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« LA CARTE EST PLUS INTÉRESSANTE QUE LE TERRITOIRE » proclame, lettres capitales à l’appui, un personnage d’artiste de Michel Houellebecq (2010: 82). Cette provocation contribue, dans le cadre du roman, à une réflexion d’ordre métatextuel sur les pouvoirs de la figuration. De manière plus générale, elle fait écho aux paradoxes de la cartographie. Si une telle technique permet d’abord de s’orienter dans le monde, elle n’entretient pas moins une relation de complémentarité — si ce n’est de concurrence — avec un espace qu’elle contribue à mettre en valeur, à baliser, à découper, à définir.

Lucas LaRochelle, Queering The Map (2020)  
Capture d’écran par Fanny Bieth prise sur le site Queering The Map  
Image numérique | 2821 x 1509 px  

Le dossier « Cartographies actuelles. Enjeux esthétiques, épistémologiques et méthodologiques », codirigé par Christina Contandriopoulos et Suzanne Paquet, est consacré à ce qu’implique cette pratique en matière de représentation. Les études réunies s’articulent autour de quelques grands principes, révélateurs d’avancées et de ruptures dans l’imaginaire contemporain. D’une part, la carte est riche de toutes ses versions antérieures : ce filigrane constitue une mémoire, une archive en creux, qui témoigne de l’évolution des lieux auxquels son tracé renvoie. D’autre part, la carte est plus que jamais transdisciplinaire : le recoupement d’éléments d’ordre spatial à d’autres, issus de diverses bases de données (historiques, culturelles, scientifiques), permet de renouveler les modes de visualisation du savoir et de produire de nouvelles hypothèses dans plusieurs champs de la connaissance. Enfin, la carte n’est plus uniquement géographique : elle offre également la possibilité de délimiter des espaces conceptuels ou virtuels, tels ceux ouverts par le numérique. En outre, la carte fait l’objet d’un processus d’autonomisation symbolique (lequel ne va pas sans rappeler celui des arts et lettres de la modernité) : elle vaut maintenant dans sa singularité, à titre de production formelle. Ces constats sont illustrés par une série de cas de figure ponctuels : on passe ainsi de l’Europe à l’Arctique, du XIXe siècle à l’extrême contemporain, de la topographie et la toponymie aux identités et cultures qui en découlent ou s’y opposent.

L’idée d’une réappropriation singulière — mais aussi collective — de la carte est bien soutenue par la signature visuelle du numéro, qui donne un aperçu du projet Queering the Map, de Lucas LaRochelle. Dans cette œuvre collaborative, la localisation individuelle permise par certaines plateformes numériques se voit associée à une expérience biographique, dévoilant par le fait même diverses tensions existentielles et politiques. La dimension esthétique de la cartographie alimente par ailleurs la série de contrepoints « Projections », qui ouvre la réflexion aux arts visuels et à la littérature. À ceci s’ajoutent deux articles hors dossier : l’un, de Margot Mellet, qui s’intéresse, à partir de l’exemple de l’Anthologie palatine, à l’exploration de l’imaginaire anthologique permise par le numérique; l’autre, d’Amélie Cousineau, sur la représentation des violences sexuelles dans les séries télévisées, tout particulièrement la production québécoise Fugueuse (2018).

Ce numéro de Captures a été monté alors que se multipliait un autre type de cartes, aux effets anxiogènes, découpant la planète entre zones contaminées et à risque, entre lieux confinés et libérés. Il en résulte que le travail d’édition a été, dans sa grande majorité, effectué dans l’isolement physique. Je remercie vivement Fanny Bieth, Émilie Bauduin, Elaine Després et Sophie Guignard d’avoir su garder le cap — pour rester dans les métaphores géographiques — en dépit des circonstances et salue leur redoutable efficacité.

Sylvain David
Directeur

Pour citer

DAVID, Sylvain. 2020. « Éditorial », Captures, vol. 5, no 1 (mai). En ligne : revuecaptures.org/node/4428