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Section sous la responsabilité de
Marie-Christine Lambert-Perreault
Geneviève Sicotte

À l’heure où la demande pour la viande connaît une hausse significative à l’échelle mondiale, des voix dissidentes de plus en plus nombreuses dénoncent les conditions de vie des bêtes dans les élevages intensifs ou remettent en question la légitimité de la consommation de produits carnés, que ce soit en vertu de considérations éthiques, environnementales ou relatives à la santé publique. Au fil des dernières décennies ont émergé les études animales, un champ de recherche multidisciplinaire invitant à repenser les relations unissant les humains et les (autres) animaux ainsi que le statut accordé à ces derniers (Delon, 2015).

Certains récits contemporains nous amènent à réfléchir à ce que nous mangeons, à la provenance des aliments que nous mettons (ou non) dans nos assiettes. Miru Kim, dont la démarche relève de l’exploration artistique plus que du militantisme, envisage dans sa série de photographies The Pig That Therefore I Am (2010) la proximité biologique qu’elle perçoit entre l’homme et le cochon. S’introduisant, à l’occasion sans permission, dans de massifs complexes d’élevage porcin de l’Iowa ou du Missouri, l’artiste se dénude puis s’accroupit dans les enclos métalliques. Parfois, elle s’allonge au milieu des cochons entassés, avec lesquels elle se confond, phénomène accentué dans certaines images par un jeu de lumière rappelant le clair-obscur. Kim explique en entrevue à Joy Dietrich que le titre de sa série de photos est inspiré de L’animal que donc je suis (2006) de Jacques Derrida — réflexion philosophique sur le statut de l’animal —, et qu’elle privilégie pour sa part une perspective bouddhiste, selon laquelle tous les êtres vivants seraient connectés. Au cogito de Descartes, elle substitue la formule : « Je suis, donc je ressens. » (Dietrich; je traduis.)

La peau, à titre d’organe et d’interface de communication sensorielle, exerce une fascination sur l’artiste. Enveloppe contenante et protectrice possédant plusieurs fonctions selon Didier Anzieu, elle permet les échanges entre l’intérieur et l’extérieur du corps et façonne la perception du monde. Lorsque deux corps entrent en contact, en dialogue, les frontières entre le sujet et l’objet s’embrouillent selon Kim (2016). L’artiste raconte à cet égard une expérience de communion avec les cochons rendue possible grâce au toucher, au peau à peau : « There was no language to bridge that disparity — the mysterious gap between the gaze of a pig and that of mine. But when I mingled with them with my skin, the gap momentarily closed in » (Kim, 2016).

Approfondissant la démarche entreprise avec sa série de photos, Kim présente en 2010, lors de la Biennale de Łódź, la performance The Mud Bath for Thick Skin. Dans une pièce fermée au sous-sol d’une salle de concert désaffectée, on peut l’apercevoir, à travers une ouverture dans une porte close, couvrir de boue son corps nu et recroquevillé en regardant sur un écran de télévision un montage vidéo où on la voit interagir avec des porcs d’élevage. En 2011 à Miami, dans le cadre de la performance I Like Pigs and Pigs Like Me, l’artiste cohabite par ailleurs pendant 104 heures successives avec deux cochons dans un enclos vitré. Kim commente : « Two pigs and I, each weighs about the same. We eat roots and grains, food of the soil. We drink together. We sleep together. We act with our instincts, nose to nose. I cannot read. I cannot talk. I cannot leave the zoo box. After one hundred and four hours, perhaps we will see what it’s like to be a pig, and what it’s like to be a human. Perhaps the difference is blurred, mingling through skin on skin, in the mud where all ends and begins. » (Kim, 2016)

Ces photographies et performances de Kim forment des récits intimistes, dominés par la sensorialité et l’affect, qui déstabilisent une certaine vision capitaliste et spéciste de l’animal voulant que celui-ci n’ait de valeur qu’à l’intérieur d’un système économique. Notons que Wim Delvoye, à partir d’une autre perspective, explore des enjeux liés à la production de valeur marchande en faisant de l’art vivant avec des cochons dont il tatoue la peau dans son projet Art Farm (2003-2010).

Pour citer

LAMBERT-PERREAULT, Marie-Christine. 2016. « The Pig That Therefore I Am », Captures, vol. 1, no 2 (novembre), section contrepoints « Raconter l’aliment ». En ligne : revuecaptures.org/node/577

Anzieu, Didier. 2009 [1985]. Le moi-peau, 2e édition. Paris : Dunod, 291 p.
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Delvoye, Wim. 2003 [-2010]. Art Farm, projet basé à Beijing, Chine, et exposé à l’international dans divers espaces culturels. <https://www.wimdelvoye.be/work/tattoo-works/art-farm-1/>.
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Derrida, Jacques. 2006. L’animal que donc je suis, édition établie par Marie-Louise Mallet. Paris : Galilée, 218 p.
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Dorais, Ève, Véronique Grenier et Eve Katinoglou. 2015. « Miru Kim », dans Véronique Grenier (dir.), Les Mangeurs. ORANGE 2012. Saint-Hyacinthe : Expression, Centre d’exposition de Saint-Hyacinthe; ORANGE, l’événement d’art actuel de Saint-Hyacinthe, p. 96-99.
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Jeangène Vilmer, Jean-Baptiste. 2015 [2011]. L’éthique animale, 2e édition mise à jour. Paris : Presses universitaires de France, « Que sais-je? », 127 p.
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Kim, Miru. 2010. The Pig That Therefore I Am, série de photos captées dans des élevages porcins industriels des États-Unis. <http://mirukim.com/the-pig-that-therefore-i-am/>.
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Kim, Miru. 2010. The Mud Bath for Thick Skin, performance. Pologne : Biennale de Łódź, 11 septembre, 6 heures.
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Kim, Miru. 2011. I Like Pigs and Pigs Like Me, performance. Miami, États-Unis : Galerie de l’organisation Primary, 30 novembre au 4 décembre, 104 heures successives. <http://mirukim.com/i-like-pigs/>.
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Singer, Peter. 2012 [1975]. La libération animale, édition revue, traduit de l’anglais par Louise Rousselle. Paris : Payot, 477 p.