Il ne faut pas toucher aux idoles,
la dorure en reste aux mains.
Gustave Flaubert1
J’ai vu l’invitation lancée par les directeurs de ce numéro de la revue Captures comme une occasion de me pencher sur l’important essai de Michel Biron, L’absence du maître. Saint-Denys Garneau, Ferron, Ducharme (2000), un ouvrage phare des études littéraires québécoises, duquel je me sens à la fois proche et lointain. Proche, parce qu’il y a dans ce livre et dans l’hypothèse qu’il élabore une idée qui m’est familière. J’ai en effet, dans un essai, analysé l’œuvre d’auteurs québécois afin de mettre en lumière le vide qui structure leur poétique. J’ai alors étudié la paternité comme un trou autour duquel les œuvres de Michael Delisle et d’Hervé Bouchard « père-mutent » (Godin, 2021). Il ne s’agissait pas de repérer chez eux l’absence de maîtres, mais d’analyser la manière dont leurs œuvres enserrent le vide au fondement même de la subjectivité, vide qui n’est pas sans rapport avec le père et sa fonction — j’y reviendrai. Lointain, on l’aura peut-être compris, en raison des différentes approches du texte littéraire qui soutiennent nos démarches respectives : la sociocritique pour Biron, la psychanalyse pour ma part. Si les ponts sont bien sûr possibles et souhaités entre ces approches, je dois convenir que mon travail à l’occasion de cet essai a été orienté vers la recherche du principe organisateur de ces œuvres-là, l’exploration de subjectivités créées dans et par les textes, sans que ma démarche ne m’ait amené à étendre mes constats à l’ensemble d’une communauté québécoise. Cela étant dit, mon parcours et mon approche m’invitent dans le cadre de cet article à investir une proposition aperçue dans l’ouvrage de Biron, pour la radicaliser : le langage est un maître. Il s’agira d’abord de présenter la thèse de Biron, pour ensuite l’interroger sur un nouveau territoire, celui de la psychanalyse. À partir de ce déplacement naît une nouvelle hypothèse, que j’entends défendre en fin de parcours par l’analyse d’œuvres littéraires québécoises contemporaines.
L’absence du maître dans L’absence du maître
Il convient d’abord de résumer la thèse de L’absence du maître. Dans une perspective sociocritique, l’auteur fait l’hypothèse que, dans la modernité québécoise, la littérature se construit « en dehors du pouvoir institutionnalisé » (Biron, 2000: 11). Les écrivains étudiés « ont en commun d’imaginer une société en creux, “là où la structure n’est pas”. La société des textes est toujours chez eux une communitas, un espace de communication soumis à la loi de l’amitié ou de la connivence » (13). L’absence du maître serait, pour faire simple, l’absence d’une voix faisant autorité, ou encore l’absence d’une structure institutionnelle dans laquelle cette voix serait reconnue par ses membres et dans laquelle les sujets pourraient être reconnus à leur tour, en s’y identifiant. Ce passage de la figure à la structure me donne l’occasion de poser au texte une question : qu’est-ce donc qu’un maître? Ou encore : s’il y avait un maître, de quelle nature serait-il? On s’étonne en effet de ne trouver dans l’essai aucune définition formalisée de ce terme.
Si on l’oppose à l’esclave, le maître est celui qui a le pouvoir de faire obéir un individu. On devine à la lecture de l’essai que ce n’est pas l’absence d’un tel maître qui est ciblée. Il est plutôt question d’une « [p]ersonne qui possède à un degré éminent un talent, un savoir et qui est susceptible de faire école, d’être prise pour modèle » (Larousse, s.d.). Dans les mots de Biron, le maître serait un « modèle unique » (15) autour duquel un ensemble d’auteurs2 se réuniraient, s’identifieraient. Le maître évoque aussi la figure paternelle : on le remarque lorsque Biron mentionne que les trois auteurs étudiés dans son livre représentent « une sorte de père pour des écrivains de la génération suivante » (16), à défaut de se référer eux-mêmes à un tel modèle paternel. Le maître, c’est aussi le pilier d’une structure, voire la structure elle-même dans laquelle l’écrivain québécois se sent, selon Biron, paradoxalement seul. C’est, par conséquent, le représentant d’un « pouvoir institutionnalisé » ou ce pouvoir lui-même (11). Un maître, c’est aussi un « modèle d’autorité » (186) incarné dans une figure. À propos du personnage de Bottom, chez Réjean Ducharme, on dit par exemple qu’il évolue dans un « monde contemporain où l’autorité n’est plus assumée par des figures identifiables » (292). À rebours, on apprend aussi que le maître est un « centre3 ». Dans le cas précis de Jacques Ferron, le maître, c’est finalement « un politicien », si l’on suit Biron dans ce qui constitue à mon avis le passage le plus judicieux de l’essai. Lorsqu’il s’implique en politique et que sa parole publique porte, Ferron devient une sorte de « maître »; dès lors, il « perd la parole » (sa parole littéraire) : les « conditions particulières » (185) de celle-ci ne sont plus réunies. On comprend ainsi que c’est pour les sujets écrivant comme pour les personnages que le maître est absent — ou « faible » (14) —, et qu’il est question chez Biron de la communauté réelle aussi bien que de celle représentée dans les textes.
Pour prendre la mesure de ce croisement entre l’analyse du personnage et celle de l’écrivain, on peut convoquer ici un passage du Nez qui voque auquel Biron revient à quelques reprises : « Je ne suis pas un homme de lettres. Je suis un homme. » (Ducharme, 1967: 8) Le personnage de Mille Milles « ne veut pas se définir comme un être d’institution » (Biron, 2000: 10), tout comme Ducharme, qui « n’est chez lui qu’à l’extérieur de ces milieux, là où, dit-il, il n’est plus un homme de lettres » (192). Or, j’ai envie de faire de cette phrase le point de départ d’une réflexion qui ne s’oppose pas aux conclusions de Biron, mais approfondit un motif effleuré dans l’essai. J’entends prendre la phrase de Ducharme à l’envers de sa proposition manifeste pour en faire apparaître le contenu latent : Ducharme et Mille Milles sont des hommes de lettres.
« Je suis un homme de lettres »
En 1925, dans son court texte « La négation », Sigmund Freud avance que, dans le cadre de la séance analytique, il prend « la liberté, lors de l’interprétation, de faire abstraction de la négation, et d’extraire le pur contenu de l’idée incidente » (1992: 167). Ainsi, à propos d’un patient qui annonce lui-même qu’il ne faut pas voir dans tel personnage de son rêve une représentation de sa mère, Freud rectifie : « [D]onc c’est sa mère » (167). C’est dire que le patient lutte contre une idée qui émerge et que la négation nous met parfois sur la piste d’un contenu refoulé qui se laisse voir parce qu’il est nié. Je fais là une boutade pour prendre l’expression de Ducharme au pied de la lettre, justement. « Je ne suis pas un homme de lettres », dit Mille Milles : donc c’est un homme de lettres, je propose. Mais pas n’importe quelles « lettres », pas celles qui intéressent d’emblée le sociocriticien, soit « les lettres » comme nom de l’institution littéraire. Je pense plutôt aux lettres comme « supports matériels » du signifiant (Lacan, 1966: 495). Car malgré l’absence d’un maître figurable dans l’espace de l’institution littéraire auquel Ducharme se soumettrait, c’est bien « la lettre » qui fait chez lui la loi de l’œuvre, ce qui apparaît clairement, Biron le remarque (2000: 195), lorsque la formule évoquée plus haut est reprise pour en faire primer le contenant sur le contenu : « Je ne suis pas un ciel de lit. Je suis un ciel. » (Ducharme, 1967: 8). Je ne prendrai pas ici toute la mesure de cette proposition par ailleurs déployée de manière éloquente dans l’essai d’Anne Élaine Cliche antérieur à celui de Biron : Le désir du roman (Hubert Aquin, Réjean Ducharme) (1992).
« Ducharme est indisposé par la Loi » (1992: 25), écrit Cliche. La Loi, cochée d’une majuscule, aussi appelée « loi symbolique », est à entendre comme l’« ordre instauré dans les rapports humains par le langage » (Chemama et Vandermersch, 2009: 330), ordre qui dépasse le sujet et le fonde, et qui n’est pas sans rapport avec la figure du maître qui le redouble. Cette Loi expulse le sujet d’un lieu de jouissance prélangagier : dès lors que le sujet est parlant, que le mot a instauré un écart entre la chose et lui, il est divisé. Lever cette division est impossible, sinon à sombrer dans la psychose et à trouver au-dehors le contenu de son inconscient. Dans une perspective psychanalytique, le maître se présente donc comme un être sur lequel un sujet projette une absence de faille, il est le représentant imaginairement non entamé par la Loi4. Entretenir cette image permet au sujet, en s’identifiant au maître, de masquer sa propre division. Le sujet ducharmien, toutefois, refuse cette division, notamment en « [d]énon[çant] l’arbitraire du signifiant linguistique » (Cliche, 1992: 46), ce qui engendre dans l’œuvre de nombreux mots d’esprit et néologismes qui donnent au texte son style — tous les écrivains, toutes les écrivaines n’ont pas le même rapport à la Loi. Il s’agit, autrement dit, chez Ducharme de refuser la Loi sans s’extraire de la structure dans laquelle celle-ci a inscrit le sujet. Pour le dire avec Cliche, « [i]l y a dans le roman un acte par lequel le sujet tente de symboliser la possibilité d’une langue dans la langue des autres » (1992: 15). Le sujet ducharmien rêve d’inventer une langue inédite, de s’exprimer hors de la soumission à cette Loi. Si l’œuvre invente une poétique, si elle signe un nouveau rapport à la langue comme le font les œuvres marquantes de la littérature, c’est parce qu’elle est entièrement occupée à ruser avec la loi symbolique : le roman est alors conçu comme « un art de transmettre le symptôme de son lien à la Loi » (21). S’il ne fait pas de ce constat le principe organisateur de son étude, Biron est tout de même sensible au statut de la lettre chez Ducharme : « Ducharme n’a que faire des philosophes. Seule compte pour lui la forme qu’il va faire sienne » (2000: 201); « Bérénice s’intéresse beaucoup moins au contenu de la lettre qu’aux formes des mots » (213), pour ne citer que deux passages — qui portent respectivement sur auteur et personnage. Autrement dit, la lettre fait autorité chez Ducharme parce qu’elle permet au sujet de faire œuvre et de s’inventer en masquant la faille ouverte par la Loi sans recourir à la figure d’un maître qui la recouvrirait et contre lequel il faudrait écrire. À propos des jeux poétiques sur le nom propre, Biron reconnaît qu’il y a « dans ce geste l’expression la plus accomplie du pouvoir de création romanesque » (203). C’est bien en s’intéressant à l’onomastique que l’on peut apercevoir le refus ducharmien de la Loi, dans la mesure où Ducharme fait constamment du nom commun avec du nom propre, refusant le principe selon lequel un signifiant sans signification viendrait marquer le sujet, le définir. « Nommer consiste [chez lui] à faire passer le signifiant au statut de signifié, à saisir le représentant de l’Autre dans la langue » (Cliche, 1992: 53). Ducharme veut se faire maître du sens.
Évidemment, le maître de Biron et la Loi de Cliche ne sont pas de la même nature. La psychanalyse s’intéresse de prime abord à l’autorité intériorisée tandis que la sociocritique étudie celle qui opère au dehors — même si celle-ci suppose celle-là, et vice versa. D’un côté, on a affaire à la structure dans le sujet5, de l’autre, au sujet dans la structure. Que des écrivains ou écrivaines produisent une œuvre en rapport avec une institution dans laquelle ils ou elles s’inscrivent ou de laquelle ils ou elles se détournent, et que ce rapport se repère dans l’écriture est indéniable. Mettre dos à dos ces perspectives sur l’écriture ducharmienne (que je laisse maintenant de côté), me permet de faire apparaître que même si la loi institutionnelle est inopérante, une autre loi détermine le sujet et, par conséquent, l’œuvre qui le porte.
Contemporanéité de l’absence du maître
Pour le dire avec le psychanalyste Jean-Pierre Lebrun,
[p]arler suppose un recul, implique de ne plus être en symbiose avec les choses, de pouvoir se distancer, de ne plus être seulement dans l’immédiat, dans l’urgence. Parler exige un dessaisissement, une dé-sidération, une déprise, un décollement du réel, met en acte un détour, un écart obligé. (2015 [2009]: 53-54)
Une vaste discussion dans le champ de la psychanalyse porte sur les modalités de ce « décollement » (du réel) en tant qu’il permet l’accession à la subjectivité et à la socialisation. Dans les cadres familial et social, des figures culturellement déterminées « théâtralisent » l’institution de ce vide qui a à voir avec notre condition d’être parlant. C’est bien en transmettant au sujet le nom du père que l’on a longtemps organisé cette nécessité d’inscrire le sujet dans un ordre qui le précède; c’est bien dans un scénario familial asymétrique que l’on a longtemps fait systématiquement porter au père le rôle de créer un écart entre l’enfant et le corps de la mère dont il jouit à l’origine, plaçant les bases d’une organisation du monde dans laquelle l’idéal du moi des sujets et les figures d’autorité qui s’y arriment s’inscrivent dans une lignée verticale, masculine, allant du père au maître, au roi, à Dieu. Le portrait tend heureusement à changer, en raison, notamment, des mutations familiales. Ainsi, le rapport à la communauté que repère Biron dans les œuvres de son corpus — la communitas, cette « société excentrée, élaborée non pas contre, mais en dehors du pouvoir institutionnalisé » (2000: 11) — est souvent étendu à la condition contemporaine par plusieurs penseurs. D’abord Biron, à propos de la communitas :
Les rapports entre individus sont moins déterminés par une hiérarchie verticale que par une sorte de hiérarchie horizontale qui n’obéit pas à la logique d’un classement établi d’avance, mais à un système peu déterminé dans lequel tout est affaire de contiguïté, de voisinage. Dans un contexte de liminarité, il ne s’agit pas de s’élever socialement, mais d’étendre la zone de proximité, soit en abaissant ce qui se donne pour sacré ou autoritaire, soit en rapprochant ce qui semble lointain. (2000: 311)
Maintenant, Charles Melman dans son entretien avec Jean-Pierre Lebrun au titre évocateur, L’homme sans gravité. Jouir à tout prix (2002), où cette liminarité est perçue comme le propre du contemporain :
[C]e qui nous semblait essentiel, c’était l’arrimage entre l’instance divine paternelle, instance à laquelle nous pensions devoir — ne serait-ce que par sa position imaginaire dans le ciel — notre verticalité. Nous avons aujourd’hui le sentiment d’avoir affaire à des sujets désarrimés, alors qu’en réalité ceux-ci tournent de façon absolument libre autour d’une nouvelle planète, laquelle régit notre existence de façon bien plus drastique que l’impératif surmoïque antérieur. Et cette nouvelle planète est représentée par l’objet — l’objet de la jouissance — qui oriente l’existence du sujet. (2005 [2002]: 174)
Depuis le regard de Biron, les œuvres de Hector de Saint-Denys Garneau, Jacques Ferron et Réjean Ducharme présentent un rapport au maître à contre-courant de leur époque, dans la mesure où ces auteurs écrivent alors que naît au Québec une institution littéraire plus forte et organisée. « À partir du milieu du [XXe] siècle émerge une bourgeoisie intellectuelle dont le capital culturel dépend directement de l’Université, de nouveaux médias et de nouvelles institutions » (2000: 111), écrit-il. La littérature « s’institutionnalise avec bruit et obéit à d’autres impératifs que ceux de la communitas » (187). Or, il semble que des psychanalystes comme Lebrun et Melman repèrent en Occident un mouvement inverse : les maîtres et les institutions, malgré leur multiplication, n’opèrent plus aussi systématiquement et résolument comme tiers structurants pour les individus. D’un point de vue psychanalytique, si « la fête du livre remplace celle de la littérature » (Biron, 2000: 187), ce n’est pas parce que l’ère contemporaine instaure de nouveaux maîtres, mais précisément parce que l’autorité s’atomise sous l’influence du capitalisme, ce « vaste “marché” » (187) qui invite à jouir de l’objet en l’absence de maître. « Créer par ingéniosité un espace analogue à l’Au-delà / Et trouver dans ce réduit matière / Pour vivre et l’art6 », écrit Saint-Denys Garneau (1972: 42), nous révélant qu’en faisant du langage un maître, les écrivain·e·s ne sont pas livré·e·s à l’absence de limites, mais aménagent un espace dans lequel leur subjectivité peut se déployer. C’est bien grâce à l’écriture, remarque Biron, que Mille Milles échappe à « [l]’univers spongieux d’une convivialité étouffante, de la proximité absolue » (2000: 224).
Cette conception du sujet comme livré à l’absence de limites devient dans plusieurs branches des sciences humaines le motif d’une lecture (préoccupée) de la contemporanéité. Depuis la mort de Dieu, la communauté en Occident se reconfigure, dans la mesure où les sujets ne trouvent plus dans une grande autorité partagée par tou·te·s le sens de leur vie, un point d’appui commun; la modernité est marquée par une multiplication des points d’appui, tandis que la postmodernité est comprise comme l’abandon relatif de ceux-ci, qui n’ont plus « le prestige suffisant pour s’imposer », selon Dany-Robert Dufour (2003: 69). Encore Jean-Pierre Lebrun :
Pour qu’un homme soit humain, la soustraction de jouissance, en effet, est toujours requise, mais comme les structures sociales d’hier qui en soutenaient la visibilité — sa théâtralisation selon le mot heureux de Legendre — sont devenues obsolètes, cette perte n’apparaît plus comme inscrite au programme dans l’Imaginaire social. Dès lors, plus personne n’est spontanément persuadé, sans avoir à y réfléchir, de sa nécessité. (2015 [2009]: 110)
Dans le champ de la psychanalyse, donc, cette hypothèse donne lieu à plusieurs lectures qui tentent de prendre la mesure des implications subjectives de cette reconfiguration, mais qui cherchent aussi — c’est là, à mon avis, tout l’intérêt de certains travaux de Lebrun — à comprendre de quelle nature est cette soustraction de jouissance afin de récuser les conclusions conservatrices ou les lectures familialistes qui en appelleraient bêtement à la refondation du patriarcat : nous sommes devant « une obligation de frayer une voie nouvelle qui soutienne autrement la présence de la tierceté » (Lebrun et Malinconi, 2017 [2015]: 131). On trouve déjà dans le Totem et tabou de Freud les outils de cette lecture (2010 [1913]). Car qu’est-ce que Freud propose dans cet essai étonnant où il invente le mythe du père de la horde? Il ne prêche certainement pas pour le pouvoir de ce père : il nous révèle plutôt la fiction qui le soutient7. En inventant ce mythe d’un premier père tout puissant, tué par ses fils, dont le pouvoir est déplacé sur un animal totem qui devient « le nom » de la communauté, Freud met en lumière que c’est parce qu’il est toujours déjà mort que le père exerce son pouvoir; ce qui organise la communauté réside dans une soumission à l’ordre symbolique. C’est donc dire qu’en l’absence d’un maître réel, l’individu n’est pas plus « libre » et qu’il revient à un signifiant de rendre possible l’établissement de la communauté.
« Je suis libre! Comme l’eau qui a cassé ses cruches », dit Bottom dans Dévadé (Ducharme, 1990: 24). À propos de ce passage, Biron suggère que « [l]’individu est libre, mais trop libre […]. Livré à l’informe, à l’absence de limites ou, en l’occurrence, d’autorité, le sujet se retrouve privé de rôle » (2000: 293), ce qui n’est pas sans rappeler le sujet contemporain de Melman. Or, cette liberté du personnage ne correspond pas à celle du sujet. Peut-on vraiment parler, s’énoncer, écrire lorsqu’on jouit d’une telle liberté? Ce tiers au nom duquel les sujets acceptent de sacrifier une partie de leur jouissance doit-il s’incarner dans un corps qui répond à l’appel de son nom? Ce tiers peut-il être une entité abstraite, comme la nation ou l’environnement, doit-il être partagé par tou·te·s ou peut-il être pluriel? Je reviens à la littérature et je prends en écharpe ces questions et les conclusions que les chercheurs cités plus haut formulent dans le champ de la clinique à l’égard de ce nouveau paradigme8. Car dans le champ de la littérature, ce que ce nouveau paradigme engendre, c’est un savoir-faire — n’en déplaise aux commentateurs et commentatrices qui, hors de ce champ, diagnostiquent un appauvrissement de l’écriture littéraire9, lequel serait concomitant à une jouissance envahissant le sujet lorsqu’il est libéré des structures — la jouissance étant précisément ce qui laisse sans voix, ce qui est hors du symbolique et concerne l’indifférenciation du sujet au monde. Si le texte de Biron ne clame jamais le savoir-faire des œuvres étudiées, son essai suggère que l’absence de maître ne marque pas la fin de l’écriture ou son déclin, au contraire. L’écriture est un lieu de subjectivation et la littérature contemporaine donne à penser que le langage lui-même, voire l’œuvre, peut s’instituer comme tiers structurant. On peut donc faire l’hypothèse que le contemporain est marqué par une diminution du pouvoir des maîtres; la littérature, toutefois, nous révèle que des sujets s’arrangent avec celle-ci sans se dissoudre dans une jouissance dévorante. Il s’agit de penser le langage comme cruche, proposition que j’entends maintenant éclairer en effectuant trois rapides analyses de textes : Trente (2018) de Marie Darsigny, La vie littéraire (2014) de Mathieu Arsenault et Le feu de mon père (2013) de Michael Delisle.
Trente. « Je n’ai rien écrit »
Trente de Marie Darsigny témoigne d’un rapport à l’autorité littéraire qui mérite d’être exploré ici. En se détournant de certaines figures consacrées de la littérature québécoise, le texte de Darsigny exprime une idolâtrie assumée pour des autrices, des actrices et des théoriciennes féministes. « JE N’AI PAS LU HUBERT AQUIN J’AI JUSTE LU NELLY ARCAN10, c’est ce que je dis quand je veux me penser bonne, je le dis et je le répète comme une rengaine, comme une litanie. » (Darsigny, 2018: 52) Congédiant Aquin — suicidé comme Arcan —, la narratrice préfère s’inscrire dans une histoire littéraire (féminine) contemporaine. « [J]’aimerais mieux être un morceau d’Arcan qu’être moi » (105), écrit-elle, faisant de la figure écrasante d’Arcan un modèle qu’elle ne peut d’ailleurs suivre qu’à condition de s’autodétruire : « [J]e veux juste laisser une trace et à défaut de la laisser dans le monde, cette trace je la laisserai sur ma peau. » (131) La voix narrative nie l’œuvre en train de s’écrire et fait de cette négation la condition de possibilité de l’écriture. C’est d’ailleurs ce qui caractérise l’incipit : « JE N’AI RIEN ÉCRIT depuis une semaine, je n’ai rien écrit depuis que j’ai eu vingt-neuf ans. » (9) D’un côté, la narratrice présente un désir de « s’ancrer dans la continuité » et d’inscrire son discours dans une verticalité, un rapport à un passé (proche); de l’autre, une fin annoncée11 et une impuissance revendiquée la poussent au piétinement, au ressassement, à la répétition, au « commencement perpétuel », pour citer le titre du poème de Saint-Denys Garneau épinglé en ouverture du premier chapitre de L’absence du maître :
Je vais aussi écrire tous les jours, toujours, vous allez voir, je me ferai Nelly, Marie-Sissi, Angie, Lizzie, une sororité de condamnées, je prendrai les voix de celles qui ont su crier avant moi des refrains que je connais par cœur pour bien m’ancrer dans la continuité de l’expression d’une souffrance mille fois vécue par d’autres que moi. (Darsigny, 2018: 16)
Les modèles de Darsigny ne sont pas des mères, mais des sœurs, voire des « muses […] déprimées » (9), ce qui place la narratrice sur un axe horizontal qui semble aller de pair avec une difficulté à atteindre une certaine hauteur : « [J]e ne sais pas comment grandir » (57), « JE NE SUIS PAS PARMI LES FINALISTES du prix du récit Radio-Canada » (33), etc. Cette impuissance n’en est pas tout à fait une puisqu’elle se résout dans l’énonciation, alors que le ressassement fait œuvre et s’inspire de la poétique arcanienne sans la redoubler. L’œuvre de Darsigny adopte effectivement le ton et le phrasé de Nelly Arcan dans Putain, un livre, on se rappelle, « tout entier construit par associations », marqué par « le ressassement et l’absence de progression » (Arcan, 2001: 17), pour citer la narratrice elle-même. À toute une génération d’écrivain·es, l’œuvre d’Arcan aura « appris que vomir pouvait être une façon d’écrire » (Arcan, 2004: 168) et qu’envers les maîtres on ne doit aucune fidélité : « Chez moi […], écrire était trahir. » (168)
La vie littéraire. « Je suis la fille de la phrase »
Il y a également dans La vie littéraire une mort annoncée, celle de la littérature, et l’œuvre d’Hubert Aquin est d’ailleurs convoquée à l’occasion de son éloge funèbre : « la littérature est fantastique elle coule en flamme au milieu du lac leman » (Arsenault, 2014: 25). C’est dire que l’écroulement s’exprime à partir d’un imaginaire littéraire du passé et qu’il y a construction dans la destruction. La lecture de La vie littéraire proposée par le chercheur Gilles Dupuis (qui met l’ouvrage en relation avec Testament [2012] de Vicky Gendreau) n’est d’ailleurs pas sans rappeler la proposition de Biron qui nous occupe ici, comme si une filiation se dessinait entre deux générations d’écrivain·es qui ont en partage une suspicion pour la filiation elle-même :
C’est d’ailleurs l’un des traits de la génération actuellement publiée au Quartanier : si elle forme une communauté, c’est que ses membres se reconnaissent davantage entre eux que dans un rapport à leurs prédécesseurs; moins occupés à tuer un père symbolique ou à élire une mère imaginaire, ils préfèrent s’entrelire, s’entretenir voire s’entremettre les uns pour les autres. (Dupuis, 2015: 35)
Il est ici question de l’expérience d’un monde où le sujet est livré à l’absence de limites, subissant « un flot d’images qui [l]e traverse à la vitesse de la lumière » (Arsenault, 2014: 10). On y évoque l’horizontalisation des relations engendrée par les nouvelles technologies et le changement de paradigme que cela instaure dans le champ social et institutionnel, sa dissolution programmée : « il n’y a pas de dieu […] un jour notre époque n’existera plus qu’en éclats de silex. » (73) Dans la culture geek de laquelle se réclame la narratrice à plusieurs reprises, tout le monde a accès à « la somme du savoir disponible[, aux] œuvres complètes de l’humanité » (81). « [J]’ai corrigé une phrase mal écrite sur Wikipédia à propos d’Anne Robillard » (24), dit la narratrice qui prend part à l’écriture de ce savoir, dans cet espace virtuel où la culture populaire et la culture consacrée se côtoient sans hiérarchie préétablie, comme autant d’éléments défilant à la hauteur de ses yeux :
tiens un site de photos d’animaux debout sur d’autres animaux c’est fucking drôle tiens la liste complète des acteurs ayant porté une moustache tiens une colombe est partie en voyage et il n’y a plus rien à dire sur la figure du don dans la poésie québécoise échappée dans l’eau tiède. (83-84)
La narratrice, toutefois, n’est pas engluée dans le présent. Elle a un rapport oblique au passé, à cette « époque où on voulait encore que le monde ait un sens une identité un début une fin » (82), où « les écrivains pouvaient encore être grands et célèbres » (37), car elle éprouve une attirance anachronique pour des maîtres bel et bien morts ou affaiblis au point « de pogner des kicks sur des morts de trois cents ans [s]es aînés » (37).
Dans La vie littéraire, la voix semble libre, comme l’eau qui a cassé ses cruches. « Nous demeurons incapables de donner une quelconque cohérence à ce qu’on voit et ce qu’on vit et ce qu’on lit et ce qu’on fait » (51), dit la narratrice qui nie elle aussi le texte en train de s’écrire, ou à tout le moins le dévalue :
non ce ne sera pas un roman ce ne sera pas une grande fresque historique […] ce sera n’importe quoi […] j’ai décidé de consacrer ma vie à une chose qui n’existe plus et je me sens aussi légère maman qu’une plume sur le dos d’un dinosaure. (43)
Or, je propose de voir dans le livre la cohérence trouvée; le livre se construit sur la tentative de « trouver une forme qui permettrait de contenir les multiplicités en les laissant être des multiplicités », pour citer Arsenault dans un entretien (Lapointe, 2019: 18). Autrement dit, il invente une forme inédite pour donner un contour à cette liberté, essayant, à la manière des surréalistes, de réduire l’autorité de son propre regard sur son texte, la vitesse du geste visant à semer l’autorité d’images surannées : « [J]e me suis entraîné à courir plus vite que les images romanesques ou poétiques qui me faisaient écrire de la marde […], je n’ai fait qu’essayer d’écrire le plus rapidement possible pour me libérer de cette posture où j’écrivais en me regardant écrire. » (Mathieu Arsenault, dans Ouellet Tremblay, 2017: 19) Le vertige éprouvé par la narratrice légère « comme une plume sur le dos d’un dinosaure » relève donc davantage d’un fantasme que d’une véritable condition d’élocution; il s’exprime au sein d’une œuvre dans laquelle la voix est encadrée, supportée. « [J]e ne suis pas la fille de mon âge, je suis la fille de la phrase » (Arsenault, 2015: 50), dit-elle, arrimant son identité au texte lui-même et s’inscrivant dans un temps long, même si celui-ci a quelque chose de mortifère : « j’ai espoir qu’il y aura des enfants d’enfants d’enfants d’enfants pour mourir et mourir et mourir et mourir et mourir et mourir […]. » (94)
Le feu de mon père. « Je n’ai pas trouvé d’exergue »
Je ne suis pas bien du tout assis sur cette chaise
Et mon pire malaise est un fauteuil où l’on reste
Immanquablement je m’endors et j’y meurs.
Mais laissez-moi traverser le torrent sur les roches
Par bonds quitter cette chose pour celle-là
Je trouve l’équilibre impondérable entre les deux
C’est là sans appui que je me repose. (Saint-Denys Garneau, 1972: 31)
Dans ce poème de Saint-Denys Garneau, Biron lit l’oscillation propre à l’écriture liminaire, le refus de la stabilité. C’est « là » entre les roches que le poète trouve l’équilibre, ce à quoi j’ajouterais que c’est aussi « là », dans le poème qui donne à cette liminarité une forme, que le poète « se repose ». Ce poème qui ouvre Regards et jeux dans l’espace (1937) me rappelle l’ouverture du Feu de mon père de Michael Delisle. « Je n’ai pas trouvé d’exergue pour ce livre » (2013: 10), écrit Delisle12.
Une image qui donne le ton, une phrase qui trace le premier trait, un nom propre qui place le sérieux. Une phrase pour débarrer la porte.
Je cherche, je ne trouve pas. Mon dépit ressemble à une déréliction : je me sens abandonné par la littérature, comme un toxicomane l’est par Dieu. On dirait que personne ne veut me donner le la pour avancer dans la suite de morceaux qui m’attend.
Je suis seul avec les pages qui suivent. (Delisle, 2013: 9)
En lieu de l’exergue, le narrateur réfléchit à la fonction de l’exergue; en lieu de l’incipit, le narrateur évoque sa recherche d’incipit (« Mon incipit pourrait être le suivant : De ma vie je ne me souviens pas d’avoir été léger. » [10]). Si le sujet — qui ne se sent pas léger, contrairement aux deux autres — se présente sans appui, l’écriture survient malgré tout sur l’aveu de ce vide. Le narrateur attribue à ce repère qu’est l’exergue une fonction décorative; l’exergue est une vieillerie dont le narrateur révèle le leurre : « L’exergue reste décoratif, c’est un marchepied textuellement inutile » (10), mentionne-t-il, s’inscrivant en droite ligne des écrivains étudiés par Biron, pour qui « la supériorité hiérarchique », puisqu’elle est « une marque de hauteur, donc de distance, […] devient aussitôt quasi dévaluée, ornement ridicule » (2000: 13). Tout se passe comme si révéler l’absence d’un maître était chez Delisle la condition permettant à l’écriture de trouver son souffle. C’est l’écriture qui soutient le sujet et non une figure d’autorité : « Lire de la poésie et écrire de la poésie m’ont aidé à tenir bon. » (2013: 11) Il n’y a « rien dans le ciel », pour citer le titre de son dernier recueil dans lequel cette verticalité est plus que jamais révélée dans son statut de métaphore : « Je ne monte pas au ciel, c’est le ciel qui descend sur moi, m’inonde de lumière et me sature de sens. » (60)
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Revenant sur L’absence du maître à l’occasion d’une correspondance, Biron souligne l’immense « différence entre le monde d’aujourd’hui et celui de Ducharme » : « l’absence du maître n’a jamais été plus légère » (Bélanger et Biron, 2021: 56). Ce qui s’inscrivait alors comme un rapport d’exception à l’autorité apparaîtrait aujourd’hui comme une norme. Les trois textes littéraires analysés ici (très brièvement, j’en conviens) présentent des sujets en proie à un certain vertige, qui est celui de s’exprimer en l’absence de maître : la narratrice de Trente privilégie la sororité et se conçoit comme « une fille folle parmi une armée de filles folles […], une foule de guerrières ingouvernables » (Darsigny, 2018: 144); celle de La vie littéraire s’énonce depuis un temps où la Littérature avec un grand L ne s’impose plus comme discours d’autorité; le narrateur delislien, pour sa part, dévoile le faux semblant d’une parole d’autorité sur laquelle il serait tenté de s’appuyer. Qui plus est, dans les trois narrations il est question d’un échec, d’une impuissance à faire advenir une forme qui répondrait aux attentes d’un maître ou de l’institution. Mais c’est précisément sur la base de cet échec que l’œuvre trouve sa forme. Le vertige énoncé, qui est vertige d’une subjectivité fragmentée, informe, est contrecarré par une poétique dans laquelle le langage tient lieu de maître sur lequel s’appuyer, ou de sol sur lequel marcher. Pour arriver à une telle proposition, j’ai donc revisité L’absence du maître de Biron avec un regard informé par la théorie psychanalytique, en effectuant un dialogue avec certains essayistes qui, dans ce champ, étudient l’horizontalisation du monde que Biron voit à l’œuvre dans la communitas dans laquelle les œuvres de Saint-Denys Garneau, Ferron et Ducharme se déploient.
Interroger les hypothèses qui structurent les études littéraires québécoises implique d’ailleurs de se positionner à l’endroit de discours qui font autorité à l’université et que l’on peut être amené à réifier ou à destituer — je n’échappe pas toujours à ce geste critique ordinaire. Il me semble pourtant qu’à l’issue de ce parcours, l’analyse menée ici propose un autre rapport à l’autorité, différent d’ailleurs de celui qui est en jeu dans les textes étudiés : ni rejet, ni abandon, ni subversion, il s’agit plutôt de produire un savoir nouveau par la mise en relation d’idées à la fois proches et lointaines.
Cet article est illustré avec des images de la série Chambre noire de Michel Campeau.
- 1. FLAUBERT, Gustave. 2000 [1857]. Madame Bovary. Paris : Gallimard. « Folio classique », p. 419.
- 2. À noter que le corpus étudié par Biron ne comporte pas d’autrices et que les maîtres — c’est ce que je montre ici — s’incarnent rarement dans un corps. On peut aussi noter que le masculin utilisé dans l’essai (« l’écrivain québécois ») comporte une certaine ambivalence, puisqu’il a une portée générique, et en même temps s’appuie sur un corpus exclusivement masculin. Je réfléchirai tout de même, plus loin, au caractère masculin de cette figure.
- 3. « L’absence du maître a failli s’intituler “Le Deuil du centre”! » (Propos de Biron dans Bélanger et Biron, 2021: 127)
- 4. On pourrait ici opposer le tyran, celui qui jouit de cette élection, et le maître capable de transmission parce qu’il se reconnait lui aussi comme soumis à une loi qui le dépasse et dont il est le passeur.
- 5. « [C]’est toute la structure du langage que l’expérience de la psychanalyse découvre dans l’inconscient. » (Lacan, 1966: 495)
- 6. Je m’appuie ici sur une observation de Biron : « Le sujet contemporain n’a guère le choix : il est contraint de créer plutôt que de faire, et de créer non pas des objets (des poèmes), mais “un espace analogue à l’Au-delà”. » (2000: 87)
- 7. Voir « Du mythe à la structure » de Jacques Lacan (1991).
- 8. Notamment : « On l’aura compris, je fais l’hypothèse qu’une mutation historique dans la condition humaine est en train de s’accomplir sous nos yeux dans nos sociétés. Cette mutation n’est pas une simple hypothèse théorique; elle me semble au contraire repérable à partir de tout un cortège d’événements, pas toujours bien cernés, qui affectent les populations des pays développés. Ces événements, chacun en a entendu parler : emprise de la marchandise, difficulté de subjectivation et de socialisation, toxicomanie, multiplication des passages à l’acte, […], explosion de la délinquance dans des fractions non négligeables de la population jeune, nouvelle violence et nouvelles formes sacrificielles… » (Dufour, 2003: 27)
- 9. Je remarque en effet dans le discours de quelques penseurs cités plus haut un regard condescendant sur la littérature contemporaine vue par le prisme d’un appauvrissement. Sans nommer de nom, Melman parle du roman moderne en ces mots : « Le langage du roman moderne à succès est un langage volontairement pauvre; il n’y a là pourtant ni pauvreté intellectuelle ni indigence d’écriture, mais la volonté de s’exprimer à travers un langage uniquement basique, supposé direct. » (2005: 72) Incapable de voir au-delà du contenu (la richesse stylistique, le ton, le rythme, etc.) d’une écriture comme celle de Christine Angot, Dany-Robert Dufour perçoit son écriture comme le prototype « postmoderne de la littérature »; « ce culte, aussi naïf qu’enniaisant, de la spontanéité qui suppose un moi ayant pour seule tâche de raconter sa vie à d’autres afin de devenir lui-même est en train d’envahir la littérature et de suspendre la grande fiction. » (2003: 117)
- 10. Les lettres majuscules et le caractère gras, dans ce passage et dans les suivants, proviennent du texte original. À noter que dans le livre, la police d’écriture change également. Par ailleurs, le texte intègre aussi plusieurs photographies et collages.
- 11. Sur la quatrième de couverture, on peut lire : « Marie Darsigny est écrivaine et vit à Montréal. Elle signe ici le récit puissant d’une femme qui, convaincue depuis toujours qu’elle va mourir à trente ans, décide de documenter sa dernière année de vie dans un journal. » (2018)
- 12. J’ai analysé ailleurs ce passage (Godin, 2021: 149).