Les corps augmentés habitent littéralement les séries télévisées de science-fiction contemporaines. Clones, androïdes, robots et cyborgs y deviennent les sujets d’une réflexion sur des dichotomies traditionnelles, en particulier identité versus altérité. Le corps modifié relève de la figuration de l’autre et se fait l’enjeu d’un contrôle, voire un instrument du biopouvoir. Le pouvoir du corps, « what a body can do » (Colebrook, 2004: 219), révèle aussi une dimension collective, une question de résistance des corps au pouvoir en place, souvent hégémonique et patriarcal, systématiquement capitaliste. Pourtant, selon une idée rapportée par Fredric Jameson, il serait plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme (2003) : ces révoltes et autres révolutions sont-elles donc vouées à l’échec?
Sarah Manning dans Orphan Black (Graeme Manson et John Fawcett, 2013-2017), Dolores dans Westworld (Jonathan Nolan et Lisa Joy, 2016-en production) ou le cluster de Sense8 (The Wachowskis et J. Michael Straczynski, 2015-2018) servent-ils juste à refonder le même, selon la bonne vieille rhétorique de la victime-émissaire sacrifiée sur l’autel de la différence (Girard, 1972)? Plus tout à fait. Car désormais le corps est souvent le lieu d’un dépassement des binarismes, et il atteste de l’omniprésence d’une pensée philosophique qui depuis Donna Haraway et le manifeste cyborg a essaimé (Rosi Braidotti et Thierry Hoquet, deux philosophes féministes, s’inscrivent par exemple dans le sillage de Haraway, en particulier Cyborg Philosophie [Hoquet, 2011] et The Posthuman [Braidotti, 2013]). Contrairement au monstre de Frankenstein, les créatures artificielles ou augmentées des séries télévisées s’inscrivent dans une résurgence du collectif : les androïdes de Dark Matter (Joseph Mallozzi et Paul Mullie, 2015-2017) lancent un « Front de libération », ceux de Westworld orchestrent une révolution, les clones d’Orphan Black refusent d’être la propriété de l’Institut Dyad ou du gouvernement américain. Le singulier de la créature de Frankenstein est devenu un collectif.
Il s’agit aussi d’une réflexion sur l’émancipation et la réappropriation d’un pouvoir par des corps féminins. C’est par exemple le cas dans le parc de Westworld, où, du système de production à sa consommation (voire à sa réception), la corporéité féminine n’est pas épargnée. La scène du viol de Dolores (S01E09) impose au public un viol par le regard. Logan lui ouvre le ventre pour exposer la nature mécanique de ses entrailles, il force Billy — ainsi que les spectatrices et spectateurs — à adopter une posture de voyeur. Cette violence abjecte de la monstration d’une intériorité (Ancet, 2006) est d’autant plus dérangeante qu’elle vient annihiler notre projection anthropomorphique. La scène est filmée de façon à souligner la mise en abyme inclusive du regard spectatoriel. Bas les masques : plus de surface liminale, plus de « costume de peau » (Halberstam, 2006 [1995]), l’excès de réalisme dans la mise à nu de la machine déclenche l’inquiétante étrangeté.
Depuis Michel Foucault (1993 [1975]), le corps est compris comme un terrain de combats politiques et de luttes de pouvoir. Et Donna Haraway fait de la science-fiction le genre par excellence du dépassement des binarismes : « SF […] is an especially apt sign under which to conduct an inquiry into the artefactual as a reproductive technology that might issue in something other than the sacred image of the same, something inappropriate, unfitting, or so, maybe, innapropriated. » (1992: 300) Elle permet la création d’entités qui échappent à la reproduction du même, de représenter ce qui précisément ne s’y réduit pas (« l’inapproprié »), voire ce qui ne peut pas l’être (« l’inappropriable »). Westworld et Orphan Black exposent le contrôle des corps résultant d’enjeux de propriétés et de productivisme. La résistance collective va plus loin dans Sense8, où la corporéité peut être comprise comme un « corpus » au sens où l’entend Jean-Luc Nancy (2006). Le personnage principal de cette série est une entité plurielle, fondamentalement inappropriée car elle transgresse les frontières sociales, raciales et sexuelles. La diversité fonde le cluster de sensates, une nouvelle espèce dont la singularité repose sur cette impossible appropriation, et qui incarne la nécessité de dépasser tous les binarismes par un commun des corps.