Quand j’ai découvert sur les bancs de l’université, au début des années 2000, que j’habitais moi aussi une littérature, on avait (je caricature à peine) le choix entre l’ironie et la sincérité, les cyniques et les lyriques, François Ricard et Yvon Rivard… Les deux penchants avaient même donné naissance à des revues, L’Inconvénient et Contre-jour. À L’Inconvénient, je me souviens avoir soumis un essai sur la poésie de Marie Uguay que le comité m’avait conseillé d’envoyer à Contre-jour, jugeant que ma vision du monde et mon style correspondaient au « lyrisme » (c’est le mot qu’on a employé) de cette revue dont la plupart des fondateurs, comme je l’ai appris ensuite, s’étaient vu refuser un texte pour la même raison. Je ne sais pas si on était plus lyriques, naïfs, ou moins désillusionnés à Contre-jour, mais je suis certain d’une chose, c’est que la prose était digne d’amour et qu’on tenait, là aussi, toute évasion de la vie présente (à la rencontre d’un autre monde) pour une tentation futile et suspecte. Là-dessus, nous n’étions pas tellement originaux. Quel écrivain serait en faveur de ça? Qui refuserait la Terre pour monter au Ciel?
Personne n’aurait écrit un éloge de la fuite (même si la fuite est parfois l’option la plus réaliste) ou de la nostalgie (c’est bon pour les chansons) ou proposé de réenchanter le monde en adoptant le calendrier maya (même s’il est probablement plus réaliste que le calendrier romain). On était prêt à tout remettre en question, excepté le fait qu’on ne pouvait pas tourner le dos au bas-monde et à la négativité. Il fallait consentir à la confrontation et se méfier des images, comme si cette littérature avait eu tendance à se défiler dans un monde imaginaire et qu’elle devait accepter de vivre dans ce monde-ci.
Qu’en pensaient François Ricard et Yvon Rivard? Je retourne lire les premiers essais au programme de mon cours de littérature québécoise, « Éloge de la littérature » (Ricard, 1980) et « Confession d’un romantique repentant » (Rivard, 1993 [1988]), les textes d’ouverture de La littérature contre elle-même et Le bout cassé de tous les chemins. Voici deux écrivains, deux amis qu’il est convenu d’opposer, qui se sont eux-mêmes définis l’un contre l’autre. Je suis donc frappé par leur mise à distance d’une matrice littéraire et nationale à peu près identique.
Ancienne et florissante en littérature québécoise, la propension remonterait au moins à Émile Nelligan et s’épanouirait dans le silence de Saint-Denys Garneau, la déchéance de Menaud et du héros de Prochain épisode, chez tous ces narrateurs-enfants des années 1960 que le monde des adultes confine au rêve et à la poésie. La figure est proche de ce qu’on appelait autrefois « l’aîné tragique1 », dans une modulation plus immature et fanatique : elle fait de l’écriture une planche de salut, la formulation compensatoire d’un idéal qu’elle ne cesse de projeter en vain sur une réalité décevante. Ricard l’identifie à Don Quichotte et Rivard, à l’enfant trouvé de Marthe Robert. « Repentant » est le terme juste : dans les deux cas, le penseur fait un retour lucide sur ses propres penchants, l’adversaire étant une première version de lui-même, la version romantique, portée sur la quête de libération qui faisait des premiers modernes des êtres si radicaux et dramatiques. Quête d’absolu, selon Ricard : « Un rapport quelconque à l’absolu, telle je voyais, comme tous mes amis, la promesse que nous faisaient les livres que nous lisions et que nous nous proposions d’écrire. » (1980 : 11) Rivard parle d’une « recherche de l’unité perdue », de la « perfection originelle » (1993 [1988]: 20) qui, d’après lui, aurait magnétisé toute une tradition littéraire, l’enfermant dans le « refus du réel et de l’histoire » (14). Il faudrait renoncer à cet idéalisme pour s’exposer à la finitude et au prosaïsme, à tout ce dont on voudrait s’extirper.
À quel point cette tradition manquait-elle vraiment de réalité? À lire Ricard et Rivard, on l’imagine comme un être en perpétuel épanchement, replié dans le songe à défaut de ressentir le poids du corps et de la société, convertissant sa propre abstraction en vocation mythique chargée de lui rendre une certaine gloire. Or, à ma connaissance, seul Nelligan correspond à cette description, lui qui rêvait vraiment de rompre les « liens impurs de cette terre » (1978: 142) pour s’enfuir « loin de la matière et des brutes laideurs » (41), dans le « castel de nos Idéals blancs » (191). Je ne vois aucun autre écrivain important qu’on pourrait qualifier d’idéaliste, si l’on entend par là la primauté absolue de l’esprit sur la matière, le rejet du dehors (le vrai monde) pour une pure intériorité.
En fait, la conversion de Ricard et de Rivard à une vision réaliste, dans les années 1980, rompait avec la tradition d’une manière qui n’a cessé de se reproduire dans cette littérature. Quand on interroge son passé, on s’aperçoit qu’elle-même n’a pas échappé au problème posé par la contradiction séculaire, institutionnalisée, du Ciel et de la Terre, et on peut même interpréter son histoire comme une longue tentative pour l’élucider.
Bien avant nous, bien avant La ligne du risque ou L’homme rapaillé et même avant Refus global, les anciens Québécois ont parlé de leur peu d’ancrage dans l’existence. Pour Alfred DesRochers, c’était le « sens du réel » (cité dans Bonenfant, 1990: 57) qui manquait le plus aux poètes et en particulier aux régionalistes, c’est-à-dire le sens du cru, du vernaculaire, du pays réel. Il est toutefois révélateur que le régionalisme lui-même, parfait exemple d’une littérature factice aux yeux des modernes, trouve son origine dans une observation similaire de Camille Roy : « Le poète et le romancier restent trop souvent à la surface des choses; ils ne savent peut-être pas assez voir avec leurs propres yeux; ils ne touchent et ne palpent pas assez eux-mêmes les êtres et la nature qui les entourent. » (1904) Parmi d’autres avant lui, le biologiste Kemner-Laflamme s’était navré de rencontrer dans les poèmes de son temps des fleurs et des oiseaux importés de la poésie française (1892). Dans Le ciel de Québec, Jacques Ferron se moque d’un vers d’Alfred Garneau qu’on aurait pu lire chez Lamartine : « Avec lui, les mots d’importation, purement livresques, qui ne correspondent pas à notre réalité, font leur entrée au pays. “Un rossignol vint boire au flot harmonieux.” Un rossignol, vous avez déjà vu ça, curé Rondeau? » (1999 [1969]: 198) C’était là un poème de jeunesse. Les poèmes de jeunesse de Ferron ne flottent pas moins au-dessus du monde. Quand il découvrit les descriptions de Garneau, Albert Lozeau admira au contraire une « prédilection pour le fini » (1907: 174) qui pourrait détonner dans une littérature qu’on imagine si utopique et exaltée. Mais comme j’ai pu le constater en passant une dizaine d’années à examiner de plus près ces livres en décomposition, la vérité est qu’on la rencontre un peu partout, même dans les sonnets de Louis Fréchette. Les fantômes du Québec passé seraient donc moins désincarnés qu’on le croit?
En comparant leur degré de présence au monde avec notre « sens du réel » à nous, qui est paraît-il très développé, je dirais plutôt qu’ils n’aspiraient pas moins que nous à descendre sur Terre. Ils avaient conscience de leur propre abstraction, ne cherchaient pas seulement à combler le vide de leur présence au monde en chantant la mémoire nationale, mais aussi à dire la réalité d’ici, la réalité toute simple « avec des mots faits dans un autre monde et pour d’autres objets » (Marie-Victorin, 1971: 150). Pour Marie-Victorin, Menaud, maître draveur y parvenait enfin; pour d’autres, c’était À l’ombre de l’Orford ou Trente arpents. L’essentiel est que le réalisme représentait pour ces écrivains un idéal qu’ils espéraient depuis longtemps. L’expression la plus spectaculaire de cette aspiration à la réalité est un texte oublié du père Carmel Brouillard, « Le réel et nous », qui date de 1936 :
Il sévit parmi nos écrivains une mentalité qui redoute d’approcher les choses, de cerner les objets dans leurs formes concrètes, de regarder les lignes objectives, les couleurs naturelles, les limites ontologiques. Nous les Canadiens, par atavisme, par éducation, par paresse individuelle, nous ne voyons pas, nous n’entendons pas, nous ne sentons pas expérimentalement et nos livres ont l’air d’être écrits par les cyclopes à un œil de quelque archipel sublunaire. (65-66)
Devant de tels extraterrestres, Brouillard sentait la présence obscure d’une « maladie universellement québécoise » (65). Car bien sûr une telle absence de vie sensible ne constitue en rien une spécificité. Il est difficile de dire jusqu’où elle peut s’étendre dans l’universalité et si elle frappe encore, mais elle a probablement contaminé, par sa pureté, tous les esprits qui ont baigné dans l’idéalisme chrétien des collèges et des pensionnats, au Québec ou ailleurs. Dans ce contexte, deux vers de Joséphine Bacon montrent bien l’incohérence qu’a pu représenter une spiritualité montée du sol : « Tu me parles du ciel / Je te parle de la terre. » (2018: 74)
On se souvient que, pour l’Église, la contradiction est formulée dans les termes d’une aspiration (vers le haut) qui doit renoncer à la tentation (du bas). Mon impression est que cette faveur absolue accordée au céleste a taraudé la littérature québécoise depuis ses commencements, dans l’anticléricalisme de Louis-Antoine Dessaulles ou les scrupules d’Angéline de Montbrun : « Mon Dieu, j’aurais besoin d’oublier combien la terre est belle!… Vraiment, j’essaie de regarder le ciel. » (Conan, 1980 [1882]: 108) Le même déchirement est plus inattendu chez DesRochers : alors que la critique de son temps célébrait son sens inouï du réel (pour la première fois, les aïeux transpiraient), lui-même décrivait la poésie comme « une aspiration vers le divin » suscitée par le « dégoût du transitoire terrestre. » (1936: 2) Comme l’a noté Jack Warwick, DesRochers était animé par des inclinaisons mystiques qui entraient en conflit : « DesRochers was torn between the physical world and various kinds of mystic yearning. » (1967: 573) Je crois qu’il ne s’en formalisait pas trop. Rien à voir avec Saint-Denys Garneau, qui ressentait fortement les achoppements internes de sa démarche et en particulier son peu de prise sur la réalité concrète. Quand il ouvrit son journal intime, Jean Le Moyne reconnut l’effet d’une « conception de l’homme et du monde nettement dualiste » qui représentait pour lui une « hérésie fondamentale » de l’Église elle-même par rapport à l’article numéro un du christianisme, l’Incarnation. Une telle « névrose planétaire » entraînait « inévitablement une attitude défectueuse devant la matière et la chair » (1969 [1951]: 155).
Rétrospectivement, la culture canadienne-française apparaissait donc comme un monde angélique à ramener sur le plancher des vaches. Dans son Journal dénoué, Fernand Ouellette se souvient d’un monde qui revenait lentement à la vie : « N’étions-nous pas que des ombres ayant perdu tout contact avec le réel? » (1988: 34) Il ne pense pas ici au Réel absolu des romantiques allemands. Il est simplement à la recherche d’êtres « en accord avec la prairie, avec les arbres, avec les maisons » (34), comme si l’utopie, l’autre monde inatteignable était ici ce qu’on appelle, sans trop savoir, le monde ordinaire.
Avec un tel recul, un tel ressentiment aussi, on s’attendrait à voir les premiers modernes jouer banalement au pendule historique et maudire le Ciel avec la même intransigeance que celle de l’Église envers la Terre, mais il n’en fut rien. Et c’est admirable : au lieu de résoudre la contradiction en l’inversant, en remplaçant simplement, comme on s’y attendrait, le dualisme traditionnel (l’esprit sans la matière) par un dualisme moderne (la matière sans l’esprit), leur réponse fut de l’embrasser complètement. À l’aide de formules antithétiques, en imaginant, par exemple, un « réalisme poétique2 », ils cherchaient une voie de réconciliation, ils repensaient la polarité qui scindait leur image du monde à partir d’une vision unitive. Aussi bien Saint-Denys Garneau que Borduas voyaient dans leur pratique la révélation d’un « joint entre le physique et le métaphysique, entre la matière et l’esprit » (Garneau, 2012: 445), l’exposition concrète d’un « Esprit-Matière » (Borduas, 1997 [1954]: 578). Ils sont assez nombreux, dans les années 1950, ces jeunes chrétiens qui, comme Pierre Dupas, le curé de Terre des hommes d’André Langevin, quittent une « Église compromise », où le « temporel […] n’était plus que poussière dans une économie éternelle » (1956: 51), pour poursuivre leur idéal en descendant dans l’empire des sens et le chaos humain. Comme lui, Mathieu ou Alexandre Chenevert arrivent au seuil d’une « véritable demeure » (Roy, 2006 [1953]: 170) dans le fond du bois, en renouant avec les premiers gestes, l’exercice du plus simple. La critique cléricale s’offusqua de ces romans qui semblaient « accréditer une erreur assez répandue dans notre monde moderne : on peut aller à Dieu en dehors de toute église. » (R. Leclerc, cité dans Vanderpelen-Diagre, 2007: 138) Gaston Miron aussi l’avait remarqué, dans une note de 1953 : la spiritualité avait pris enfin « le chemin du concret ». Le vieux conflit de l’esprit et de la matière qui troublait Angéline et Nelligan débouchait sur quelque chose d’inadmissible : « Je constate, je sens, je VOIS. Dieu est du solide. Sa présence crie sur toute la surface de la pierre nue. » (cité dans Miron et Nepveu, 2004: 18)
À quel point cette quête est-elle encore la nôtre? Dans la bouche des « grands aînés » de la littérature québécoise, voilà des mots (l’« Esprit-Matière », Dieu est du solide!) parfaitement étranges. On entrevoit mal ce que peut ressentir cet homme marchant en forêt dont parle Anne Hébert, tellement « saisi par l’étrangeté du monde qu’il s’abandonne à l’enchantement, subjugué par une loi nouvelle, totale et envahissante » (2013 [1960]: 290) qui nous laisse un peu perplexes, presque aussi lointaine à nos oreilles que « l’âme canadienne » de Camille Roy ou les « castels » de Nelligan. Bon, je caricature encore. Mais quand même, je partage l’impression de Pierre Vadeboncœur, dans L’humanité improvisée :
Au temps dit de la Grande Noirceur, un certain nombre d’individus laissaient présager l’évolution rapide qui allait survenir quinze ou vingt ans plus tard. Ils le faisaient de diverses façons, certains, comme le groupe de Refus global, en rupture avec le passé, d’autres au contraire en continuité avec nos héritages. Les uns et les autres cherchaient réponse à des interrogations fondamentales. Dans la mentalité très relativiste qui allait s’instaurer de nos jours, la conscience cesserait de plonger aussi loin. On n’anticipe plus de réponses ultimes. Il n’y a plus de questions ultimes. (2000: 99)
Ricard et Rivard seraient d’accord : ce temps-là n’est plus le nôtre et ces mots — totalité, absolu —, j’ai l’impression qu’on y renonce, qu’on les refuse sans trop savoir ce que les premiers modernes entendaient par-là. Je pense à une formule qu’on retrouve aussi bien dans La Relève, chez les Automatistes que dans Parti pris : cette « possession de soi-même et du monde », cette possession du monde par soi-même et aussi de soi-même par le monde3… De quoi parlait-on, au juste? Sans doute dirait-on aujourd’hui les choses autrement, sans doute est-ce là ce qu’on appelle de l’idéalisme. Et cependant cet idéalisme n’a rien d’un refuge ou d’une tentative d’évasion. Il n’exclut rien, il tâche même de voir ensemble ce qu’on aurait tendance à opposer. En réduisant la tradition à un fantasme éthéré qui devait être ramené sur terre, on risque d’oublier non seulement qu’elle-même avait conscience de son irréalité, mais aussi de quelle manière elle a pu s’en libérer. Au simple renversement de la contradiction du Ciel et de la Terre, elle préférait les penser, les vivre l’un dans l’autre, n’acceptant de transcendance que celle qui comprend et illumine la pauvreté et les corps, l’histoire croisée des vies humaines et de la nature, la prose du monde et le monde des idées.
N’est-ce pas fabuleux de pouvoir lire ici, au temps où nos grands-parents pompaient l’eau et tissaient leurs linges à vaisselle, des êtres aussi ardents, troublés à leur tour par une contradiction « universellement québécoise » beaucoup plus ancienne que la province de Québec, que le christianisme lui-même avait voulu surmonter pour s’y enfoncer plus encore, remontant aux sources de l’étonnement philosophique et qui, même si nos revues sont occupées par des problèmes plus urgents, continue secrètement de nous tarauder? Leur irréalité n’est-elle pas toujours à l’œuvre? N’a-t-on pas l’impression encore que la conscience (l’esprit) fait de nous des étrangers dans un monde qui n’en a aucune (la matière)? Ce que nous écrivent les fantômes du Québec passé, c’est que la contradiction n’est qu’apparente, que le chemin de l’absolu ne mènera nulle part s’il n’est pas en même temps le chemin du concret — et d’ailleurs que les deux chemins n’en font qu’un. L’idée serait qu’en parlant de la Terre on réapprenne à parler du Ciel. L’idée serait d’imaginer un réalisme qui implique une toute autre définition de la réalité.
- 1. Publié dans la revue Études françaises en août 1967, l’essai « L’ère du silence et l’âge de la parole » de Georges-André Vachon a été repris sous le titre « Les aînés tragiques » dans la revue Europe en 1969, puis dans le recueil Une tradition à inventer (1997).
- 2. Voir par exemple les chroniques artistiques d’Henri Girard publiées dans Le Canada pendant les années 1930.
- 3. Voir mon article « Posséder le monde : de La Relève à Parti pris » (2018). Le présent texte est également inspiré de l’article « Du spirituel dans la littérature québécoise et dans l’anticléricalisme en particulier » (2015).