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Dossier sous la responsabilité de
Suzanne Paquet
Christina Contandriopoulos
Lucas LaRochelle, Queering The Map (2020)  
Capture d’écran par Fanny Bieth prise sur le site Queering The Map  
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Les cartes comptent parmi ces représentations qui ont contribué à faire connaître le monde et, surtout, à en façonner une image. Jamais neutres, elles véhiculent des idéologies, des visions commandées du monde; elles ne seraient, finalement, que des « images autoritaires » dont il faut comprendre les effets de pouvoir, nous dit John Brian Harley (2001 [1989]: 168). Par les cartes, par le choix de leur contenu ou de ce qui en occupe le centre, de même que par leurs styles graphiques et leurs ornements, se sont établis de curieux rapports entre politique, science, éducation, art et spectacle.

La cartographie, soit l’ensemble des techniques de production des cartes, se conçoit comme une science, faisant appel à d’autres sciences et techniques (la géométrie, la géodésie…) et à divers instruments. Quant aux styles des cartes, il est bien connu que les artistes ont longtemps été associés à l’art de la cartographie, contribuant à la fabrication de ces images du monde. C’est ce que démontre Svetlana Alpers dans son ouvrage The Art of Describing, parlant d’une « impulsion cartographique » (mapping impulse) chez les peintres néerlandais du XVIIe siècle. Selon elle : « [N]orthern artists persisted in conceiving of a picture as a surface on which to set forth or inscribe the world rather than as a stage for significant human actions. » (1983: 137) Ce n’est pas un hasard si Alpers propose un lien entre ce « mode descriptif » (descriptive mode) et la photographie, qui en serait issue (243) et est devenue un outil essentiel à la réalisation des cartes. Toutefois, bien que le mode descriptif laisse supposer une certaine exactitude, les artistes exécutant ou illustrant les cartes ont parfois fabriqué des objets aussi spectaculaires que biaisés, entre visions coloniales et formes de divertissement.

Aujourd’hui, les systèmes de visualisation comme Google Earth et Google Maps semblent aussi inviter à se divertir du spectacle du monde. Instruments parfaits du « voyageur casanier » (Bayard, 2012: 15), tout comme la photographie a pu l’être au XIXe siècle, ces systèmes intéressent également les artistes, qui les détournent afin d’en tirer des cartographies autres. Cartographies intimes ou alternatives, cartes imaginaires ou de l’imaginaire, appropriées ou bricolées, cartes d’un espace qualifié de « virtuel » ou ayant comme support ce même espace, les productions d’artistes sont nombreuses et variées. On en trouvera quelques exemples dans ce dossier.

Ainsi les cartes, comme les atlas, font-elles l’objet d’intérêts disciplinaires très diversifiés. Avec ce dossier thématique de Captures, nous avons souhaité plonger nos lecteurs et lectrices dans les usages, les imaginaires et les réflexions auxquels l’activité cartographique actuelle donne lieu. Deux grands axes — qui dans certains cas se rejoignent — se dessinent au sein de cet ensemble. D’une part, des méthodologies et des technologies récentes appliquées à l’observation de certains usages et modes d’organisation territoriale sont analysées d’un point de vue critique. D’autre part, des pratiques cartographiques, généralement artistiques et résolument actuelles, sont examinées.

L’étude historique de Christina Contandriopoulos trouve bien sa place en ouverture du dossier. L’auteure examine, à partir des travaux de Jacques-Antoine Dulaure sur Paris, la naissance des plans rétrospectifs au XIXe siècle. Contandriopoulos signale qu’un rapport peut être établi entre les systèmes d’information géographiques (SIG) en usage aujourd’hui et ces plans conçus au XIXe siècle, une période marquée par l’avènement de la cartographie scientifique et des statistiques urbaines, deux disciplines constitutives de la cartographie numérique actuelle. Ces plans, bien que d’une exactitude toute relative — ils étaient déjà critiqués au moment de leur apparition —, peuvent être considérés comme des modèles pour les SIG.

Lucas LaRochelle, Queering The Map (2020)  
Capture d’écran par Fanny Bieth prise sur le site Queering The Map  
Image numérique | 2816 x 1500 px  

Présentant un cas singulier, soit le travail interdisciplinaire qui a permis de cartographier les présences artistiques à Bruxelles à partir de la fin du XVIIIe siècle, Tatiana Debroux propose de riches réflexions sur l’esthétique des cartes numériques en regard de leurs usages. La carte doit en effet se penser comme une œuvre technologique, mais aussi comme un objet esthétique et symbolique, ce que rappelle le géographe Henri Desbois : « Toute carte est un double spectacle : celui du territoire représenté, et celui des moyens mis en œuvre pour produire cette représentation. » (2015: 55) Les réflexions présentées par Lena Krause, qui concernent la réalisation d’un atlas numérique à partir d’une base de données, complètent bien les observations de Debroux en ce qu’elles montrent, elles aussi, les écueils potentiels de pareilles méthodes. Krause décrit un vaste chantier numérique de repérage d’empreintes de bâtiments civils du XIXe siècle en France, illustrant l’influence du pouvoir politique sur l’organisation du territoire. Ces textes donnent un aperçu important de l’impact épistémologique des nouvelles méthodologies de géoréférencement sur différentes disciplines, comme, ici, les humanités numériques, la géographie ou l’histoire de l’art et de l’architecture.

Les points de vue cartographiques s’avèrent aujourd’hui heureusement multiples et changeants, porteurs de voix divergentes et non pas uniquement de celles des puissants ou des conquérants. Si de telles considérations traversent diversement les textes ici rassemblés, l’article de Daniel Chartier, intitulé « Renversements décoloniaux de la cartographie de l’Arctique », offre des critiques essentielles — dont certaines s’appuient d’ailleurs sur les écrits de John Brian Harley. Il montre comment la cartographie impérialiste ou coloniale peut être démontée et renversée. Les gestes d’artistes autochtones du Nord, replaçant les savoirs et les expériences dans le territoire, témoignent d’un autre « usage politique de la carte », suivant les termes de Chartier.

Malgré les tentatives de décentrement, la carte propose très souvent une vision dominante, icarienne, que reproduisent les drones, maintenant présents partout. Les images ainsi créées semblent, encore plus que les cartes, commander et écraser tout à la fois le territoire. Elles font l’objet d’un large engouement (combien de fois entendons-nous le bourdonnement caractéristique de ces petites machines au-dessus de nos têtes?), ce qui a tout l’air d’une impulsion carto-photo-graphique contemporaine, à laquelle les artistes n’échappent pas. À travers l’étude d’une œuvre vidéo d’Hito Steyerl, dans laquelle cette vision verticale est convoquée et critiquée, Vir Andres Hera offre une réflexion sur les seuils de visibilité, sur la surveillance et sur l’« inforensique ». Analysant le contenu de la vidéo, il met au jour plusieurs outils et techniques associés à la guerre, nous rappelant que « le domaine militaire a servi d’incubateur à toutes les techniques contemporaines de la géographie numérique » (Desbois, 2015: 40).

Le numérique, dans le texte d’Hera comme dans celui d’Enrico Agostini Marchese et Christelle Proulx, n’est plus l’outil des analyses et de la construction cartographiques, comme il l’est par exemple dans les textes de Debroux et Krause, mais bien l’objet des observations et des réflexions. C’est directement le monde numérique, et la possibilité (ou non) de le cartographier, qu’examinent Agostini Marchese et Proulx à partir de l’œuvre Atlas critique d’Internet (2012) de Louise Drulhe. À la carte, les auteurs préfèrent la notion d’atlas, plus appropriée lorsqu’il s’agit de réfléchir les spatialités du numérique et de conceptualiser « les internets » — ce pluriel indiquant une « multitude de logiques et de réalités différentes, qui non seulement coexistent, mais s’entre-situent ».

Finalement, la section « Contrepoints » de ce dossier « Cartographies actuelles » présente des projets repensant ou détournant les cartes et leurs fonctions, et ce, à diverses échelles. John Han propose une sorte de mise à plat d’un quartier Montréalais, Milton-Park, entre ordre et désordre animé, invitant à une déambulation visuelle. Carole Lévesque dessine des vues en élévation, issues d’un Montréal arpenté par ses zones vagues, dans lesquelles se lient cartographie et expérience paysagère. Olonne est plutôt une ville fictive cartographiée par Jean-Christophe Bailly, là où le récit rejoint la géographie. Elle est présentée par Clément Willer. Nans Bortuzzo élargit le territoire, entre réseaux sociaux et réseau des centres d’artistes autogérés du Québec, suivant les interactions entre ces organismes. Le site internet Native-land, qui fait l’objet du contrepoint de Gabrielle Marcoux, est un ouvrage participatif et en changement continu offrant une perspective décoloniale, sur deux hémisphères, des Amériques à l’Océanie.

Les écrits et les images assemblés dans ce dossier témoignent bien de la nécessité, toujours actuelle, de porter un regard, curieux tout aussi bien que critique, sur les opérations cartographiques et sur leurs productions, les cartes.

Pour citer

PAQUET, Suzanne. 2020. « Spectacle(s) du monde. Présentation du dossier », Captures, vol. 5, no 1 (mai), dossier « Cartographies actuelles. Enjeux esthétiques, épistémologiques et méthodologiques ». En ligne : revuecaptures.org/node/3464

Alpers, Svetlana. 1983. The Art of Describing. Dutch Art in the Seventeenth Century. Chicago : Chicago University Press, 273 p.
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Harley, John Brian. 2001 [1989]. « Deconstructing the Map », dans The New Nature of Maps. Essays in the History of Cartography. Baltimore : John Hopkins University Press, p. 150-168.