Amélie Nothomb, soi-disant née au Japon en 1967, est une romancière belge à laquelle les médias attribuent nombre de qualificatifs inusités tels que « monstre littéraire », « dame aux chapeaux », « personnage médiatique », « graphomane » et « éternelle affamée », proposé par Laureline Amanieux dans son étude Amélie Nothomb. L’éternelle affamée (2005). L’auteure « affamée » publie un roman chaque rentrée littéraire chez Albin Michel, son éditeur officiel. L’univers fictionnel de Nothomb est hautement teinté d’autoréférentialité et on lui reconnaît communément un cycle « autobiographique », composé de Métaphysique des Tubes (2000), Le Sabotage amoureux (1993), Stupeur et tremblements (1999), Ni d’Ève ni d’Adam (2007) et Biographie de la faim (2004), auquel on pourrait ajouter La Nostalgie heureuse (2013). Ces textes, tournés vers le passé, tendent à redire ses expériences japonaises formatrices. Certaines de ses œuvres des dernières années, comme Une forme de vie (2010) et Pétronille (2014), bien qu’elles présentent une narration au « je » et une adéquation onomastique entre l’auteure et la narratrice, versent plutôt du côté de l’affabulation d’un présent de l’écriture.
Nothomb aurait connu une période d’anorexie au début de son adolescence. Elle posséderait depuis un appétit vital d’écrire; selon ses dires, elle doit se soumettre impérativement à cette activité chaque jour, au même titre que manger ou boire, au risque de dépérir. Sous le postulat que l’acte d’écriture redonnerait une présence à la fois littéraire et physique à son être affamé, nous observerons comment l’écriture de soi en mode autofictionnel peut se concevoir sous l’angle d’une démarche alimentaire conduisant à une forme de réincarnation textuelle chez Nothomb. Pour ce faire, cet article se propose d’étudier Biographie de la faim (2004), dans laquelle l’auteure se réapproprie sa période d’anorexie à travers un pacte de lecture autofictionnel. Pour les besoins de cette recherche, nous avons entretenu une correspondance écrite avec l’auteure, qui a généreusement accepté de répondre à nos questions concernant l’écriture de sa période d’anorexie.
En nous appuyant sur le concept d’écriture taille zéro proposé par Isabelle Meuret, théoricienne des rapports entre anorexie et création littéraire, nous nous pencherons d’abord sur la relation complexe qu’entretient l’anorexique avec le langage et les mots. À partir de ces réflexions, nous examinerons les manifestations du corps anorexique à travers le corps textuel; une écriture performative à l’esthétique émaciée représenterait l’amaigrissement, désormais révolu, du sujet Nothomb. Par la suite, nous nous intéresserons à l’autodérision et à la distanciation entre le « je-narrant » et le « je-narré1 », aspects narratifs utilisés par Nothomb ouvrant un espace littéraire de création fertile à la réinvention d’un soi et d’un passé, et donc à une forme de réincarnation dans et par les mots.
À travers une observation des théories de l’écriture de soi, nous interrogerons finalement les paramètres du pacte autofictionnel2 en ce qu’ils permettraient de revitaliser une période trouble de l’existence telle que celle de l’anorexie chez Nothomb. Il s’agira de tenter de définir comment la mise en récit du traumatisme en mode autofictionnel pourrait engendrer un être littéraire à part entière et ainsi donner une forme et un sens à une expérience qui, a priori, en était dépourvue. À travers cette étude de la réécriture d’un soi désincarné dans Biographie de la faim, nous évaluerons de quelles manières, dans une démarche rappelant un processus alimentaire, il y aurait chez cette auteure une revitalisation d’un corps de mots nourri d’une écriture autofictionnelle.
Mots et aliments chez le sujet anorexique
Maladie essentiellement féminine (neuf cas sur dix sont de sexe féminin [Wilkins]), l’anorexie se caractérise par une perte pondérale importante que provoque volontairement le sujet en diminuant ou en interrompant ses prises alimentaires. L’un des symptômes les plus récurrents chez les malades consiste en la persistance d’une image déformée de leur propre corps, laquelle les incite à poursuivre le jeûne. Ce comportement conduit fréquemment à la mort; étant donné qu’environ 10 % de ses victimes en décèdent, on considère l’anorexie comme étant la maladie mentale la plus mortelle, toutes sociétés confondues (Wilkins). On peut concevoir l’anorexie moderne comme ayant une filiation avec le jeûne mystique, depuis les saintes médiévales telles que la célèbre Catherine de Sienne (Raimbault et Eliacheff: 231-264). L’ascétisme, en tant que mode de vie religieux pratiqué depuis des temps immémoriaux, prône fondamentalement l’élévation spirituelle par le contrôle exercé par l’esprit sur le corps, en ne comblant intentionnellement pas ses besoins primaires, notamment l’alimentation. Si cette pulsion de privation physique s’observe dans l’anorexie moderne, le rapport au sacré se transforme en rapport à soi et à l’expression de son identité propre.
Amélie Nothomb présente avec Biographie de la faim une œuvre à la narration autodiégétique et au pacte autofictionnel, construite autour de la relation tortueuse que l’auteure a entretenue avec la faim dans son passage de l’enfance à l’âge adulte, troquant les excès de nourriture sucrée et d’alcool pour l’anorexie à l’âge de treize ans. La romancière relate les épisodes de boulimie littéraire vécus durant sa période d’anorexie à l’adolescence, orgies intellectuelles comblant — comme ses précédentes boulimies alimentaires — son besoin vital d’ingestion tout en respectant sa compulsion au rejet : « Puisqu’il n’y avait plus de nourriture, je décidai de manger tous les mots : je lus le dictionnaire en entier. » (2004: 212.)
Dans son rapport conflictuel à la fois avec la nourriture et le langage verbal, le sujet anorexique, comme le suggère Meuret, tendrait à confondre et à substituer les mots aux aliments, substances intellectuelles emplissant son esprit au détriment du corps, qui, lui, reste vide et vacant : « À défaut de nourriture, les mots deviennent des substituts alimentaires que l’on ingurgite, avale, digère et finalement produit, expulse, recrache. » (2006: 145.) Les mots et la nourriture seraient indissociables et même interchangeables dans l’esprit anorexique; les premiers seraient donc sollicités afin d’alimenter et de stimuler l’esprit et, ce faisant, le distrairaient de la sensation de vacuité éprouvée par le corps affamé. Non seulement les mots se feraient ainsi prolongement de l’aliment physique pour l’anorexique en quête de nourriture, mais ils incarneraient et maintiendraient aussi cette continuité entre le sujet et le monde extérieur.
Plutôt qu’un désir de disparaître, à travers son émaciation vécue comme une quête identitaire vitale, le sujet anorexique désirerait implicitement affirmer haut et fort son existence et s’individualiser dans la maigreur. Comme le souligne Meuret : « L’anorexie est une façon de vivre, de combattre la vacuité, cette invisibilité incarnée dans un corps décharné » (2006: 22). Dans son ouvrage Writing Size Zero. Figuring Anorexia in Contemporary World Literature, la théoricienne parle de l’anorexie comme d’une « maladie du langage » (2007: 126), car selon elle, le sujet en proie à ce trouble est incapable d’exprimer, de traduire en mots la dualité3 qui l’habite et le terrasse. Ce blocage langagier expliquerait pourquoi l’individu anorexique cherche non pas à verbaliser, mais à incarner cette dualité; il camperait de cette façon son désarroi existentiel, porterait sur lui son désir contradictoire de vivre sans corps en faisant de son physique maigre un texte à l’énonciation dense. Le corps de l’anorexique lui servirait donc de support linguistique sur lequel on peut lire son histoire identitaire cryptée, mais dont la puissance évocatrice demeure universelle.
En raison de la présence de ce problème d’expression, l’écriture de l’expérience anorexique suggère donc un certain délai entre le cœur de la maladie et le discours littéraire qui en découlerait. Et de fait, Nothomb rédigera le récit de son anorexie bien des années après la fin de sa crise, troquant le langage du corps pour le langage verbal, ressuscitant ainsi son être désincarné par la création d’un corps textuel décharné, émaciation commune à plusieurs œuvres littéraires relatant une expérience personnelle de la maladie4. Lorsque cette crise de langage s’estompe temporairement ou définitivement, le sujet qui recouvre la parole éprouve fréquemment le désir de verbaliser son état antérieur, de raconter ce qui autrefois ne se disait qu’à travers son corps cadavérique, que sur ses os hurlant son existence. À ce sujet, selon Nothomb, le processus d’écriture est intimement lié à celui de la guérison : « On ne peut pas être anorexique et écrire en même temps : du moins, ce que j’écris pour l’instant, en tant qu’anorexique, je n’aurais jamais pu l’écrire. » (Nothomb citée par Amanieux: 249.) Le jeu avec le corps se transforme en jeu avec les mots au moment de la guérison de l’anorexie, guérison qui serait en quelque sorte l’élément déclencheur de l’écriture.
Hygiène de la faim : le rôle créatif de l’ascèse dans le processus d’écriture
En ouverture du roman Biographie de la faim, la narratrice présente le Vanuatu, une île du Pacifique qui serait l’unique endroit au monde où les habitants n’auraient jamais connu la faim, territoire d’individus constamment repus qui est, écrit Nothomb, « l’expression géographique de [s]on contraire » (2004: 22). En effet, elle annoncera dans une formule déclarative : « La faim, c’est moi. » (22.) Toutefois, il ne s’agit pas uniquement d’une faim ordinaire, mais d’une faim existentielle, une avidité vitale qui gouvernerait son corps physique et mental : « La faim c’est vouloir. C’est un désir plus large que le désir. Ce n’est pas la volonté qui est force. Ce n’est pas non plus une faiblesse, car la faim ne connaît pas la passivité. L’affamé est quelqu’un qui cherche. » (23-24.)
Cette « surfaim », ainsi que la désigne la narratrice, s’exprime à travers la langue même du texte Biographie de la faim. Selon Meuret, l’activité d’écriture, tout comme l’expérience de la faim, évoluerait autour d’une structure rythmique organique fondée sur les sensations internes de l’auteure. Le texte deviendrait ainsi esthétique de cette expérience d’alternance entre vide et plénitude, une figuration en lien étroit avec les variations de l’appétit et de la satiété. L’écriture taille zéro du récit de soi anorexique constituerait précisément, selon Meuret, une réminiscence intimement fondée sur la sensation de faim prolongée vécue par le sujet durant l’anorexie. Cette évocation du jeûne passé prendrait donc la forme d’un texte à l’aspect épuré, à la langue minimaliste et sèche comme un corps sans chair; mais paradoxalement lourd d’énonciation, à l’image du corps anorexique lui-même. Ainsi que l’explique Meuret : « L’écriture glisse vers son degré zéro; l’anorexie tend vers l’intensité zéro du corps. La taille zéro de l’écriture scelle l’alliance de ces deux lignes de fuite. » (2006: 178.)
Cette rhétorique performative caractéristique du récit de soi anorexique entre en relation conflictuelle avec le degré zéro de l’écriture énoncé par Barthes, qui consiste selon lui en « une écriture blanche, libérée de toute servitude à un ordre marqué du langage[;] l’écriture zéro est au fond une écriture indicative, ou si l’on veut amodale » (179). Or, le récit de l’anorexie s’imprègne plutôt de subjectivité, car il « s’enracine directement dans la sensation du vertige de la faim » de l’auteur (Meuret, 2006: 26); la taille zéro se distingue donc de l’écriture impersonnelle et impassible de Barthes, de laquelle toute parcelle de subjectivité est évacuée. Au contraire, le cadre de l’écriture de la faim transforme l’anorexie en poétique de création en se faisant elle-même texte, textualité certes minimaliste, néanmoins vivante, palpitante de ses physiogrammes, « caillots de sang et d’encre qui coagulent en unités de langage pour produire du sens » (Meuret, 2006: 26). Cette inscription marquée par la tension physique prendrait éventuellement corps elle-même dans sa forme.
La plume de Nothomb, reconnue pour son style direct et abrasif, trouve dans son récit de l’anorexie une esthétique plus nue, reflétant une anatomie cadavérique, une vision décharnée de soi. Le phrasé touche directement sa cible, sans détour, aigu comme un os pointant sous la chair. Ces phrases amaigries tombent cependant lourdement comme des sentences, des fatalités, par le poids des mots sollicités et la brièveté des énoncés. Son style dégraissé, dans lequel l’enjeu principal est la vivacité du verbe dans la phrase, porte la simplicité minimaliste de l’écriture nothombienne à son apogée par un récit où « elle se méfie de l’excès d’adverbes, et cherche la plus grande concision » (Amanieux: 278).
Si le concept d’écriture-faim résonne avec cette esthétique allégée de Nothomb comme une réminiscence de la famine vécue, il mérite aussi d’être rapproché de l’hygiène d’écriture même de l’auteure. Cette dernière déclare être strictement incapable d’écrire le ventre plein : « Il importe d’être vide pour écrire. Donc, pas question de manger. » (Nothomb citée par Amanieux: 250-251) Le jeûne représente pour elle une condition nécessaire à la création, attestée également dans une entrevue avec Isabelle Grégoire pour la revue L’Actualité : « La faim a des effets sur le cerveau, et pour atteindre l’écriture que je souhaite, j’ai besoin d’avoir très faim. » (Nothomb citée par Grégoire, 2011.) Notons que la spécialiste de l’anorexie Sandra Sarro concorde avec ce point de vue voulant que la dénutrition entraînerait effectivement des désordres cognitifs pouvant aller jusqu’à la psychose dans les cas de privation prolongée.
D’après Meuret, la faim se concevrait comme une métaphysique dans l’œuvre Biographie de la faim, à la fois processus de création, sujet d’écriture et mode d’expression : « La faim sous-tend l’œuvre, en est le principe premier, l’argument d’origine et cela justifie que l’on parle ici de métaphysique. » (2006: 145.) La faim de Nothomb, cultivée et ritualisée, car essentielle à l’écriture, naît avant le texte, mais finit par s’y inscrire et l’imprégner. Non seulement le texte raconte le corps anorexique, mais il le performe; il en représente la maigreur, la sécheresse et l’appauvrissement physique5. Le langage du récit de soi anorexique serait non seulement teinté de l’expérience de la faim, mais figurerait l’amaigrissement corporel du sujet devenant lui-même un être amaigri aux os saillants. Faisant pont entre le fond et la forme de l’œuvre, ce langage confère une cohérence au discours en lui modelant une enveloppe textuelle sur mesure : « L’écriture de l’anorexie, ou taille zéro de l’écriture, serait une tentative d’unir le dedans et le dehors. » (Meuret, 2006: 181.) Le texte reconfigure ce corps émacié issu du passé de l’auteur, corps qui représentait lui-même un texte, les os devenant mots.
Anorexie et écriture : (re)nutrition par les mots
Comme nous l’avons vu précédemment, le langage est un enjeu majeur pour l’anorexique. Toutefois, si les mots représentent une problématique insoluble pour le sujet, ils feront éventuellement figure d’éléments salvateurs pour celui-ci lors de l’amorce d’une guérison. Grâce au pouvoir des mots, lequel permet une forme de préhension sur le réel, ce qui était jusqu’alors scellé et énigmatique pour la malade devient inversement un point d’ancrage dans le monde extérieur, une passerelle entre un soi muet et désincarné et un devenir articulé et incarné. L’anorexique trouve sa place, ou plutôt s’inscrit une place à travers les mots consommés ou écrits qui lui assurent une présence tangible. Le désir obsessionnel d’éviter la nourriture afin de se désincarner pour paradoxalement incarner une existence intemporelle est remplacé par la volonté d’écrire qui comble cette faim inextinguible d’exister hors temps, car ainsi que le propose Maud Ellman dans son étude The Hunger Artist: Starving, Writing & Imprisonment : « [T]he written words can actually take the place of food […]. In writing, language is emancipated from the mouth and ultimately from the body as a whole, in that the written word outlives the mortal flesh. » (47)
Les mots permettent également à Nothomb de « traverser en funambule » le gouffre qui la sépare du monde depuis le début de sa maladie (Amanieux: 253). Selon Meuret, Amanieux et Nothomb elle-même, suite à sa maladie, l’auteure de Biographie de la faim doit littéralement la vie à la lecture, mais surtout à l’écriture qui, à défaut de l’alimenter physiquement, la nourrissent psychiquement. Meuret, d’une part, lie ce rapport à l’écriture à une pulsion de sustentation, à un besoin alimentaire : « Si la lecture sauve Amélie Nothomb de l’évanescence totale lors de son adolescence, l’écriture permet de lutter contre l’effacement. Les mots lus ou écrits donnent la substance à l’être affamé en quête d’ambroisie. » (2006: 144.) Suivant cette dynamique, toujours selon Meuret, l’activité d’écriture posséderait une « dynamique d’incarnation » (2006: 145) qui extirpe l’auteur de sa torpeur et de son désœuvrement en l’amenant à créer une œuvre, certes désincarnée dans son esthétique, mais bien vivante, car investie d’une subjectivité corporelle au moment de l’acte d’écriture.
L’écriture contribue à la formation d’un nouveau corps pour l’auteure, un corps d’encre et de papier. D’ailleurs, suite à sa période de troubles du comportement alimentaire, alors qu’elle est de retour au Japon, Nothomb se met sérieusement à écrire de manière rituelle, c’est-à-dire chaque matin immanquablement de quatre à huit heures. Or, d’après Émilie Saunier dans son chapitre intitulé « La mise en scène des personnages féminins dans les œuvres d’Amélie Nothomb, ou comment travailler son corps par l’écriture » : « L’écriture littéraire, initiée à cette époque, semble constituer au fil du temps un moyen de faire travailler ce rapport complexe que l’écrivaine entretien avec son corps. » (69.) À travers sa dynamique simultanée de désincarnation et d’incarnation, l’écriture littéraire de l’anorexie donne lieu à une réincarnation de l’auteure par l’écriture, le texte représentant non seulement un réceptacle du récit d’anorexie, mais suite à cette (re)nutrition verbale, il devient lui-même un double indépendant du corps désincarné.
Autodérision et ironie : détourner les saveurs
Ce corps littéraire imprégné de l’expérience de la faim de l’auteure tend naturellement à exprimer la souffrance d’un passé houleux et à raviver des souvenirs troubles. Toutefois, certains procédés rhétoriques humoristiques, tels que l’autodérision et l’ironie, permettent de désamorcer le potentiel pathos et l’épanchement larmoyant, afin d’éviter l’apitoiement sur soi, peu intéressant au niveau littéraire selon Nothomb. « La littérature doloriste est immonde, cela revient à imposer une forme de nombrilisme. Or, il n’y a de propos littéraire que s’il y a distance », explique Amanieux (284). En s’apitoyant, un auteur non seulement alourdit considérablement son texte, mais se replie sur lui-même au lieu de s’ouvrir au lecteur, entravant ainsi l’identification et le dialogue avec ce dernier.
La prose de Nothomb est d’ailleurs réputée pour son humour ironique, reconnu par plusieurs critiques comme étant sa signature littéraire. En entrevue avec Laureline Amanieux, l’auteure belge confirme ce procédé : « Plus je parle de sujets graves, plus j’en parle légèrement. » (283.) Cette manière d’atténuer la douleur par le décalage tonal effectué dans l’écriture évoque une certaine pudeur, une retenue qui permettrait peut-être de (se) montrer autrement et qui ouvrirait ainsi la voie de la communication avec l’autre, éléments essentiels à la littérature, toujours selon Nothomb (citée par Amanieux: 266). Dans sa Biographie de la faim, elle se sert précisément de ce rire jaune pour court-circuiter la douleur de la remémoration de l’anorexie et produire un récit plus léger et plus accessible pour le lecteur, mais aussi, et peut-être surtout, pour elle-même. Cette autodérision pourrait être perçue comme une forme de détachement courageux face à la crise et au traumatisme remémoré; l’auteure ne s’exclame pas, reste sobre dans son langage, ne sollicite pas d’adverbes dramatiques dans l’optique de susciter le pathos6. Au contraire, dans sa peinture de situations bouleversantes, Nothomb tend plutôt à faire naître des images comiques ou incongrues, parfois grotesques, telles que celle-ci, qui tourne en dérision la boulimie intellectuelle de l’anorexique :
Le cerveau est constitué essentiellement de graisse. Les plus nobles pensées humaines naissent dans le gras. Pour ne pas perdre la cervelle, je retraduisis, avec fièvre, l’Iliade et l’Odyssée. Je dois à Homère les quelques neurones qui me restent. (2004: 220.)
« L’humour et l’autodérision, toujours indispensables lors de l’écriture, le sont encore plus pour écrire l’anorexie », confirme Nothomb dans une lettre issue de notre correspondance (2014). C’est en racontant avec autodérision son expérience que Nothomb confère une perspective inédite et décalée au récit de sa désincarnation, entre autres en atténuant par des traits d’esprit ou des oppositions comiques le caractère dramatique d’une situation qui autrement n’avait absolument rien de risible. Les phrases à la fois brèves et tranchantes s’entrechoquent, et de cette concaténation émerge un rire inattendu et rafraîchissant : « Mes parents étaient furieux. Je ne comprenais pas pourquoi ils ne partageaient pas ma joie. La maladie m’avait guérie de l’alcoolisme. » (2004: 219.) Cette narration qui détourne la matière du souvenir offre un regard oblique sur cette maladie dévastatrice, mais aussi sur l’expérience personnelle et sur la perception que l’auteure a d’elle-même, et témoigne d’« une manière de raconter en contrepoint, nourrie d’humour pour ne pas sombrer dans le pathétique ou le mélancolique » (Amanieux: 283). D’après l’enquête de Gaëlle Séné et Bernard Kabuth interrogeant « Anorexie mentale et fantasme » chez Nothomb, la distance instaurée entre le soi-narré et le soi-narrant rend cette écriture marquée par l’autodérision apte à révéler le cheminement accompli par l’auteure depuis l’anorexie (51), tout en exposant la manière dont elle a approfondi sa connaissance de soi7.
Rappelons-nous que l’anorexie est liée à une invalidité d’expression du mal-être par les mots, défaut de langage qui affecterait donc la capacité à transposer à l’écrit un vécu anorexique, et qui de ce fait entrave toute forme de distanciation envers soi et son vécu. Permettons-nous ici une parenthèse afin de souligner le pouvoir politique que représente la mise en récit de ce trouble alimentaire touchant particulièrement les femmes. Ainsi que l’expose Susan Bordo dans son ouvrage Unbearable Weight. Feminism, Western Culture and the Body (1993), traditionnellement confinées à leur état corporel, les femmes seraient les principales victimes des pressions et attentats contre le corps sévissant dans la culture occidentale contemporaine. Nothomb, à titre d’écrivaine, arrive dans l’après-coup de la maladie à mettre en mots le mal-être partagé par tant de femmes et à rompre le mutisme entourant les problématiques liées à l’image corporelle. Le procédé d’autodérision constitue sous cet angle une rhétorique conditionnée par les circonstances de rédaction, car au moment d’écrire, l’auteure doit posséder suffisamment de recul temporel par rapport à la situation de crise pour rendre possible et efficace cet humour acide, un tel détachement étant inconcevable dans le cas de l’anorexique en pleine désincarnation. Les facteurs de temps et de stabilisation de l’état du sujet jouent alors un rôle important dans l’installation d’une distanciation envers soi, un processus qui durera plusieurs dizaines d’années dans le cas de Nothomb.
Distanciation : se (di)gérer
Pour Nothomb, cette question de la distance est inévitable et cruciale à la réussite du travail d’écriture. Afin d’atteindre un ton juste, l’auteure doit préalablement parvenir à une sorte d’équilibre focal, comme elle l'explique en entrevue au sujet de son dernier roman autobiographique intitulé La nostalgie heureuse (2013) :
En tant qu’écrivain, ma principale difficulté consiste à trouver la bonne distance pour parler des choses. Aussi longtemps qu’on n’a pas trouvé la bonne distance, il n’y a tout simplement pas moyen de parler des choses. Si on parle de trop loin, ça n’a aucun intérêt parce que ça n’a aucun relief, il n’y a pas d’émotion; si on parle des choses de trop près, il y a trop d’émotion, on est complètement paralysé, ce qu’on raconte n’a plus aucun sens tellement on est ému. (Fnac:, 7:45 et passim.)
Cette démarche de détachement narratif se manifeste dans le ton de l’auteure, non seulement dans Biographie de la faim, mais aussi dans toutes les œuvres constituant son cycle « autobiographique ». La distanciation se fait sentir par une sorte de neutralité dans la vision que Nothomb offre d’elle-même et des évènements relatés, comme si l’auteure se prenait en tant qu’objet d’étude et dépeignait son existence avec une certaine sobriété, dans un tracé dénué de débordement, faisant naître une lecture autocritique rappelant l’examen scientifique : « À quinze ans, pour un mètre soixante-dix, je pesais trente-deux kilos. Mes cheveux tombaient par poignées. Je m’enfermais dans la salle de bain pour regarder ma nudité : j’étais un cadavre. Cela me fascinait. » (Nothomb, 2004: 219)
Cet écart entre soi-narrant et soi-narré installe, parallèlement, un certain recul envers son propre passé, vécu maintenu à un écart respectable et dont le pathos n’est pas outrageusement sollicité, comme le constate Amanieux : « L’écriture constitue aussi un langage qui permet à Nothomb de mettre à distance les souffrances antérieures, même s’il y a une mise en danger constante d’elle-même. » (266.) Dans la lettre que Nothomb nous a adressée, celle-ci souligne l’épreuve que représente ce travail de distanciation entre soi et son sujet, travail qui est « d’autant plus important et difficile dans le cas de l’anorexie. C’est un sujet qui [la] fait trembler physiquement » (2014).
Dysmorphophobie et fabulations mémorielles : s’approprier le réel
Parmi les symptômes constitutifs de l’anorexie, la dysmorphophobie se manifeste par un regard déformé, disproportionné sur son propre physique (Sarro: 139). En quelque sorte, le sujet anorexique perd contact avec la réalité de son enveloppe charnelle et cohabite en décalage avec celle-ci; c’est pourquoi la majorité d’entre eux se perçoivent comme étant gras alors qu’ils affichent en vérité une maigreur morbide. Ce n’est pas tant qu’ils refusent d’avouer leur sous-poids, mais qu’ils sont incapables de constater leur propre maigreur. Cette maladie, jointe à la sous-alimentation qu’elle engendre, affecte profondément les fonctions cognitives de perception de soi. L’anorexique, qui s’adonne à une forme d’autodestruction et d’auto-engendrement, tend à se créer une identité et un corps nouveaux. Sur le terrain littéraire, le processus de fictionnalisation de soi auquel s’adonne l’auteur à travers l’écriture autofictionnelle rejoint cette notion d’autoformation.
Non pas axée sur la représentation du réel, l’autofiction consiste en une recomposition de soi et de son propre vécu, création libre et affranchie du pacte de vérité autobiographique. Écrire sa propre expérience anorexique sous un pacte autofictionnel réactiverait cette vision dysmorphique caractéristique de l’anorexie, la matière de l’écriture se trouvant décalée par rapport à la réalité des faits, transmutée à la fois par la fermentation mémorielle et par le travail créatif. L’autofiction se distingue du travail d’archivage de l’autobiographie, car ce dernier se tourne vers la transcription d’un passé plutôt que vers l’invention, la projection d’un vécu fabulé, opération romanesque propre à la fiction de soi telle qu’elle prend forme chez Nothomb. Ce qui est particulièrement significatif chez cette auteure est que non seulement celle-ci explore une fabulation de sa personne par l’entremise de son instance narrative littéraire, mais aussi à travers la construction de sa persona médiatique spectaculaire, ainsi qu’en témoignent les recherches de Mark D. Lee (2010). Tant sur le plan iconographique, en posant avec des chapeaux extravagants et une allure gothique, que sur les plans langagier et humain, en affirmant par exemple publiquement son amour des fruits pourris, Nothomb produit des récits extra-littéraires qui convergent vers une réinvention constante de soi. S’amusant à brouiller les cartes, elle joue consciemment avec ces différents paliers fictionnels; son œuvre n’est pas composée que de ses livres, mais d’un ensemble de discours littéraires et médiatiques. Comme le définit Philippe Vilain, dans son chapitre « Genèse et autofiction », la fiction de soi se fonde sur des faits réels pour mieux les contourner, les dépasser :
C’est dire si la factualité du souvenir s’avère insuffisante pour l’autofiction, et qu’il ne s’agit plus seulement de rechercher ce souvenir derrière soi, dans l’avant-texte, mais également devant soi, dans le texte et dans l’écriture même, autant dans la rétrospection que dans la prospection qui accompagne la quête inventive de l’écriture, car le souvenir est ici source autostimulante de recréation. (158)
Autofiction : une cuisine revitalisante
Ce terrain de création de soi ouvre un espace inventif et sans limites dans lequel l’auteur n’a plus de compte à rendre au réel et dépasse les frontières de la mémoire, frontières friables, poreuses et foncièrement instables. Ainsi que l’affirme Serge Doubrovsky dans son roman autofictionnel Le livre brisé (1989) : « Si j’essaie de me remémorer, je m’invente. Sur pièces, de toutes pièces. » (214.) L’écriture commémorative devient alors essentiellement créative et rejoint paradoxalement le fonctionnement de la mémoire, mécanisme qui sélectionne, modifie, supprime, intensifie ou invente carrément les faits vécus, et ce, de manière plus ou moins consciente. À travers l’acte de remémoration, la mémoire effectue d’emblée une bonne partie du processus de reconfiguration du réel.
Écrire l’anorexie sous un pacte autofictionnel équivaut donc à revivre l’expérience, mais surtout à la revitaliser, parce qu’on se la rappelle et qu’on se la raconte autrement. Du reste, la Biographie de la faim de Nothomb est sous-titrée « roman », signifiant indubitablement au lecteur son appartenance au monde de la fiction et non à celui à vocation référentielle de l’autobiographie8. Si elle se base sur des faits vécus, cette œuvre en est une d’invention, sans limites créatives pour l’auteure et sans prétention relative à la véracité des faits. Rappelant la dissonance du regard dysmorphobobique qui accompagne l’anorexie, le travail de ressouvenance autofictionnelle décolle l’être du réel pour transcender celui-ci et faire surgir une reconfiguration subjective de soi dans une création autonome. S’il s’éloigne de la réalité des faits9, le texte ainsi généré se rapproche de la vérité de l’auteur, vérité issue de sa plus pure subjectivité et qui va ultimement rejoindre une vision plus personnelle des événements, comme projetée de l’intérieur du sujet. Ainsi, selon Michel Contat, dans son article « L’appel à la vie d’artiste » (1992), ce qui distinguerait l’autobiographe de l’écrivain « autofictionnaire » est que ce dernier « puise en lui les émotions, les sensations, les images de lieux et de gens qu’il met en mots comme un musicien met en notes et en rythmes la tonalité de son rapport au monde, comme le fait aussi un peintre avec ses couleurs. »
Nous avons vu précédemment que le pacte autofictionnel, contrairement au pacte autobiographique, permet à l’écrivain de se réinventer un parcours hors des limites du réel, de transcender son vécu pour en faire ce que bon lui semble. L’autofiction ne s’inspire donc des faits que pour mieux les déjouer et en concocter une version remaniée et ainsi peut-être plus personnelle. Parallèlement, l’anorexique, qui tentait de redéfinir son corps et son identité par le biais de l’émaciation, peut se forger, à l’aide des mots, un vécu fantasmatique issu de sa seule subjectivité, car, ainsi que le souligne Amanieux, « [l]e langage possède de plus une vertu fabuleuse, celle de réinventer à sa guise la réalité » (283).
Nous avons établi que, par le biais de l’autodérision dont elle fait preuve dans sa Biographie de la faim, Nothomb acquiert la capacité de s’éloigner de la douleur vécue de l’anorexie pour en proposer une vision nouvelle, fraîche et ironique. À la manière d’un festin de mots qu’elle conçoit à son goût, Nothomb élabore un texte romanesque en repêchant de véritables éléments de son vécu tout en les cuisinant selon ses goûts littéraires, exercice « biographique » qui autrefois la rebutait du fait qu’elle croyait être obligée de raconter l’entière vérité des évènements : « Cette fois, j’ai compris qu’on n’est pas forcé de dire toute la vérité, surtout pas. Mais par contre tout est vrai. » (Nothomb citée par Amanieux: 259.) L’écriture de Biographie de la faim, par sa reconstruction atypique d’un passé traumatique, aurait donc amené Nothomb à distinguer les notions de vrai et de vérité dans l’inscription du récit de soi. Recomposition atypique, car plus qu’un récit de son anorexie, qui n’apparaît véritablement que vers la fin de l’œuvre, ce roman présente avant tout la relation tortueuse qu’entretient l’auteure-narratrice depuis sa jeune enfance avec la faim, la désintégration étant le point culminant de l’expression de cette lutte contre soi. Ce fil conducteur de la faim qui traverse le texte fait en sorte que Nothomb sélectionne et réorganise les évènements de son vécu de manière à ce qu’ils forment un récit cohérent articulé autour de cette thématique, qu’ils aient un sens les uns avec les autres, de sorte que l’anorexie et son éventuelle guérison s’inscrivent finalement dans une certaine logique de continuité existentielle. Cette manière de réaménager le réel permet à Nothomb non seulement de remanier son passé anorexique, mais aussi de l’examiner, ainsi qu’elle l’explique elle-même dans sa lettre : « La mise à distance liée à l’écriture m’a aidée à comprendre un peu mieux la bizarrerie d’une telle pathologie. » (2014.)
En somme, à travers la réécriture d’un passé squelettique, il y aurait tentative de recréation de soi durant cette période, comme la reprise de bobines de film usées, mais toujours photosensibles et réactualisées par l’empreinte du moment présent de l’écriture. Ce geste de formatage du réel par l’écriture devient donc aussi remodelage de soi; un soi désincarné, fragmenté, qui trouve incarnation à travers l’assemblage textuel, dans la mesure où, ainsi que le propose Meuret, l’on peut discerner dans l’écriture de l’anorexie une démarche qui « postule un devenir charnel des mots », mais aussi « [l’]inscription d’une “chair linguistique” » (2006: 24-25). Une telle transsubstantiation du verbe en chair serait l’ultime tentative de l’écrivain pour se recréer.
Conclusion : se nourrir et s’incarner
En empruntant à Meuret cette idée selon laquelle mots et aliments seraient interchangeables dans l’esprit anorexique, sur la base du postulat que « [a]norexie et écriture s[eraie]nt deux expériences de la limite qui se confondent en un même projet de naissance à soi » (2006: 179), on peut considérer que l’écriture permet d’une certaine manière de se réinventer en mots. Cependant, en raison des paramètres autofictionnels, cette refonte prend forme en marge du corps propre de l’écrivaine. Il est donc possible d’envisager que la « réécriture » d’un soi anorexique constitue une manière de rendre autonome un passé malade à la manière d’un esprit, d’un revenant reprenant une enveloppe corporelle désormais intemporelle.
Par la faculté de transformer et de consacrer le vécu hors de soi dont elle est investie, l’écriture posséderait aussi une fonction cathartique qui « installe une distance » entre la maladie et l’auteure (Nothomb, 2014). La spécificité de l’écriture de l’anorexie résiderait donc dans cette construction d’un corps autre, différent du sien, qui réactualiserait le souvenir de l’anorexie en même temps qu’il le réincarne d’une manière totalement subjective : « Biographie de la faim tente donc, plus encore que les précédents ouvrages de la romancière, de lui former un corps idéal dans les mots qui puisse se substituer au corps réel dénigré » (Amanieux: 263). Ainsi, l’écriture permet à l’auteure une forme de corporisation à travers les mots qui lui tissent un corps à la fois textuel et tangible, comme l’illustre ce passage de Nothomb, tiré des dernières pages de Biographie de la faim :
L’anorexie m’avait servi de leçon d’anatomie. Je connaissais ce corps que j’avais décomposé. Il s’agissait maintenant de le reconstruire. Bizarrement, l’écriture y contribua. C’était d’abord un acte physique : il y avait des obstacles à vaincre pour tirer quelque chose de moi. Cet effort devint une sorte de tissu qui devint mon corps. (226)
On peut considérer l’œuvre nothombienne comme une forme de réincarnation pour l’auteure et, ultimement, une manière d’alimenter et de cohabiter avec son corps réel suite à la désincarnation de l’anorexie, comme nous le confirme Nothomb dans sa lettre : « Votre postulat me paraît juste. L’écriture est ce qui m’a permis de renouer avec mon corps. » (2014.) Or, cette mise en mots ne constitue pas une thérapie et encore moins une garantie de guérison de l’anorexie; elle permet plutôt d’apprêter autrement la douleur vécue, car, pour rejoindre l’idée de Nothomb : « On ne guérit jamais du mal. Tout ce qu’on peut faire, c’est intégrer le mal et en faire un bien. » (Nothomb citée par Amanieux: 305.)
- 1. Nous empruntons ce concept de distanciation à Philippe Gasparini (2004, 2008).
- 2. D'après Philippe Gasparini (2008: 209), Doubrovsky définit l’autofiction selon dix critères : l’identité onomastique de l’auteur et du héros-narrateur (1); le sous-titre : « roman » (2); le primat du récit (3); la recherche d’une forme originale (4); une écriture visant la « verbalisation immédiate » (5); la reconfiguration du temps linéaire (par sélection, intensification, stratification, fragmentation, brouillages) (6); un large emploi du présent de narration (7); un engagement à ne relater que « des faits et événements strictement réels » (8); la pulsion de « se révéler dans sa vérité » (9); une stratégie d’emprise sur le lecteur (10). Le texte de Nothomb répond à neuf de ces critères, mais non au huitième, plutôt discutable, ainsi que nous le verrons plus tard.
- 3. Le sujet anorexique détruirait son corps afin de libérer son esprit, et ainsi devenir un être intemporel qui traversera intact le passage du temps, dans une quête ascétique de pureté que l’on peut rapprocher de celle des mystiques médiévales. Malgré l’ascèse, le corps ne peut disparaître et se taire complètement tout en demeurant vivant, c’est pourquoi demeurant à l’extrême limite entre la vie et la mort, il devient pantomime de l’affrontement des pulsions du sujet, ainsi que l’explique Perrin : « [l’anorexique] veut vivre et, pour ce faire, elle tue son corps. Mais dans le même temps, c’est son corps épuré, squelettique et phallique qui devient le support et l’expression de sa quête d’éternité. » (59.)
- 4. Parmi ces récits de l’anorexie à l’esthétique émaciée, citons Petite de Geneviève Brisac, Thornytorinx de Camille de Peretti et Ça ira d’Annie Loiselle.
- 5. Barbara Havercroft développe l’idée d’une telle performativité textuelle dans son article « Paper Thin. Agency and Anorexia in Genevieve Brisac’s Petite » (2007) au sujet du récit autofictionnel Petite, de l’auteure Geneviève Brisac : « At times, the reader has the impression that the style of the text and the narrator’s young body are aiming for a similar emaciation. » (62.)
- 6. Nous ne nions toutefois pas le fait qu’il puisse tout de même persister une forme de pathos inhérent à ce genre de récit.
- 7. C’est le point de vue avancé par Amanieux : « L’ironie, pour Nothomb, retrouve son sens étymologique, du grec eirôneia, “interrogationˮ. Elle a ainsi valeur de questionnement de la réalité, est un facteur de connaissance. » (286.)
- 8. Par ce titre affichant le terme générique « biographie », Nothomb établit un « nid de coucou » dans ce genre classique en présentant justement une œuvre non pas biographique, mais romanesque : démarche subversive propre au roman autobiographique qui « perfectionne encore cette technique de reproduction en investissant subrepticement des nids, c’est-à-dire des genres […] dont il minera plus ou moins le fonctionnement. Ainsi va s’engager un jeu intertextuel, et même intergénérique, qui ne prendra tout son sens qu’après le décryptage sémiotique du texte que le titre encode. » (Gasparini, 2008: 64.) Selon Vilain, le sous-titre roman apposé à un texte notifie d’emblée que, « si la matière est historique, la manière est délibérément romanesque » (206).
- 9. Citons à cet égard Philippe Forest : « La réalité est en soi une fiction. La fiction qui réfléchit la réalité, redouble ainsi une fiction et par ce redoublement même permet qu’un renversement s’opère par lequel se manifeste quelque chose qu’on peut parfois nommer vérité – vérité par quoi le langage tient à l’impossible et exaltante déchirure du réel. » (212.)