Pendant une grande partie de son histoire, jusqu’aux années 1980 environ, la littérature québécoise a produit, dans le temps même de son développement et comme l’une des formes de ce développement, diverses interprétations d’ensemble à son propre sujet. Distinctes dans leur essence des anthologies, enquêtes, numéros de revue, dictionnaires et répertoires qui accompagnent à peu près toutes les littératures, et qui continuent d’ailleurs d’être proposés à intervalles plus ou moins réguliers, ces interprétations étaient exprimées sous forme d’hypothèses structurantes dans des essais, des articles, des programmes ou parfois de façon simplement tacite. Elles visaient moins, contrairement aux types d’études précités, à signaler la « normalité » de la littérature québécoise (c’est-à-dire son existence et son dynamisme) ou encore, ce qui revient plus ou moins au même, à en élargir le domaine, qu’à en relever la singularité. Quantité d’éléments contribuaient — et continuent de contribuer, pour les études d’ordre historique — à ces réflexions englobantes et exploratoires, à commencer par la taille relativement petite du corpus, qu’il était possible de lire de façon sinon exhaustive, du moins substantielle. Grâce à cette maniabilité, on pouvait raisonnablement tisser d’une œuvre à l’autre des liens valant pour l’ensemble de la production, dont un autre des traits majeurs était par ailleurs l’homogénéité. Socialement, culturellement, économiquement, les écrivains québécois venaient d’un même bassin, puisaient dans une même expérience de vie, qui, tout en s’exprimant sous des formes différentes et parfois très singulières, donnait à leurs œuvres un air de famille d’autant plus reconnaissable que leurs lecteurs étaient issus eux aussi, de façon à peu près exclusive, de ce bassin et de cette expérience.
La taille restreinte du corpus et la relative uniformité de sa matière (ou, si l’on préfère, de sa matrice) ne suffisent cependant pas à expliquer que la littérature québécoise ait donné lieu pendant si longtemps à la formulation d’hypothèses englobantes à son sujet. Le fait que cette littérature se soit construite dès l’origine dans l’idée ou, mieux, avec le désir de sa distinction constitue une raison encore plus importante. Cette idée se manifeste, on le sait, dès le milieu du XIXe siècle sous la forme d’appels à la production d’œuvres affranchies des modèles français et européens, adaptées au pays et à ses habitants, ainsi que le formulent notamment l’abbé Casgrain (« Oui, nous aurons une littérature indigène, ayant son cachet propre, original, portant vivement l’empreinte de notre peuple, en un mot une littérature nationale » [1866: 26]) ou, de façon plus modeste, le romancier Patrice Lacombe qui, à la fin de La Terre paternelle, explique avoir voulu « laiss[er] aux vieux pays, que la civilisation a gâtés, leurs romans ensanglantés » pour peindre plutôt « l’enfant du sol tel qu’il est, religieux, honnête, paisible de mœurs et de caractère. » (1993 [1846]: 80) L’idée d’un lien entre la littérature québécoise et les lieux où elle se développe est à nouveau énoncée au début du XXe siècle, dans l’appel de Camille Roy à « nationaliser » la littérature canadienne (1904) et, quelques décennies plus tard, dans l’invitation faite par Robert Charbonneau aux écrivains canadiens-français à « découvrir [leur] signification américaine » et à « accepter la condition providentielle de [leur] vie en Amérique. » (1993 [1947]: 34) En fait, l’idée de distinction est si prégnante, accompagne depuis si longtemps la littérature québécoise en tant qu’objet, s’est si bien gravée dans les consciences qu’on en trouve encore les traces à la fin du XXe siècle et même aujourd’hui dans le sentiment exprimé par certains écrivains (essentiellement les plus âgés) que, contrairement aux auteurs des vieux pays, leur vocation et leur inspiration ne leur viennent pas des livres mais de leur habitat. André Belleau relève par exemple le soin mis par le romancier Yves Beauchemin, invité sur le plateau parisien de l’émission littéraire Apostrophes, à se définir comme un écrivain issu du sol :
À l’entendre, il écrit naturellement et spontanément, sans rien préméditer, pour le peuple, par le peuple, dans le peuple… Pourquoi donc, dans la dynamique de cette émission regroupant plusieurs écrivains de diverses tendances, Yves Beauchemin a-t-il assumé si facilement le rôle du « bon sauvage », sorte de case pré-existante dans laquelle il s’est installé sans qu’on le lui demande? (2016 [1986]: 154-155)
J’ai aussi souvenir de Suzanne Jacob qui, dans une journée d’étude où elle présentait sa conception du roman1, avait tenu à préciser qu’en dépit de toutes ses lectures et de toute sa formation classique, la véritable source de sa vocation littéraire était la nature et les paysages au milieu desquels elle avait grandi.
Mais c’est peut-être sur un plan collectif et institutionnel que, pendant longtemps, s’est manifesté de la façon la plus forte le désir de distinction et d’autonomie de la littérature québécoise. Ainsi que Gilles Marcotte l’a astucieusement formulé dans Littérature et circonstances, même si, au Québec, les équipements que sont les maisons d’édition, les bourses, les prix, les associations et les programmes d’enseignement se sont surtout développés à partir de la Révolution tranquille, l’institution n’a jamais été un thème nouveau au sein de notre littérature :
Elle est, au contraire, notre plus vieille idée. Comme Dieu existe avant la création, elle précède les œuvres […], elle se crée dans une indépendance relative par rapport aux œuvres, elle a préséance sur les œuvres. C’est là un phénomène éminemment singulier, dont l’équivalent ne se retrouve, si je ne me trompe, dans aucun autre pays du monde occidental. (1989: 17-18)
Certes, on pourrait se dire qu’il ne s’agit là que d’une proposition, prononcée avec un brin d’ironie par le critique. Mais l’autarcie du système de production, de consommation et de consécration de la littérature québécoise — ou ce qu’on appelle communément son « écosystème » — est tellement indéniable, a été tellement étudiée, est tellement revendiquée par ses « acteurs » qu’il faut accorder à cette plus vieille idée le statut qui lui revient : celui, sans doute, de l’expression d’une nécessité, du moins à l’origine (par l’éloignement et la démographie), mais celui, aussi, d’une orientation et d’une volonté très concrètes, d’un accord qui, tout autant que les œuvres elles-mêmes, a « fait » la littérature québécoise, pour emprunter de nouveau à Gilles Marcotte (1962), c’est-à-dire l’a construite et définie.
À ces trois grands facteurs — taille du corpus, homogénéité et idée de singularité — s’ajoute un quatrième élément qui explique la place longtemps tenue par les hypothèses dans « la vie et l’œuvre » de la littérature québécoise : ces hypothèses étaient extrêmement productives. Elles l’étaient d’abord sur un plan matériel, en ce qu’elles contribuaient elles-mêmes au corpus. Il suffit de penser aux plus marquantes d’entre elles pour aussitôt citer quelques-uns des essais majeurs de la littérature québécoise : Le roman à l’imparfait (1976) de Gilles Marcotte, Le romancier fictif (1980) et Surprendre les voix (1986) d’André Belleau, La littérature contre elle-même (1985) de François Ricard, L’écologie du réel (1988) et Intérieurs du Nouveau Monde (1998) de Pierre Nepveu, titres auxquels s’ajoutent les réflexions de poètes et romanciers comme Jacques Brault, Monique LaRue ou Yvon Rivard, ou, avant eux, d’un Hubert Aquin ou d’un Jacques Ferron. Si variées soient-elles, ce qui caractérise les idées, les vues d’ensemble et les propositions de ces auteurs, c’est qu’elles n’existent pas à côté de la littérature, dans ce qui serait une sorte de face-à-face avec elle, mais en font intrinsèquement partie, et cela, non seulement parce qu’elles s’expriment dans la forme hautement littéraire qu’est l’essai2, mais aussi parce qu’elles trouvent leur pleine nature d’hypothèse grâce à cette forme. Il a souvent été relevé que l’essai constitue au Québec plus qu’ailleurs un genre littéraire majeur ou, à tout le moins, qu’il y est plus spontanément reconnu comme un genre littéraire en propre, à l’égal du roman et de la poésie. En guise d’exemple, dans son introduction à la littérature québécoise parue en 1974 dans la collection « Que sais-je? » des Presses universitaires de France, Laurent Mailhot consacre, après celles portant sur la poésie, les romans et récits et le théâtre, une section à l’essai, alors qu’on ne trouve guère de catégorie semblable dans les manuels d’histoire littéraire française, ni à l’époque ni aujourd’hui. Et il n’y a guère qu’au Québec que l’on publie, comme l’ont fait Laurent Mailhot et Benoît Melançon en 1984 ou Jean-François Chassay en 2003, des anthologies de l’essai. Or, on l’oublie trop souvent, l’une des retombées de cette valorisation de la pratique de l’essai et de son intégration au sein de la littérature est la production d’hypothèses et, plus spécifiquement encore, de ce qu’on pourrait appeler un art de l’hypothèse.
La productivité des visions d’ensemble qui, pendant une bonne partie de son histoire, ont été formulées sur la littérature québécoise tient aussi bien sûr, au-delà de leur littérarité, à leur fonction proprement critique. Au cours du XXe siècle, l’accompagnement qu’a été pour les œuvres l’acte de réflexion critique et théorique a joué un rôle majeur dans le développement des esthétiques et de la création en général. La littérature de ce siècle, et tout particulièrement celle de sa seconde moitié, a été en grande partie modelée par le dialogue qu’elle a entretenu, d’une façon ou d’une autre — incluant la contestation et la méfiance —, avec la critique et, dans certains cas, avec la théorie, qui ne faisaient pas que suivre les mouvements et analyser le fonctionnement de ce qui était publié. Même sans en faire un objectif ou s’en donner la mission, la théorie et la critique se trouvaient aussi à préciser les programmes et les projets, elles réfléchissaient avec les œuvres à leurs orientations, invitaient leurs auteurs à de nouvelles entreprises, créaient pour elles un contexte d’accueil qui en multipliait ou en relançait le sens. On sait le rôle qu’ont joué à cet égard, au sein de la littérature française et américaine, notamment, les grands systèmes théoriques des années 1960 et 1970, tels le structuralisme, la psychocritique ou la sémiotique, en accompagnant les œuvres de cette époque d’une forme parallèle de recherche et de création. Or on sait également que, en dépit de l’influence dont ils ont joui un peu partout dans le monde, ces grands systèmes ont occupé une place relativement marginale dans l’analyse et la compréhension de la littérature d’ici. Non qu’ils n’aient pas été largement appliqués aux œuvres québécoises de l’époque, mais ils n’ont jamais constitué, si l’on peut s’exprimer ainsi, le cœur battant de leur lecture comme ils l’ont été pour l’étude des œuvres d’un grand nombre de littératures. Ils n’ont pas été ce à quoi les œuvres d’ici se sont mesurées, n’ont pas rempli pour elles la fonction d’aiguillon, d’interlocuteur ou de répondant qu’ils ont souvent remplie ailleurs. Au Québec, ce rôle d’accompagnement et d’approfondissement a plutôt été tenu par la critique issue de l’essai. Moins spectaculaire, moins théorisable, plus oblique, cette critique était parfaitement adaptée à une littérature qui se faisait et à laquelle elle offrait un espace exploratoire de réflexion ou, pour reprendre les termes de Laurent Mailhot dans L’essai québécois depuis 1845, « un lieu de change et d’échange, une marge qui p[ouvait] devenir centrale. » (2005: 72) C’est là un élément singulier de notre histoire littéraire et critique, qui passe souvent inaperçu ou dont la spécificité n’est pas reconnue comme telle : le recours à l’hypothèse dans l’étude de la littérature québécoise, la méthode qu’elle constitue, non seulement à côté des travaux universitaires mais jusqu’au sein même de ces travaux, est à l’origine d’une tradition aussi singulière qu’originale.
Ou, faudrait-il dire plus exactement, qui aura été aussi singulière qu’originale. Car les conditions ayant favorisé la formulation d’interprétations d’ensemble sur la littérature québécoise et qui les rendaient à la fois si audibles et si vivantes se sont, depuis les années 1980, c’est-à-dire depuis les débuts de la période dite contemporaine, largement résorbées. Si la littérature d’avant ce moment charnière continue de susciter des hypothèses — pensons à L’absence du maître (2000) et à La conscience du désert (2010) de Michel Biron, à ma propre proposition de revisiter l’histoire du roman québécois du XIXe et du XXe siècle à la lumière d’une absence d’aventure (Daunais, 2015) ou, plus récemment, à la thèse d’Alex Noël sur la dépossession dans les romans d’Anne Hébert, de Gabrielle Roy et de Réjean Ducharme (2020) —, il en va très différemment de la production contemporaine. Autant, jusqu’à il y a trente ou quarante ans, la littérature appelait les interprétations d’ensemble et s’en nourrissait, autant, depuis lors, elle résiste, pour ne pas dire s’oppose à toute forme de regard surplombant. À tout le moins, elle rend ce regard beaucoup plus ardu, et cela pour plusieurs raisons.
L’abondance du corpus, qu’il n’est plus possible pour quiconque de lire entièrement, constitue l’obstacle probablement le plus évident. Il se fait jour dès la fin des années 1970, ainsi qu’en témoignent deux enquêtes menées par la revue Liberté auprès de divers écrivains, la première sur l’état de la littérature actuelle, la seconde sur celui de l’institution littéraire3. Dans chacune de ces deux enquêtes, qui ne sont pas le fruit du hasard — on ne mène guère ce genre d’entreprise que lorsqu’on perçoit que quelque chose est en train de se transformer —, les auteurs interviewés, autant que leurs intervieweurs, voient dans l’accroissement du nombre de publications la fin d’une forme de clarté et de direction. Cet accroissement leur semble étouffer ou diluer toute ligne de force et, par voie de conséquence, annuler plutôt qu’intensifier ce que la littérature québécoise avait gagné en spécificité dans les années précédentes, tout particulièrement à l’époque de la Révolution tranquille, qui constitue ici l’étalon : « production abondante, pléthorique, mais en même temps comme inexistante, par son peu d’effet sur quoi que ce soit, […] par son inaptitude […] à imposer de quelque manière sa nécessité », ainsi que le résume François Ricard (1977: 10).
Sans doute sommes-nous aujourd’hui habitués à cette abondance, qui était alors nouvelle et, par le fait même, déconcertante. Et sans doute l’obstacle qu’elle constitue n’est-il pas, en soi, absolument insurmontable. On peut toujours se frayer un chemin, même dans le nombre. Mais pour tracer un tel chemin, il faut choisir parmi les œuvres et c’est ici que se trouve la pierre d’achoppement. La littérature contemporaine, qui se caractérise — comme cela a été relevé maintes fois — par une absence de programmes, d’écoles, d’appels ou de mouvements, n’offre pas à la critique les balises que la modernité, avec ses manifestes et ses avant-gardes, ses projections pour l’avenir et, dans le cas de la littérature québécoise, le projet de la nation, lui prodiguaient en quantité. Depuis les années 1980, ainsi que le suggèrent les auteurs de l’Histoire de la littérature québécoise, les œuvres se caractérisent par un « décentrement » (Biron, 2007: 531-535), non seulement en regard de l’histoire en général, mais aussi en regard de leur propre histoire, ne cherchant à exister ni en lien avec les productions du passé ni en fonction d’un projet qui les mobiliserait en vue d’un état à venir de la littérature. Si cette observation vaut également pour la littérature française contemporaine, le tournant des années 1980 est au Québec d’autant plus marqué qu’il correspond au désengagement politique qui a suivi le premier référendum et qui allait également suivre le second (encore que, à bien des égards, cet événement ne constitue pas une circonstance particulière, puisque c’est partout en Occident qu’on observe, avec ce qu’on a appelé la fin des grands récits, à laquelle participent les deux résultats référendaires, un tel désengagement).
Certes, à qui voudrait dégager de la littérature contemporaine quelques vues d’ensemble, ce décentrement n’est pas, lui non plus, un obstacle insurmontable. Car une absence de centre ne signifie pas une absence de courants souterrains ou de traits communs. Le numéro que la revue L’Inconvénient a récemment consacré aux « 20 meilleurs romans québécois du nouveau siècle » en témoigne assez bien. Même si les responsables du dossier s’abstiennent de relever toute orientation qui pourrait se dégager des œuvres retenues (« Les romans sélectionnés révèlent-ils quelque tendance dans la littérature québécoise contemporaine de langue française? Il n’est pas du tout aisé de répondre à cette question, compte tenu du foisonnement des thèmes, des styles et des imaginaires » [Roy, 2020: 4]), se contentant de souligner la « vitalité » et la « maturité » (4) de la production actuelle (c’est-à-dire reconduisant, en l’élargissant à toute la production pré-2000, l’hypothèse du « roman à l’imparfait » formulée par Gilles Marcotte au milieu des années 1970), on ne peut qu’être frappé par la ressemblance des œuvres qui composent le palmarès. D’un roman élu à l’autre, du moins tel que chacun d’entre eux nous est présenté, reviennent en effet un certain nombre de formes et de propos qui agissent comme autant de leitmotive, notamment l’entremêlement d’accumulations (de personnages, de points de vue, de souvenirs, de détours, de renseignements, de matière en général) et de fils brisés (ellipses, manques, pertes, non-dits, attentes déçues ou renversées, parcours abstraits aux destinations évasives sinon absentes) de même que l’idée de circularité, le point d’arrivée des œuvres rejoignant souvent leur point de départ, leur fin et leur commencement se confondant ou s’interchangeant, leur matière faisant retour sur elle-même. L’absence d’interrogation sur la constance de ces éléments, le fait qu’ils s'offrent comme une sorte de donnée de base de la production courante accroissent le sentiment que la sélection de ces « 20 meilleurs romans » aurait pu être remplacée par une autre toute semblable et valant tout autant d’être défendue.
Mais on revient alors à la question du tri : même s’il est possible d’élaborer des vues au moins partielles sur le corpus contemporain, comment choisir, parmi toutes les œuvres publiées au cours des vingt, trente ou quarante dernières années, celles qui sont plus représentatives que les autres? De façon plus complexe encore : comment choisir les œuvres dont il serait accepté qu’elles soient considérées comme plus représentatives que les autres? Car l’une des grandes valeurs défendues par la littérature contemporaine, l’un de ses grands principes moraux et organisateurs, est justement de ne pas hiérarchiser les productions et les représentations, de ne pas défendre une esthétique plutôt qu’une autre, mais, au contraire, d’accueillir — pour ne pas dire de recueillir — un maximum d’expériences, de voix, de paroles, d’écritures, de récits et de témoignages et de les considérer chacun dans leur unicité et leur validité propres (l’abondance, en cela, n’est plus un repoussoir, comme elle a pu l’être quand le régime contemporain de la littérature a commencé à se mettre en place et que l’ancien vivait ses derniers jours, mais bien une qualité à célébrer). L’écueil est ici inévitable : pour proposer des vues surplombantes, ce qui ne peut guère se faire qu’à partir d’un certain nombre d’exemples, en misant sur ce qu’ils ont de plus et de mieux, il faudrait aller à l’encontre de cette valeur d’égalité. Il faudrait ou trahir ou contester ce qui constitue sans doute la plus grande hypothèse de la littérature contemporaine, en tout cas certainement la plus précieuse et la plus singulière, à savoir qu’aucune œuvre ne saurait être plus importante ou plus valable qu’une autre, que rien de ce qui a la dignité d’être publié ne saurait être exclu. Autrement dit, il faudrait ni plus ni moins contredire — ou, pire, ne pas saisir — le fonctionnement et l’ethos de la littérature contemporaine4.
À cet obstacle du nombre et du décentrement s’ajoute une autre difficulté : autant, avant les années 1980, la littérature québécoise reposait sur le désir d’exister en tant que telle, avec tout ce que cela implique de distinction et de particularité, autant, depuis lors, c’est la volonté contraire qui l’anime. Pierre Nepveu est l’un des premiers à avoir relevé ce désir de non-distinction, observant, dès la fin des années 1980, que l’expression de « littérature québécoise » commençait à perdre en pertinence, le programme qui l’avait pendant si longtemps définie — exister de façon autonome, représenter le pays — s’étant en grande partie réalisé et ne suscitant donc plus de combat. D’où la possibilité qu’il entrevoyait alors de parler d’une « fin » de la littérature québécoise, « ce qui, naturellement, signifierait non pas sa pure abolition dans le néant mais plutôt le fait que cette appellation ne recouvre plus rien d’essentiel ou de substantiel, et qui pourrait nous entraîner à parler désormais, avec un certain à-propos, d’une littérature post-québécoise. » (1999 [1988]: 14) François Ricard observait pour sa part, dans les mêmes années, une « normalisation » de la littérature québécoise : alors qu’elle cherchait auparavant à défendre sa spécificité, elle visait à présent à exister de façon égale et semblable aux autres littératures, c’est-à-dire dans l’« atténuation de ses traits distinctifs et son alignement sur la production des autres pays industrialisés » (2018 [1988]: 164). Ici encore, on peut voir à l’œuvre les effets du point de bascule politique que fut 1980 : le projet nationaliste ayant avorté, la littérature québécoise avait en quelque sorte la voie libre pour se mondialiser (ou s’efforcer de le faire) — en même temps qu’elle n’avait guère, si elle voulait rester le moindrement vivante, d’autre issue.
Mais la perte du désir de spécificité s’est aussi faite par une sorte d’érosion naturelle, ainsi que le suggère Michel Biron à travers l’idée qu’une « cassure invisible » (2010: 199-208) serait survenue, vers la fin du XXe siècle, dans la transmission de l’héritage littéraire. En cessant peu à peu, sous la multiplication des influences, de faire de la littérature française le grand modèle (ou le grand contre-modèle) qu’elle avait été pour leurs aînés, les auteurs du siècle nouveau signaleraient la fin de la distinction de la littérature québécoise, qui s’était largement construite dans la comparaison avec ce modèle spécifique. Si la cassure est invisible, c’est qu’il ne se trouve dans cet abandon aucune revendication ni même d’acte conscient : c’est subrepticement, sans tambour ni trompette, qu’il serait survenu, les filiations communes d’autrefois cédant le pas à des parcours personnels, dépourvus de tout sentiment de dette ou de rivalité.
Encore une fois, on pourrait dire que rien de tout cela n’empêche la formulation d’hypothèses globales ou un peu ambitieuses sur la littérature québécoise contemporaine. Ce n’est pas, en effet, parce qu’une ou plusieurs générations d’auteurs ne se réclament pas, ni pour eux-mêmes ni pour leurs œuvres, d’une condition particulière que celle-ci n’existe pas. C’est même précisément le rôle de la critique que d’aller au-delà du point de vue des auteurs et de dégager au sein de la littérature des liens nouveaux ou de retrouver, là où on les pensait disparus, des liens anciens. Mais la cassure invisible dont parle Michel Biron n’est pas la seule à l’œuvre. Une autre cassure à bas bruit, plus discrète encore, opère en parallèle, qui vient compliquer cette tâche : le lien qui unissait autrefois si fortement les œuvres à la critique s’est émoussé. A priori, cette deuxième cassure, qui dépasse le cadre québécois, peut paraître curieuse tant les écrivains actuels ont été très tôt exposés aux savoirs et aux méthodes de la critique, la plupart d’entre eux ayant été formés dans les départements de lettres des universités (ce qui relativise d’ailleurs la plus grande diversité que, spontanément, nous attribuons aux écrivains d’aujourd’hui par rapport à ceux d’hier). Mais même s’ils maîtrisent parfaitement ce savoir et ses codes, ils ne leur donnent plus le rôle d’horizon structurant comme le faisaient leurs homologues du siècle dernier. La réflexion sur les grandes orientations de la littérature que menaient ensemble, au XXe siècle, les écrivains et les critiques — et à travers laquelle ils se soutenaient mutuellement, sinon dans leurs idées du moins dans leur action — a laissé place à une forme de séparation qui, pour les créateurs, est aussi une forme d’indépendance. En l’absence de programmes ou de visées inspirant la direction générale de la littérature, l’usage que les écrivains font de la critique devient plus individuel. Ses apports se présentent comme des outils dont ils choisissent de se servir ou non pour la construction de leurs œuvres, comme ils se servent ou non de tel élément du réel, de telle modalité d’écriture, de tel personnage. S’il existe toujours un dialogue avec la critique, il est de l’ordre de la technique et de la composition, du jeu et de la recherche, mais il n’est pas, comme il l’a déjà été, de l’ordre de la trajectoire et du compagnonnage; il ne repose pas, ne repose plus, sur une quête partagée — ou une quête disputée — de sens et d’interprétation.
Cette séparation de la création et de la critique est renforcée par le peu de longévité des œuvres, vite remplacées, dans un système de production et de diffusion à haut roulement, par les nouveaux arrivages, toujours plus nombreux. En raison de ce système, l’attention qu’une œuvre peut recevoir est de courte durée, même au sein de la recherche universitaire, dont l’appétence pour ce qui est « extrêmement » contemporain tend même à exacerber ce phénomène. C’est là le contrecoup de la multiplication des expériences et des écritures : la vie éphémère de la plupart des œuvres rend plus compliquée et plus aléatoire leur participation à une réflexion critique à longue portée. Pour l’écrivain, il s’agit du reflet en miroir de la question du choix à laquelle se trouve confronté le critique. Parce que son œuvre peut plus difficilement qu’avant, ou certainement pendant moins longtemps qu’avant, être « choisie », l’horizon dans lequel il peut lui-même s’inscrire devient plus rapproché, plus immédiat et surtout plus personnel. De sorte qu’il ne lui est pas tellement utile qu’existent autour de lui des hypothèses surplombantes; réciproquement, si celles-ci ne trouvent pas de répondant, si l’interrogation commune qui à la fois les produisait et les rendait productives tend à disparaître, pourquoi en proposer?
À cette question on peut tout aussi bien répondre, comme on le dirait d’un verre à moitié vide ou à moitié plein, que les raisons manquent en effet ou qu’elles demeurent malgré tout suffisantes. On peut décider que l’hypothèse surplombante n’est pas un mode d’interprétation adapté à la littérature contemporaine, qui exige d’être saisie autrement, comme on peut se dire que toute réflexion, même à la marge — et surtout à la marge —, est bonne à prendre, qu’elle constitue un apport, fût-il fragile ou incertain. Mais il existe une autre réponse qui est que les hypothèses, en dehors même des objets auxquels elles s’appliquent, ont leur valeur en soi, qu’elles sont une forme singulière de la pensée et de l’écriture et donc, pour les meilleures d’entre elles, de la littérature. Et précisément parce qu’elles sont une forme, avec son potentiel d’inventivité, de créativité et de sensibilité, elles valent la peine, malgré tout ce qui se dresse devant elles et même si on ne leur accorde qu’une importance relative, d’être poursuivies.
- 1. Journée d'étude « La pratique du roman », Université McGill, 10 mars 2011, organisée par l'équipe de recherche TSAR (« Travaux sur les arts du roman »).
- 2. Plusieurs de ces auteurs ont d’ailleurs reçu des prix littéraires : Jacques Brault, Gilles Marcotte, Pierre Nepveu et François Ricard sont lauréats du prix Athanase-David; Une littérature qui se fait (Marcotte, 1962), La littérature contre elle-même (Ricard, 1985) et Intérieurs du Nouveau Monde (Nepveu, 1998) ont chacun reçu le Prix littéraire du Gouverneur général.
- 3. « Divergences. La littérature québécoise par ses écrivains », no 111 (mai-juin 1977); « L’institution littéraire québécoise », no 134 (mars-avril 1981).
- 4. Ce n’est pas un hasard si les responsables du dossier de L’Inconvénient sur les « 20 meilleurs romans québécois du nouveau siècle » prennent soin de préciser que leur liste de départ comptait plus d’une cinquantaine de titres et que chacun des ouvrages éliminés pour les besoins de la cause (atteindre le chiffre de 20 pour célébrer les vingt ans de la revue) a été, avant de connaître ce sort, défendu par au moins un membre du jury, c’est-à-dire a été entendu (Roy, 2020: 4).