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Section sous la responsabilité de
Marion Haza
Denis Mellier

À la question de l’augmentation corporelle vient toujours s’adjoindre celle de la perfection. Notre corps, faillible et mal-armé face aux dangers qui l’entourent (maladies, violences, défaillances, etc.) se devrait de détenir un florilège de moyens pour combattre ces différents antagonistes menaçant l’intégrité de l’existence. Ainsi, la thématique de l’augmentation, chère à la science-fiction, et plus encore au cyberpunk, continue, à l’aide de nouvelles technologies, d’alimenter de vieux rêves de longévité et de puissance. On se plaît dès lors à redessiner les contours de notre enveloppe au moyen de matériaux manufacturés plus proches du synthétique que de l’organique. La faible chair est frappée du sceau de l’obsolescence : accueil est fait au kevlar pour remplacer la peau, à la griffe préhensile pour la main, à la nano-informatique pour le cerveau, ou encore à la caméra pour l’œil. Si ces éléments sont autant synonymes de fantasmes que d’horreurs à venir, selon que l’on soit technophile ou technophobe, il est une augmentation que le jeu vidéo et ses joueurs ont su saisir et appliquer : celle du regard.

La vision subjective a pour but de renforcer l’immersion en offrant aux utilisateurs la possibilité d’incarner au plus près leur avatar. Elle constitue à ce titre une augmentation narrative conséquente dans l’histoire du jeu vidéo. Si l’on reconnaît son origine en 1973 avec Maze War, ce n’est que vingt ans plus tard, avec Doom (1993), que cette mécanique se verra propulsée en fer de lance du jeu de tir en vue subjective, aussi appelé « First Person Shooter ». Plus qu’un simple tour de force technique, ce passage d’une modélisation en 2D classique à une 3D immersive constituait une véritable évolution de l’œil des utilisateurs. Leurs mondes venaient de gagner littéralement en profondeur et leur vision se dotait de facultés d’appréhension jusqu’alors inopérantes.

Mais ce n’est que dix-huit ans plus tard que la thématique de l’augmentation viendra rejoindre son effective application à l’œil des joueurs, avec ce qu’il convient de nommer son plus digne représentant jusqu’alors : Deus Ex: Human Revolution, sorti en 2011 alors que le studio Eidos Montréal avait à charge de relancer une licence reconnue comme un monument du genre cyberpunk dans le jeu vidéo. Une tâche réussie avec brio puisque, non content de proposer un jeu abouti, le studio a su intégrer la question de l’augmentation dans l’interface et le gameplay, afin que joueurs et avatars soient engagés dans un cheminement qui interroge l’augmentation, le post-humanisme et le devenir de l’humain, non seulement par sa narration, mais aussi, et surtout, par ses mécaniques.

Il faut dès à présent mettre en avant l’interface du jeu, et plus précisément l’affichage tête haute ou ATH1. Si l’on y retrouve des informations plutôt habituelles (carte, positionnement, énergie restante, santé, destination à suivre, etc.), il est en revanche inédit que les choix d’augmentations effectués par les utilisateurs modifient directement l’interface et la nature même de l’avatar qu’ils contrôlent. Ainsi, chaque altération de l’interface et du gameplay correspond à des augmentations installées sur le protagoniste du jeu, et ces augmentations influencent la nature des développements appliqués au regard que les joueurs portent sur le monde virtuel qu’ils arpentent.

Deus Ex: Human Revolution, par les choix qu’il amène à faire, traduit une profonde modification des rapports que l’avatar entretient avec son environnement, et de ceux à l’œuvre entre les joueurs et leur médium. L’interface Homme-machine, ludique et interactive, n’est plus — si elle ne l’a jamais été — un simple rapport de jouissance technique, mais représente de plus en plus, et avant tout, une matrice d’augmentation du regard à l’encontre des mondes simulés et de la réalité matérielle.

  • 1. Il s’agit de l’ensemble des éléments rencontrés en bordure d’écran et qui distribuent des informations à destination des joueurs, d’ordinaire extra-diégétiques.
Pour citer

PRILLAUD, Jean-Noël. 2019. « La fabrique du regard », Captures, vol. 4, no 2 (novembre), section contrepoints « Au-delà du corps ». En ligne : revuecaptures.org/node/3741