La notion de dernier repas évoque une gravité pouvant parfois relever du sacré, comme en témoigne la commémoration de la Cène par les chrétiens. Les derniers mets demandés par les condamnés à mort fascinent, comme s’ils contribuaient à les humaniser ou renseignaient sur le fonctionnement de leurs psychés criminelles — à ce sujet, pensons aux photographies de la série No Seconds d’Henry Hargreaves, reprises par Alan White dans un article pour Buzzfeed. Le dernier repas est par ailleurs associé à la quête d’un suprême plaisir gustatif, d’une ultime source de réconfort. Dans le roman Une gourmandise (2000) de Muriel Barbery, le plus grand critique culinaire du monde, au seuil de la mort, cherche « un mets originel et merveilleux », une « saveur oubliée » qui lui « trotte dans le cœur », et qui s’impose à lui comme une vérité (13). Le chef Martin Picard confie à la photographe new-yorkaise Melanie Dunea, dans l’ouvrage Mon dernier repas (2008), qu’il souhaite avant de mourir manger, entre autres choses, un kilo de caviar et une montagne de bécasses chassées avec des amis (voir dans ce dossier l’article de Geneviève Sicotte). Comme le banquet funéraire, le dernier repas peut tenir lieu de rituel permettant de souligner, de manière effective ou en fantasme, une étape marquante de la vie en compagnie d’êtres aimés.
À l’occasion de la 4e édition d’ORANGE, l’événement d’art actuel de Saint-Hyacinthe, l’artiste multidisciplinaire Sandra Lachance présente l’installation À mon dernier repas (2012). Elle aménage un espace en salle à manger où des photographies montrant des sujets dans une mise en scène de leur ultime repas sont suspendues autour d’une table. Le jour du vernissage, Lachance performe elle-même son dernier festin imaginaire. Jérôme Delgado rapporte : « Inspirée par la chanson homonyme de Jacques Brel, Sandra Lachance voit dans cet adieu gastronomique un rêve, ou une occasion “pour se rassembler”. “Je veux voir de l’espérance, dit-elle. Il ne faut pas avoir peur de la mort. Ça peut être beau. Pourquoi ne pas la préparer?” » Pour l’artiste, le repas invite au partage, à la confidence, parfois à l’extravagance. Il renseigne sur les convives, témoigne d’une personnalité. Doté d’une forte charge émotive et culturelle, le dernier repas est un rituel social essentiel qui permet de poser un regard rétrospectif sur ce qui a formé l’esprit, les habitudes de quelqu’un (Lachance, 2016). Dans cette série de photos, le dernier repas se partage avec les proches (qu’ils soient humains ou animaux) ou accompagne une activité jugée agréable, comme terminer un livre ou écouter de la musique. Les images, dans une perspective frontale, placent le spectateur devant des scènes construites, où il semble invité à se projeter et où chaque objet paraît avoir une fonction incitant au décodage. Le temps y est figé; aucune indication n’est fournie sur la suite des choses. Le récit est une parenthèse, hors du temps. Lachance explique avoir inventé des mises en scène s’inscrivant en décalage par rapport à la réalité, afin de permettre aux sujets comme aux spectateurs de poser sur celle-ci un regard renouvelé et d’ouvrir la routine à des variations inattendues ([s.a.], 2014).
L’artiste s’intéresse par ailleurs à la thématique alimentaire dans un autre projet. À l’hiver 2011, Lachance prend part au programme de résidence et de production artistique « L’enclos du port » à Lorient, dont le port de Keroman est le second de France. Cherchant à se mettre à l’épreuve, elle réalise — malgré une allergie aux produits de la mer — le projet multidisciplinaire Une nuit au port (photographie, dessin, cuisine), où elle suit le trajet du poisson depuis sa sortie de l’eau jusqu’à sa présentation dans l’assiette. Des photographies issues de cette série, recadrées et reproduites en bandeau d’en-tête, servent de signature visuelle au dossier « Raconter l’aliment ». Interrogée par Ève Dorais, l’artiste explique en ces termes sa démarche : « c’est l’indice de l’activité humaine qui m’intéressait plutôt que le sujet humain en lui-même. Je me suis donc intéressée à la machinerie, aux boîtes de transport, aux lieux de transitions de la marchandise. Une poésie froide se dégageait de ces lieux et me fascinait. […] Je souhaitais […] esthétiser les éléments avec lesquels les travailleurs vivent au quotidien, peut-être pour [déplacer leur perspective ou] intéresser une population nouvelle à cet univers. » (Lachance, 2016.)