’auteur est un criminel et le lecteur, victime… ou complice de l’imposture. Après nous avoir entraînés dans une scène pornographique, le narrateur de L’auteur et moi est interrompu par une note : « jamais l’auteur n’aurait écrit une chose pareille » (Chevillard, 2012: 63), niant notre expérience de lecteur, comme le bourreau refuse de reconnaître le statut de sa victime.
- 1. Or, la nouvelle de Kafka précise que le chasseur Gracchus est transporté sur une civière, gisant sous « un grand tissu de soie frangé à motifs floraux » (unter einem großen blumengemusterten, gefransten Seidentuch). [Nous traduisons.]
- 2. Couvertures d’ouvrage et photos dans la presse (Vila-Matas, 2009: quatrième de couvertire).
- 3. Posture d’auteur : « ensemble de ses auto-figurations dans le champ littéraire » (Meizoz, 2007: 45).
- 4. « Un roman : c’est un miroir qu’on promène le long d’un chemin. » (Saint-Réal cité par Stendhal, 2000 [1830]: 134)
- 5. Vincent Colonna, dans un ouvrage relativement récent, définit l'autofiction comme suit : « L'écrivain est au centre du texte comme dans une autobiographie (c’est le héros), mais il transfigure son existence et son identité, dans une histoire réelle, indifférente à la vraisemblance. Le double projeté devient un personnage hors norme, un pur héros de fiction, dont il ne viendrait à personne l’idée d’en tirer une image de l’auteur. » (2004: 75)