En 1980 dans La Foire aux immortels, premier tome de la trilogie Nikopol, Enki Bilal invente l’un des premiers cyborgs de la bande dessinée française. Sur fond de guerre froide post-nucléaire, le déserteur Nikopol, condamné en 1993 à l’hibernation spatiale, retrouve brutalement, trente ans plus tard, le sol d’un Paris fasciste lors de la chute de son module d’incarcération. L’épisode donne lieu à une cocasse scène d’intervention policière dans un second arrondissement marginal, peuplé de mutants et d’extraterrestres, où la perte par Nikopol d’une jambe congelée qui fait « Crack » et « Bing » n’est pas le détail le plus loufoque (2005 [1980]: 13 et 15).
S’invente alors une paradoxale augmentation corporelle quand le dieu paranoïaque Horus, échappé d’une incongrue pyramide volante stationnée dans le ciel parisien, trouve en Nikopol un corps humain dont prendre possession pour se venger de son rival Anubis et lui greffe une jambe en acier façonnée à partir d’un rail rouillé des voies du métro Alésia. Bancale, la « réparation » physique est à l’image du personnage qui la subit et du monde de science-fiction dont elle devient, en même temps, la métaphore. La jambe métallique, bricolée à partir d’un matériau récupéré dans un bâti délabré, incarne le « futur […] de la récupération, d[u] recyclage », et l’esthétique de la « déglingue » qu’en 1983 Jean-Pierre Andrevon identifiait comme la signature fictionnelle et graphique de la science-fiction de Bilal (33). La prothèse est trop lourde pour une musculature humaine et, seul, Nikopol ne parvient pas à se maintenir debout. Plus inhumaine que posthumaine, elle pallie une déficience (la mutilation), mais en engendre une autre puisque, pour être fonctionnelle, elle exige du corps une force physique surnaturelle, qui ne peut émaner que d’une entité divine venue le posséder. Ainsi, l’étrangeté science-fictionnelle articule greffe physique (prothèse incongrue) et greffe psychique (parasitage cognitif), motivant entre Horus et Nikopol de savoureux et ironiques échanges mentaux. D’où l’ambivalence de la modification corporelle : augmenté dans ses performances quand il jouit de la présence intérieure d’Horus, le corps de Nikopol est à l’inverse diminué lorsqu’il en est privé. À la fin de l’album, en décalage avec son temps et rendu fou par cette cohabitation forcée, l’antihéros Nikopol est abandonné par Horus et traîne sa grotesque jambe d’acier le long des couloirs d’un hôpital psychiatrique.
Rémanente dans la postérité transmédiatique de la fiction (voir le film Immortel, ad vitam de 2004), cette corporalité aberrante est décisive pour la conduite du récit dans La Foire aux immortels, puis voit son importance narrative diminuer dans La Femme piège (1986), deuxième tome de la trilogie, centré sur le personnage de Jill Bioskop : Bilal y ignore les contraintes relatives à la jambe métallique (Nikopol se meut librement), et réunit finalement Horus et Nikopol dans une association volontaire qui écarte le spectre de la possession forcée. En 1992, Froid Équateur, troisième et dernier tome de la série, reconfigure le traitement du corps comme levier science-fictionnel en remplaçant l’altération artificielle et technologique par une amélioration hygiéniste dans un univers surmédicalisé où chaque corps est en permanence soumis à une évaluation notée.
Six ans plus tard, Le Sommeil du monstre (1998), qui inaugure un nouveau cycle intitulé Le Monstre, donne encore un autre tour à cette hélice de l’imaginaire des corps modifiés. Dans un monde post-guerre froide dominé par les extrémismes religieux, le terrorisme bio- et nanotechnologique multiplie les types de corporalités et les moyens de leur aliénation. Les clones mi-organiques mi-synthétiques dans lesquels le docteur Optus Warhole a distribué des parties de son propre corps suggèrent que le modèle de l’humain amélioré ne repose plus sur l’augmentation centripète du corps, mais sur la dispersion centrifuge de ses fragments autoamputés et sur la sérialisation d’hybrides de synthèse qui font miroiter la possibilité d’une invincible ubiquité. Les clones androïdes (de Pamela, de Nike) fabriqués par Warhole dupliquent eux aussi des corps mais sont entièrement artificiels. Ils se font passer pour les personnages humains et menacent de s’y substituer. Les mouches hybrides de Warhole (« partiellement électroniques, organiques, chimiques, virtuelles », Bilal, 2007 [1998]: 40) réalisent la mise sous contrôle des corps par une invasion parasitaire sur fond de réminiscence des charniers yougoslaves. Comme presque toujours chez Bilal, la modification corporelle est violente et non consentie, elle vise l’asservissement physique et idéologique : victime d’une douloureuse réparation nasale, Nike est en fait transformé en dispositif d’autoguidage de missiles par une greffe dissimulée; manipulé par « sa mouche », le personnage de Sacha passe sous la coupe de l’Obscurantis Order puis, dans le deuxième tome (32 décembre, 2003), affiche sur sa peau noircie les stigmates de cette intrusion. La nature de ces altérations éclaire l’ambition critique du geste science-fictionnel : comme fragmentation, dispersion ou dépossession de soi, la modification du corps vient questionner la notion problématique d’identité, que les conflits yougoslaves de 1991 et leur médiatisation ont, selon Bilal, biaisée par de dangereuses assignations ethniques et religieuses.
En cohérence avec la construction des récits et des univers, le motif du corps augmenté détermine jusqu’aux choix graphiques des œuvres. C’est exemplairement le cas dans le cycle du Monstre : prothèses, extensions, branchements, outillages et bricolages du corps sont autant de débordements organiques ajustés aux débordements du dessin et à la libération picturale du trait et de la couleur, sensibles chez Bilal au début des années 1990. Le travail du pastel rouge — dont les rehauts et salissures saturent les images — met en résonance les traînées meurtrières des mouches et les flots de sang qu’elles font jaillir, les gros cathéters rouges qui branchent et aliènent les corps, le nez hybridé charcuté de Nike, ou encore les boursouflures saignantes du visage de Warhole entouré de proliférantes formes géométriques rouges. Organique ici, cette esthétique du câblage construit ailleurs la ville science-fictionnelle avec ses réseaux de conduits, ses mines flottantes, les traînées noires et rouges de son ciel. Elle se fait signature visuelle du monde lui-même.
Dans l’univers de Nikopol, les potentialités graphiques du paradoxal corps augmenté Nikopol-Horus apparaissent surtout dans l’extension transfictionnelle que forme le recueil Bleu sang en 1994. Constitué de courts textes, de dessins sur calques et de peintures à l’acrylique, Bleu sang déploie l’étrange histoire d’amour à trois de Nikopol, Horus et Jill en Égypte, entre l’histoire de La Femme piège (1986) et celle de Froid Équateur (1992). La jambe d’acier et la cohabitation induite y sont exploitées pour une singulière augmentation érotique du corps, aux suggestives conséquences plastiques. Innovant par rapport à La Foire (qui ne représentait que Nikopol lors des scènes de possession), Bilal explore ici la surimpression des corps, qu’Immortel, ad vitam (2004) reprendra au cinéma par les images de synthèse. Tête de faucon sur tête d’homme, ailes ouvertes ébauchées dans le dos de Nikopol, serres de rapace greffées sur des doigts humains : les attributs physiques d’Horus hantent les rêveries sensuelles de Bleu sang. Dans la transparence du crayonné sur calque, le tremblé de l’esquisse et la rythmique du bleu Bioskop, la dualité psychique de Nikopol-Horus vient, au sens propre, s’incarner. Elle produit un corps double fantasmatique et problématique, traité dans ses potentialités à la fois érotiques et comiques — car Nikopol est désormais affecté par le corps de l’autre : les serres de faucon peuvent arracher un nez ou crever un œil (Bilal, 1994: 17). Les options graphiques modifient donc la diégèse et renouvellent les leviers de l’étrangeté corporelle. En contrepartie, la prothèse d’acier, familière, est disponible pour une autre signification. Elle est exhibée et érotisée par la mise à nu des corps, soulignée par un pan de vêtement relevé et par le cadrage des images, jusqu’à se trouver elle-même dénudée, c’est-à-dire démontée, dans une scène où s’exacerbent conjointement sensualité organique (les seins aux aréoles bleues de Jill, moulés dans son débardeur transparent) et sensualité mécanique (la jambe déshabillée, en pièces et boulons, à terre).
À travers les reformulations successives d’un novum partagé de la culture du genre, Bilal fait ainsi du corps augmenté un lieu privilégié d’expression et d’expérimentation de sa poétique graphique science-fictionnelle.