Librement inspirée du livre d’Alberto Manguel intitulé La bibliothèque, la nuit, l’exposition éponyme signée Robert Lepage et Ex Machina a été présentée successivement à la Grande bibliothèque de Montréal (BAnQ), dans le cadre de son dixième anniversaire, et au Musée de la civilisation à Québec1. Le présent compte rendu porte sur cette dernière exposition (13 octobre 2016 – 2 avril 2017).
Ce n’est pas la première exposition à prendre à bras le corps les mutations de notre rapport à la culture, et plus particulièrement à l’écrit, aux livres et aux bibliothèques, qui sont induites par le surgissement des technologies de l’information et de la communication. Il y a un peu plus d’une décennie, l’exposition « Les trois révolutions du livre », au Conservatoire des Arts et Métiers de Paris, mettait en relief la distinction matérielle du volumen (rouleau de papyrus ou de parchemin), du codex (livres formés de feuilles reliées, imprimées ou non), et du livre électronique (e-book). Cette exposition illustrait comment cette distinction matérielle est porteuse de sens, au-delà même du contenu véhiculé par ces différents supports.
L’exposition La bibliothèque, la nuit permet de développer de comparables réflexions à partir de l’expérience des transformations matérielles des bibliothèques et en particulier de la distinction entre une bibliothèque réelle, tangible, et une bibliothèque virtuelle. Cette distinction se matérialise essentiellement par la passivité croissante du visiteur évoluant dans les trois parties qui composent cette exposition.
La bibliothèque, la nuit propose une première section qui est donnée à voir sans médiation technologique au visiteur. Des livres anciens, incluant des incunables datant du berceau de l’imprimerie (1450 – 1500), sont exposés, ouverts, sous une vitrine. L’appréhension de l’espace d’exposition implique l’activité de la marche. Afin d’apprécier les livres, il faut s’arrêter et concentrer une attention sur ceux-ci, ainsi que sur les notices descriptives qui les accompagnent. Ils proviennent de la collection du Petit Séminaire de Québec et sont essentiellement liés à la théologie et à la religion catholique enseignées dans cette résidence, fondée en 1668 dans la foulée de la contre-réforme du Concile de Trente, et accueillant ceux qui se destinaient à devenir prêtres. Des livres de l’époque des Lumières, comme les 28 volumes in-folio de l’Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, de Diderot et d’Alembert, enrichissent cette collection.
Deux autres sections composent plus fondamentalement le cœur de La bibliothèque, la nuit : l’exposition des livres du Petit Séminaire de Québec est d’ailleurs présentée comme un complément à ces deux principaux espaces.
La visite s’amorce par le passage dans une bibliothèque privée reconstituée, celle de l’auteur Alberto Manguel, mise en scène par Robert Lepage. Une douzaine de visiteurs à la fois, le public peut déambuler librement dans ce cabinet de lecture clos, enveloppé dans une lumière tamisée : des fenêtres sous la pluie, comme des aquariums ou des hublots évoquant une forme d’immersion, et des chaises, sont disposées entre les rayonnages de livres. Les lueurs des quelques lampes s’estompent graduellement, c’est la première expérience d’une bibliothèque, la nuit : le visiteur s’immobilise et peut chercher à s’asseoir. Un enregistrement de la voix de Manguel est diffusé et il invite à fixer l’attention à certains endroits de cette bibliothèque qui sont désignés par un faisceau lumineux.
Au centre, un présentoir vitré, où sont exposés des livres qui ont marqué la vie de l’auteur, dont un livre de contes et un exemplaire du roman Maria-Chapdelaine de Louis Hémon. La bibliothèque privée s’ouvre comme le cœur de l’auteur dévoilant les replis secrets de son être et de ses souvenirs : « toute bibliothèque est une autobiographie » (Manguel: 180). Contrairement aux bibliothèques publiques, elle permet une classification fantaisiste et toute personnelle.
Le faisceau lumineux, dans un second temps, met en relief sur un mur la reproduction d’un tableau de Pieter Brueghel l’Ancien, La Grande Tour de Babel (1563) : il s’agit d’une bibliothèque non plus conçue comme lieu d’intimité, mais comme totalité et quête d’absolu : « Dans leur ombre, ma petite bibliothèque est un rappel de ces deux aspirations irréalisables – le désir de contenir toutes les langues de Babel et celui de posséder tous les volumes d’Alexandrie » (Manguel: 30).
L’amitié de Manguel avec son compatriote argentin Jorge Luis Borges, auteur de la nouvelle « La bibliothèque de Babel », est assez connue pour que le visiteur y décèle une allusion complice. Borges, plongé dans la nuit de la cécité, renouait avec les bibliothèques et la lecture des livres grâce à la voix de Manguel, qui fait également office de guide pour cette exposition en citant des extraits de son livre : « Si, le matin, la bibliothèque suggère un reflet de l’ordre sévère et raisonnablement délibéré du monde, la bibliothèque, la nuit, semble se réjouir de son désordre fondamental et joyeux » (Manguel: 26).
Fixée sur le même mur que ce tableau représentant la Tour de Babel, une photographie d’enfants juifs internés au camp de concentration de Birkenau est ensuite illuminée. Contre toute attente, ces enfants sont souriants, car ils disposent d’un trésor : ils ont pu constituer une bibliothèque de huit livres comme symbole de la résistance de l’humanité dans un monde d’oubli, de mort et d’horreur.
Sur le mur opposé, une projection virtuelle transforme un rayonnage complet en exposition de livres décimés par les flammes. Il s’agit d’un souvenir du bombardement de la bibliothèque de Sarajevo en 1992 : un « mémoricide », néologisme désignant la destruction de la mémoire de la coexistence harmonieuse, dans cette bibliothèque, des cultures serbe, croate, bosniaque et musulmane.
La visite de ce cabinet de lecture est un préambule à celle des bibliothèques virtuelles. Le public est invité à pénétrer dans une salle de lecture adjacente, à laquelle on accède par un rayonnage pivotant comme un passage secret.
Cette salle de lecture est plongée dans une obscurité plus profonde que transperce faiblement l’éclairage de quelques lampes vertes posées sur des tables. Des troncs d’arbres factices sont disposés entre celles-ci : une forêt, la nuit, avant de tomber en immersion virtuelle, nécessairement assis à l’une de ses tables, afin d’éviter de heurter les arbres et les autres visiteurs que nous allons d’ailleurs ignorer complètement étant absorbés par le dispositif de vision et d’écoute (composé d'un casque et de lunettes enveloppant la tête du visiteur, le coupant sensoriellement de son environnement immédiat).
À travers la médiation de ce dispositif, il est possible de fréquenter virtuellement dix lieux de bibliothèques, dans l’ordre que chacun voudra. Les critères qui ont présidé au choix de ces dix lieux resteront toutefois imprécisés : la forêt noire évoque d’ailleurs la rêverie propre à la nuit, plutôt que la démarche et la rigueur de l’ordre et de l’érudition. « La nuit, dont la théologie païenne put faire la fille du chaos, n’est d’aucun secours pour la description de l’ordre2 » (Manguel: 22).
L’immersion virtuelle est composée de dix capsules vidéo d’une durée d’environ cinq minutes chacune. L’illusion de la profondeur est créée et la voix de Manguel offre des précisions sur chacun de ces lieux, le tout constituant une invitation au voyage.
Voyage dans des lieux anciens, comme la bibliothèque de l’abbaye d’Admont, en Autriche, où l’on peut observer des moines déambulant, saisissant des livres, sans toutefois que nous puissions savoir lesquels.
Des bibliothèques qui n’existent plus, telle la mythique Bibliotheca Alexandrina, en Égypte. « La bibliothèque qui se voulait dépositaire de la mémoire du monde n’a pas pu sauvegarder pour nous son propre souvenir » (Manguel: 35).
Une bibliothèque hypermoderne, la Megabiblioteca José Vasconcelos de Mexico, qui est modulable au gré des acquisitions ou des retraits. Un squelette de squale est suspendu au plafond de cette bibliothèque, ce qui évoque pour Manguel un déluge susceptible d’engloutir le monde et son savoir.
La bibliothèque du temple Hase-Dera, à Kamakura, au Japon; il s’agit d’une bibliothèque pivotante conservant des sutras bouddhistes.
La bibliothèque universitaire de Copenhague au Danemark, qui se distingue par son architecture néo-gothique : des livres non catalogués y sont entreposés et des étudiants s’y réunissent pour la beauté du lieu afin de consulter des livres accessibles sur la Toile.
Le souvenir de la Bibliothèque nationale et universitaire de Sarajevo en Bosnie, qui a été bombardée en 1992 est réitéré. Dans la capsule vidéo, il est rappelé que, pendant les bombardements, un violoncelliste jouait de son instrument dans cette bibliothèque afin de conjurer ce « mémoricide »; l’immersion virtuelle permet d’écouter cette musique et de distinguer le violoncelliste sur les marches de la bibliothèque, entre les fenêtres des salles de lecture où des volumes sont livrés aux flammes.
La bibliothèque du Congrès américain, à Washington DC, véritable monument statement, désignant la civilisation américaine comme apogée. Plusieurs autres civilisations y sont figurées par un symbole; les mathématiques pour l’arabo-musulmane; l’imprimerie pour l’Allemagne; l’émancipation pour la France.
Une bibliothèque imaginaire, celle du submersible Nautilus, d’après le roman Vingt Mille lieues sous les mers de Jules Verne. L’immersion du capitaine Némo, fuyant délibérément la compagnie des hommes et dont les livres constituent désormais les seuls liens le rattachant à celle-ci, peut opérer un clin d’œil intéressant avec l’immersion virtuelle qu’éprouvent les visiteurs.
Les bibliothèques imaginaires exercent une fascination particulière pour Manguel, lequel leur consacre un chapitre entier dans son livre La bibliothèque, la nuit. De réelles bibliothèques sont également données à visiter.
La bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris, conçue par l’architecte Henri Labrouste; il s’agit de la première à être dotée d’un éclairage au gaz à l’intérieur et permettant ainsi aux lecteurs de la fréquenter, la nuit.
La bibliothèque du Parlement à Ottawa, mettant en vedette le volumineux volume de John James Audubon, Birds of America — le seul livre sur lequel il soit possible de se concentrer dans cette visite virtuelle. La touche de Robert Lepage est perceptible dans cette capsule : les oiseaux, animés, se détachent du livre et se posent un peu partout dans les rayonnages et sous la coupole.
Contrairement à l’animation de ces oiseaux, le dispositif de visionnement et d’écoute interdit au public tout déplacement dans cette troisième salle de l’exposition; de même, il est impossible de lire ou d’écrire dans cette bibliothèque, la nuit.
La libre déambulation dans les rayonnages, la lecture et l’écriture, sont des activités constitutives de la fréquentation des bibliothèques réelles et elles contrastent avec la passivité croissante qui est expérimentée lors de la visite de cette exposition. Une telle passivité est figurée d’ailleurs dans l’affiche même de l’événement, présentant une femme absorbée par un dispositif virtuel de visionnement et d’écoute, les mains tombantes sur sa chaise. Elle est assise, ne lit pas, immobile, ne tourne aucune page, n’écrit pas.
La rêverie à laquelle nous convie cette exposition est passive, comme toutes les rêveries, et à ce titre, en tant que rêverie, il s’agit d’une exposition inspirante, autour de la relation qu’entretiennent les bibliothèques avec les thématiques de l’intimité, de l’absolu, et de la résistance de l’esprit humain face aux injures et aux infortunes du temps, aux malheurs des guerres. Une perspective critique sur la passivité induite par le monde de la technologie échappe toutefois aux propositions de voyage dans ces dix bibliothèques virtuellement reproduites, et ce, contrairement à la réflexion que Manguel développe dans son livre La bibliothèque, la nuit3. Cette réflexion critique est essentielle, car de concert avec la passivité plane le spectre d’une atrophie, conséquence d’un aveuglement technologique porteur de nuit sans rêve. L’imagination atrophiée par l’image correspond à l’atrophie plus générale des capacités intellectuelles, mémoire, concentration, synthèse, jugement, qui est provoquée souvent par la médiation technologique, laquelle s’immisce inexorablement dans l’ensemble des vies quotidiennes et plus précisément ici, au sein des rapports que nous cultivons avec les lieux de conservation du savoir et des connaissances.
- 1. MANGUEL, Alberto. La bibliothèque, la nuit, traduit de l’anglais par Christine Le Bœuf. Arles : Actes Sud; Leméac, 2006, 336 p.
- 2. Épigraphe de Sir Thomas Brown, Le Jardin de Cyrus, au chapitre premier de La bibliothèque, la nuit (Manguel: 22).
- 3. Manguel écrit par exemple à propos d’Internet que ce réseau « n’occupe pas d’autre temps que le cauchemar d’un présent perpétuel » (207).