Le geste d’exposition du mot n’est pas neuf, comme en témoigne l’article déjà un peu ancien de Jean-Philippe Antoine : le mot en tant qu’unité visuelle et sémantique y est mis en scène comme contrepoint au « règne déclaré tout-puissant d’images proliférantes » (2010: 119). L’exposition Juste un [mo], présentée au printemps 2021 à la galerie Art & Essai de l’Université Rennes 21, s’inscrit dans cette lignée. Elle donne à voir dix œuvres centrées autour du langage — qu’il s’agisse de décliner un syntagme nominal, comme « Ma vie » dans l’œuvre éponyme de Christophe Viart (2014), de mettre en série des noms propres comme le fait Sharon Kivland dans Les femmes d’Ulysse (2013), ou encore de s’approprier les mots d’autrui à la manière de Valérie Mréjen avec Mon cher fils (2018).
Le projet de l’équipe étudiante, vacataire de la galerie et chargée de sa réouverture au public après la crise que nous avons traversée depuis mars 2020, était d’« explorer les rapports singuliers que peuvent entretenir les artistes avec cet élément si malléable qu’est le mot, considéré tant pour les significations qu’il recèle que pour ses aspects graphiques » (Fillon et Quesnel, 2021: 11). Entité signifiant par elle-même tout autant qu’elle se complexifie au contact de ses semblables, le mot exposé, c’est-à-dire émancipé de la page et du livre, témoigne d’une certaine idée de la littérature, performée et extensible ; ainsi réapproprié par les artistes et les plasticiens, le mot se dote d’une potentialité évocatrice autre, qui repose davantage dans l’œil du récepteur que dans sa nature de mot elle-même.
En effet, Ma vie de Christophe Viart présente par exemple une bibliothèque un peu particulière2, donnant à voir la récurrence d’un syntagme à la fois banal et plein de promesses (celui qui donne son nom à l’installation). La spectatrice s’interroge alors, face aux couvertures de ces livres enclos dans l’espace de la bibliothèque : que peuvent-elles bien avoir en commun, ces vies, celles de Magic Johnson, de Bill Clinton, de Marc Chagall ou encore de Sofia Tolstoï ou d’Alma Mahler?
Les femmes d’Ulysse de Sharon Kivland, lettrage appliqué à même le mur et issu d’une exposition centrée sur la figure d’Ulysse présentée au FRAC de Bretagne en 2013, repose également sur la mise en série de mots. S’ils ne sont pas tous évidents au premier regard — qui saurait identifier sans une recherche minimale Leucothoe ou Eriphlye? — leur combinaison fait apparaître le seul nom qui manque, celui de l’homme : Ulysse. Des étoilements de vie se racontent, condensés dans l’accumulation patronymique : le mot fait écho à la bibliothèque mentale du spectateur, à Pénélope la patiente ou à Circé la magicienne.
L’exposition Juste un [mo] crée ainsi une résonance visuelle entre tous ces mots qui s’exposent, afin de donner à penser le geste de réappropriation plastique du matériau linguistique, afin aussi de construire une figure, celle du visiteur-lecteur, pris sans cesse entre la tentation du voir et celle du lire. Plus encore, le projet est prolongé par une installation sonore : Valérie Mréjen fait entendre la texture du mot avec Mon cher fils, œuvre réalisée pour la Halle des Bouchers de Vienne à partir d’une collection de cartes postales conservée aux Archives de Vienne (dans l’Isère) et qui, elle aussi, est constituée d’une mise en série de mots tissant la matière d’un échange entre un père et son fils chargé d’une banalité tendre. La litanie mise en voix par André Marcon se superpose à la succession des clichés des cartes postales colorisées par Valérie Mréjen et crée une réception décalée de cette écriture contrainte.
Si le mot se fait image ou son, il apparaît dans cette exposition comme un matériau ouvert à la réappropriation. Amorce de discours que chaque artiste construit, qui se prolonge par la scénographie3 et la mise en dialogue des œuvres, et se concrétise chez le récepteur : c’est précisément l’expérience qui a été menée en partenariat avec la radio C Lab, visant à réaliser une « fresque sonore » inspirée par les mots exposés. Ainsi, par exemple, Moises Palacios, étudiant en master 2, a-t-il cherché à prolonger Les femmes d’Ulysse en confrontant cette liste de noms propres à des extraits de Memoria de mis putas tristes (2012) de Gabriel García Márquez, roman dans lequel un vieil homme au terme de son existence se remémore toutes les jeunes femmes prostituées avec lesquelles il a entretenu une relation, toutes rassemblées sous un même nom, Delgadina.
Juste un [mo] se donne à la visiteuse-lectrice comme une forme de littérature potentielle : la scénographie instaure une œuvre littéraire mosaïque qui invite aux prolongements par l’imagination, à la mise en relation intertextuelle, à la réappropriation.
- 1. Juste un [mo], commissariat Alexandre Fillon et Victoria Quesnel, du 20 mai au 11 juin 2021, Galerie Art & Essai (Université Rennes 2). Les artistes exposés sont : Virginie Barré, Iain Baxter&, Mel Bochner, Marie Bourget, Sharon Kivland, Valérie Mréjen, Anne & Patrick Poirier, Daniel Spoerri, Keiichi Tahara et Christophe Viart. Toutes les œuvres ont été prêtées par le Frac de Bretagne.
- 2. Les travaux de Christophe Viart dialoguent régulièrement avec la littérature, voir par exemple Têtes ou queues (2005). On peut rapprocher son travail de celui de Clémentine Mélois.
- 3. La scénographie de l’exposition Juste un [mo] a été réalisée par Julia Chenu, Émile Chevreau et Guillaume Goinvic, élèves de l’ENSAB, École Nationale Supérieure d’Architecture de Bretagne.