Loading...
Section sous la responsabilité de
David Bélanger
Michel Biron
Leslie Victor Smith, Ex-libris de Phyllis Margaret Smith (1926) 
Estampe sur papier  
Aegidius Fauteux (compilation), Collection d'ex-libris canadiens, vol. 3, no 318  
BAnQ  

La création littéraire est liée depuis longtemps aux innovations médiatiques et technologiques. Or, l’intégration de celles-ci au récit et à son support n’a pas toujours été envisagée comme allant de soi. Marshall McLuhan souligne d’ailleurs, en 1964, dans Pour comprendre les médias, que « comme formes, comme média[s], le livre et le journal sont aussi incompatibles que peuvent jamais l’être deux média[s] » (cité dans Marcotte, 1989 [1976]: 200).

Dans la foulée de ce constat formulé par McLuhan, Gilles Marcotte, dans Le roman à l’imparfait (1989 [1976]), évoque la rupture que le journal entraîne dans le récit, qui ne peut plus tenir, lorsque le média s’y interpose, dans un temps et un espace « homogènes » (200). Le journal introduirait « l’instantané » (200), « la syncope » (200), le discontinu. Il serait « l’image même du divers, du multiple » (199). Marcotte, commentant Le couteau sur la table (1965) de Jacques Godbout, ajoute qu’il se révèle difficile de mesurer l’importance des faits évoqués dans un journal — de les hiérarchiser, autrement dit, selon leur valeur.

Ce segment du Roman à l’imparfait, s’il n’a certes pas été complètement oublié, est méconnu de la critique. Le commentaire sur la fascination de Godbout pour les médias, en particulier pour la presse écrite, transposée dans son œuvre romanesque, s’avère pourtant hautement pertinent aujourd’hui, puisqu’il paraît anticiper un développement récent de la littérature québécoise, soit sa dimension intermédiale, entre autres en ce qui a trait aux représentations qu’elle intègre des dispositifs numériques.

En effet, la fragmentation du roman, dont la trame est interrompue par des bouts de textes médiatiques, et l’absence de hiérarchie des valeurs associée aux médias qu’évoque Gilles Marcotte, ne sont certainement pas sans faire écho à ce qui anime une part de plus en plus importante de la production romanesque du Québec. Le roman actuel, traversé, obsédé même, par la culture de l’écran, contaminé par les réseaux sociaux et les messageries instantanées, pourrait être envisagé comme le prolongement de ce roman des années 1960, fragmenté, syncopé, contaminé par des extraits de journaux et, plus largement, par un imaginaire médiatique.

Il s’agirait là, en tout cas, d’une manière d’inscrire le roman récent dans un rapport de continuité avec la production de l’ère pré-numérique. Le roman québécois actuel n’évoque plus la presse écrite, mais il convoque diverses influences, réflexions, représentations liées à Internet, aux écrans et aux appareils permettant les échanges virtuels. La narration se voit entrecoupée non pas de segments d’articles de journaux, mais de fragments de textes circulant à travers les dispositifs numériques et sur les réseaux sociaux. En outre, les romanciers problématisent, en s’en moquant parfois, les usages du numérique, afin de représenter, de repenser, de critiquer la manière dont se déploient désormais les liens de sociabilité.

Il serait faux d’affirmer que le roman québécois intègre le numérique plus qu’ailleurs. Les romans français, britanniques et américains sont eux aussi inondés de références à cet univers. Deux types de transpositions du numérique apparaissent néanmoins de manière plus marquée dans la production québécoise

Le premier est lié à l’incompétence des usagers. Le roman, s’il expose les pratiques et les effets du numérique, insiste en effet souvent sur son aspect nuisible. Ce n’est plus la défaillance de la machine ou du réseau qui est mise en cause, mais c’est plutôt l’incapacité de l’individu à manipuler les dispositifs et à assurer le bon fonctionnement de la technologie qui pose problème. La protagoniste de Scrapbook (2004) de Nadine Bismuth, qui inonde en permanence son amant d’appels sur son cellulaire (ce qui entraîne la découverte de leur relation par l’épouse de celui-ci) incarne bien cette incompétence par sa maladresse. Bon nombre de romans destinés aux adolescents mettent pour leur part en scène des personnages qui ne maîtrisent pas le bon usage des réseaux sociaux, ce qui a des conséquences malheureuses sur leurs relations amicales et amoureuses.

Le deuxième cas est celui du roman de la route reposant sur le numérique, qui parodie la forme traditionnelle du genre, tout en problématisant les usages des outils de recherche et de navigation virtuels dans le contexte de déplacements en Amérique du Nord. Document 1 (2012) de François Blais, qui raconte un voyage en Pennsylvanie entièrement effectué sur Internet depuis le salon d’un appartement de Grand-Mère, en Mauricie, en est sans aucun doute l’exemple le plus emblématique.

La continuité entre le roman médiatique des années 1960 et le roman numérique du XXIe siècle paraît dès lors assez évidente. Or, c’est aujourd’hui, il me semble, que la question de l’impossibilité du roman, qui se trouve en filigrane de la réflexion de Marcotte, se pose de manière plus marquée. Si le roman a cherché à intégrer le discours — ou la rumeur — médiatique, s’il incorpore aujourd’hui des fragments de textualités numériques, on constate que plus on évolue dans le passage de la culture de l’écrit à la culture de l’écran, plus les limites de la représentation textuelle de l’imaginaire numérique se font évidentes.

L’image, on le sait, en est venue à prendre le dessus sur le texte, si bien que le roman expose certes les comportements découlant de l’usage des dispositifs et arrive à décrire les contenus qui s’affichent à l’écran, mais qu’il ne parvient pas à proposer une capture intégrale de celui-ci. La solution envisagée par certaines romancières est de repousser les limites de l’expérimentation formelle en renvoyant la lectrice hors du roman, sur les dispositifs numériques eux-mêmes, comme le fait Fanny Demeule dans Mukbang (2021) en intégrant des codes QR au récit.

Nous assisterions ainsi à une accélération technologique — à une évolution de plus en plus marquée du texte vers l’image dans les outils numériques que nous manipulons au quotidien —, qui obligerait à sortir du texte parce qu’une représentation par l’écrit en est irréalisable, et qui entrainerait, ultimement, l’impossibilité pourtant déjà associée au roman des années 1960.

Pour citer

MARCOTTE, Sophie. 2022. « Le roman médiatique à l'imparfait », Captures, vol. 7, no 1 (mai), section contrepoints « Traversées ». En ligne : revuecaptures.org/node/5687/