Personnage frappant l’imaginaire, Hannibal Lecter a été popularisé par la tétralogie romanesque de Thomas Harris, de même que par les adaptations cinématographiques qui en découlent et, plus récemment, la série télévisée portant son nom. Le personnage est énigmatique. Distingué, cultivé, gentleman, il incarne l’image parfaite de l’homme qui a du succès et que tout le monde souhaiterait fréquenter. Lecter a toutefois un secret, bien connu des lecteurs et des spectateurs : il aime faire de la haute cuisine avec des pièces de viande d’origine humaine.
Dans cet article, nous nous intéresserons particulièrement au contenu de ses repas, et plus particulièrement à ceux qu’il consomme avec des invités. Nous tenterons de voir comment l’absorption de viande humaine, transgression par excellence selon Georges Bataille, devient rituelle pour Lecter et comment cette consommation interdite le renvoie à une époque de l’enfance où il était encore innocent. Finalement, nous observerons la manière dont le rapport particulier qu’entretient Lecter avec la nourriture se répercute sur ses pratiques quotidiennes, sur sa vie, mais aussi sur le public. Quel rôle joue la transgression dans l’affirmation de l’identité du personnage? Quel est l’impact de cette nourriture d’origine humaine sur les invités fictionnels du psychiatre et sur le public? Pour répondre à ces questions, nous ferons référence à la tétralogie romanesque de Thomas Harris, composée de Red Dragon (1981), The Silence of the Lambs (1988), Hannibal (1999) et Hannibal Rising (2009 [2006]), aux adaptations cinématographiques de Jonathan Demme (2010 [1991]), de Ridley Scott (2001) et de Brett Rattner (2003 [2002]) qui en sont inspirées, ainsi qu’à la récente série télévisée Hannibal de Bryan Fuller (2013-2015). Ces œuvres contribuent à alimenter la mythologie du personnage, dont elles révèlent différentes facettes. Bien que les différents médias comportent tous leurs spécificités formelles, la brièveté de cette étude ne nous permettra pas de les analyser en profondeur. Nous observerons certains passages clés des différentes œuvres afin de proposer des pistes de réflexion quant à la façon dont on peut interpréter ce personnage et à la marque qu’il laisse sur l’imaginaire contemporain.
Action de grâce : nourriture humaine, transgression et partage
Tabou fondateur de la société selon Freud (1965 [1913]), le cannibalisme est souvent envisagé comme une pratique ou un fantasme consistant à incorporer à l’intérieur de soi, parfois avec violence, un semblable ou un Autre, souvent pour s’attribuer ses caractéristiques. Georges Bataille, dans son ouvrage L’érotisme, décrit la transgression comme étant ce qui « lève l’interdit sans le supprimer » (39). Cet interdit est nécessaire pour qu’une transgression soit efficace et achevée, car la jouissance du sujet en dépend. Hannibal est parfaitement conscient du rapport inhabituel qu’il entretient avec ce tabou, et son plaisir ne réside pas uniquement dans la transgression, il git aussi dans l’ignorance de ses invités qui mangent, sans le savoir, des plats préparés avec de la chair humaine.
En effet, nous pouvons constater que Lecter éprouve du plaisir à regarder ses invités transgresser ce tabou dans le film Red Dragon (Rattner, 2003 [2002]), lorsqu’une membre de l’orchestre symphonique de Baltimore lui demande quelle est l’origine du « divine-looking amuse-bouche », qu’ils s’apprêtent à manger. Lecter répond : « If I tell you, I’m afraid you won’t even try it », sachant très bien qu’ils sont en train de manger un musicien peu talentueux. Lecter les regarde se délecter en souriant de manière énigmatique, à l’intention du spectateur qui, à certain égard, est de connivence avec le psychiatre. Dans le film The Silence of the Lambs (Demme, 2010 [1991]), Lecter revient sur cet événement avec l’inspectrice du FBI Clarice Starling : il lui explique qu’elle a sans doute déjà, elle aussi, dû faire avec ce qui lui restait dans son réfrigérateur. Cet échange invite à plusieurs interprétations. La plus candide d'entre elles serait sans doute de dire que Lecter a été pris par surprise et a réellement été obligé de se débrouiller avec ce qu’il avait sous la main, mais la plus lucide serait d’attribuer à Lecter le rôle de chef d’orchestre de ce somptueux repas où tout était savamment planifié. Après tout, comment un personnage qui réfléchit pendant des jours à la composition d’une sauce pour un repas dans le roman Hannibal de Harris pourrait-il, de façon cohérente, réaliser un banquet à la dernière minute dans le film de Demme? La discussion avec Starling se présente donc comme la réactivation mémorielle d’un moment de plaisir expérimenté plusieurs années auparavant : alors que le banquet et le meurtre sont bien loin derrière lui, Lecter savoure encore son sadisme culinaire. Ce genre de situation se reproduit à de nombreuses reprises, notamment dans la série de Bryan Fuller, où Lecter reçoit Jack Crawford, le chef de l’unité d’analyse comportementale du FBI, et lui annonce qu’ils mangent du « lapin » (Fuller: S01E04). Lorsque Crawford répond, avec humour, que la bête « should have hopped faster », Hannibal rétorque, comme si de rien n’était : « Yes, he should have », en se remémorant son meurtre. Lecter court un grand risque en servant de la chair humaine à un policier, mais cela ne fait que décupler le plaisir qu’il tire de la situation : transgresser l’interdit lui-même ne suffit plus, le partage de la chair humaine se présente comme une nouvelle limite, un nouvel interdit en soi.
Bien qu’il soit conscient de l’illégalité du geste, Hannibal ne juge pas ses propres actions comme étant erronées ou malsaines. Psychopathe civilisé, il devient en quelque sorte un justicier autoproclamé, maintenant un certain ordre social en punissant les infractions qu’il juge outrancières selon son propre code de valeurs. Il tire un grand plaisir à manger les « free-range rude[s] » (Fuller: S02E12), une expression qu’on pourrait traduire par « les impolis en liberté ». Son plaisir est décuplé lorsque des gens mangent, sans le savoir, des êtres humains, car Lecter les entraîne ainsi avec lui dans son crime. De cette manière, il démontre sa supériorité sur ses victimes, mais transforme également ses convives dupés en complices non consentants, toujours dans l’optique d'accroître sa jouissance personnelle.
L’incarcération après sa condamnation empêche Lecter de se livrer à sa passion pour la chair humaine, ou même simplement pour la bonne chère. Il se met donc à se nourrir de la terreur et de la fascination du public à son égard. Il trouve également d’autres substituts pour continuer à transgresser les tabous, à travers son jeu avec le public, qui est particulièrement bien exposé dans le film The Silence of the Lambs (2010 [1991]). Après avoir refusé de remplir le formulaire que lui avait donné Clarice Starling pour l’étudier, Lecter se lance dans une tirade dans laquelle il passe en revue les origines et les motivations les plus intimes de l’agente, qu'il a devinées, pour le cimple plaisir narcissique que la prouesse lui procure. Starling avait été prévenue par Crawford, son supérieur, que Lecter pourrait tenter de jouer avec elle de cette manière; c’est pourquoi elle lui répond immédiatement qu’il a sans doute peur de faire une analyse aussi précise de lui-même. Hannibal, amusé par la ténacité de Starling, réplique : « A census-taker once tried to test me. I ate his liver with some fava beans and a nice Chianti ». Puis, fixant toujours Clarice, il siffle de façon inquiétante, comme s’il salivait de plaisir, ignorant sa question et retournant la situation à son avantage. Lecter semble considérer tout comme un jeu, un divertissement, et estime sa propre intelligence comme tellement supérieure à celle des autres qu’il ne peut tout simplement tolérer d’être vaincu, même lorsqu’il ne s’agit que de joutes verbales.
Le cannibalisme de Lecter est en outre exprimé sur le plan métaphorique par l’attribution de caractéristiques humaines à un animal. Par exemple, toujours dans The Silence of the Lambs (le livre et le film), Lecter et Clarice discutent des traumatismes de l’enfance de cette dernière. Clarice garde en effet un souvenir terrorisant de son passage, après la mort de son père, sur un ranch de production ovine. Elle confie avoir été éveillée pendant la nuit par les cris des agneaux qu’on abattait, qui sonnaient comme ceux d’enfants. Une fois seul, Hannibal peint un portrait de Starling au fusain avec un agneau dans les bras, rappelant une scène de Vierge à l’Enfant. Ce faisant, il sacralise et humanise ainsi la figure de l’agneau. Ensuite, il commande des côtelettes d’agneau saignantes pour son repas, remplaçant la chair humaine véritable par association avec la bête humanisée. L’agneau occupe ici une fonction multiple : il est une transposition tirée de l’anecdote de Starling, mais il évoque également un rapport au sacré, au religieux, car non seulement il est offert en sacrifice aux dieux, mais il est également associé, dans l’iconographie chrétienne, à l’humain, dont le Seigneur est le Berger, ainsi qu’à Jésus lui-même. Lecter étant extrêmement cultivé, il semble aller de soi qu’il connaisse ces différentes symboliques et les mette en jeu aussi délibérément.
Si les personnages de professionnels issus des domaines médical et policier présentés dans les fictions, dont Crawford et Chilton, décrivent Hannibal comme un monstre se nourrissant du tourment des autres, il n’est jamais dépeint comme tel par le narrateur des romans. Celui-ci laisse le lecteur construire sa propre idée. Lecter devient un antihéros complexe et populaire, un être fondamentalement Autre qui, par ses actions répréhensibles transgressant certains interdits, déplace les frontières du bien et du mal d’une manière qui trouve une résonance particulière chez le lecteur ou spectateur. Dans son ouvrage Dark Thoughts. Philosophic Reflections on Cinematic Horror, Daniel Shaw compare Hannibal au surhomme de Nietzsche et, tout en admettant certaines similitudes, l’en distancie, principalement à cause de son cannibalisme. Hannibal, qui hésite à statuer sur l’existence de Dieu, contemple deux hypothèses : la première étant l’existence d’un Dieu comme celui de l’Ancien Testament, cruel même avec ses fidèles; la deuxième étant l’inexistence d’un Dieu créateur et l’apparent hasard de la vie humaine et de l’univers. Ainsi, il « collectionne » les nouvelles d’églises qui s’affaissent sur des fidèles (Fuller: S02E09), parce que ces histoires renforcent la foi qu’il a en lui-même et nullifient toute raison de vouloir agir par compassion ou au nom d’une force plus grande que lui. Son doute le met au centre de son propre univers et, comme il juge que les lois sont tout aussi arbitraires que ses propres codes, il refuse de leur obéir aveuglément.
Dans le roman Hannibal Rising, alors qu’il commence à ressentir le besoin d’exécuter sa vengeance pour le meurtre et la dévoration de sa jeune sœur Mischa par Vladis Grutas et sa bande de pilleurs, Hannibal demande à sa tutrice, Lady Murasaki : « Do you think God intended to eat Isaac, and that’s why he told Abraham to kill him? » (180.) Alors que celle-ci lui répond que non, puisque l’Ange intervient à temps, Hannibal se contente de répondre : « Not always » (180), pensant manifestement au décès de sa sœur, morte sans que quiconque vienne à son secours. Pour lui, il s’agit de la meilleure preuve de l’inexistence d’un Dieu aimant. Prenant la place d’un Dieu vengeur appliquant la loi du talion, il pourchasse ensuite les responsables pour leur faire subir à leur tour de grandes souffrances.
Si plusieurs peuvent considérer le respect d’Hannibal pour les règles de courtoisie comme un simple masque servant à le protéger des soupçons, nous pensons que ces règles, puisqu’elles correspondent à un monde rappelant l’aristocratie dans laquelle il aurait dû grandir, sont réconfortantes pour le psychiatre, en plus d’ancrer son statut social. Ces règles varient évidemment selon le moment dans l’histoire et selon les régions, mais elles comprennent toujours « les conventions de style, les formes de la civilité, l’éducation de la sensibilité, l’importance attribuée à la courtoisie, au beau langage et à l’art de la conversation, les soins apportés à l’élocution » (Elias: 54). La maîtrise des bienséances institue Hannibal en tant qu’homme savant, hôte galant, professionnel reconnu mondialement et fin gourmet. Évidemment, elles le protègent en quelque sorte, car l’horreur des mises en scène, qui lui ont valu le nom du Chesapeake Ripper dans les médias et au FBI, semble totalement étrangère à sa façade d’homme calme à l’attitude irréprochable, civilisé au sens où l’entend Elias (57). Il y a également un lien à faire entre la maîtrise des arts de la table, qui « illustrent bien la ritualisation de notre vie quotidienne » (Elias: 151), et l’expression de la ritualité dans la vie de Lecter, celui-ci la mettant au cœur de ses pratiques.
Trois fois par jour : la ritualité
Les meurtres en série perpétrés par Lecter dans le roman Hannibal Rising ne s’arrêtent cependant pas une fois que les responsables de la mort de Mischa sont mis hors d’état de nuire, parce que Lecter y a pris goût. Bataille affirme que « [l]a fréquence — et la régularité — des transgressions n’infirme pas elle-même la fermeté intangible de l’interdit, dont elle est toujours le complément attendu » (69), considérant également comme sacré l’objet de l’interdit. Lecter, lorsqu'il consomme d’autres êtres humains, se dissocie toujours plus d’eux dans son code moral. Ce qui était, dans sa jeunesse, un acte de vengeance devient, avec le temps, une façon de réaffirmer sa supériorité dans l’exécution d’un service, en mangeant les « free-range rude[s] ». La vengeance de Lecter contre les officiers déserteurs affamés ayant dévoré sa sœur met de surcroît en jeu un possible secret inavouable et refoulé, car l’un d’eux affirme que Lecter a lui aussi pris part à la dévoration pendant la guerre :« Kindly Pot Watcher fed her to you in the broth. You have to kill everyone who knows it, don’t you? » (Harris, 2009 [2006]: 359.) Cet événement fondateur jette un nouvel éclairage sur la compulsion de Lecter à initier ses convives à son activité cannibalique.
Pour établir son rôle de prédateur, Lecter a besoin d’éliminer ceux qui s’opposent à sa vision du monde, non pas égalitaire ou juste, mais fondée sur le divertissement et orientée sur son plaisir. Ensuite, pour continuer cette réaffirmation, il consomme la chair interdite, absorbant le sacré et lui conférant une nouvelle vie à travers sa personne, devenant sans cesse plus fort par la répétition de son geste. Clarice Starling, lorsqu’elle apprend que Lecter s’est évadé, n’a pas peur qu’il suive sa trace pour la tuer, car ayant toujours été courtoise avec lui, elle comprend qu’il considèrerait impoli de la tuer. Lecter confirme cette idée en lui disant que le monde est plus intéressant pour lui lorsqu’elle y est également (Demme, 2010 [1991]). Il confie cependant à Starling qu’il reçoit « an old friend for dinner », en parlant du Docteur Chilton, le grossier directeur de l’institut psychiatrique dont il était prisonnier. Fidèle à lui-même, Lecter joue avec les conventions sociales, déconstruisant une expression populaire en se l’appropriant pour évoquer le meurtre de son geôlier. Il transforme une expérience sociale banale en élément constitutif de son mode de vie.
Hannibal Lecter, fort d’une conception du monde où l’être humain n’est pas la création supérieure d’un Dieu aimant, ne ressent pas de remords lorsqu’il mange de la chair humaine, car il ne place pas l’être humain sur un piédestal : il est pour lui une proie comme les autres. Les impolis qu’il tue ne « servaient » à rien, selon ses standards, et il leur fait l’honneur de se rendre utiles en devenant de la nourriture, en devenant source de vie, une continuité digne de leur nature. Ils ne méritent pas la vie qu’ils ont, mais ils peuvent, par leur mort, servir. Les sujets sacrifiés deviennent ainsi sacrés par la transgression rituelle qu’opère Lecter.
Maîtriser l’art de la cuisine humaine : absorption et affirmation
La mort est, selon Bataille, l’une des plus grandes sources d’horreur et de répulsion (48). L’attrait de Lecter pour la chair humaine, si elle ne peut que d’un côté lui rappeler la fatalité de la mort, lui permet de se rapprocher suffisamment d’elle dans une situation de sûreté et de supériorité pour en ressentir les délices sublimes. Au lieu de chercher à enfouir les cadavres lui rappelant sa mortalité, son crime, voire sa monstruosité, Lecter les absorbe pour se rendre plus fort, physiquement et spirituellement. Chaque repas est pour Lecter une source de vie qui mérite d’être célébrée, puisqu'il rappelle la mortalité de l’être humain et sa dépendance à la nourriture, mais ramène également dans l’instant présent la beauté de l’existence fragile et précieuse. Lecter entretient un rapport privilégié non seulement avec ses victimes une fois transformées, mais aussi avec la nourriture en général. Chaque repas est préparé avec soin et respect parce que, comme l’affirme Lecter dans la série de Fuller : « The feast is life. You put the life in your belly and you live » (S01E07). L’acte de consommer la nourriture est sacré pour Lecter parce qu’il appartient à un rituel qui est partagé avec des invités et que la consommation même de viande humaine suscite pour lui un sentiment de grandeur, de communion. Lecter respecte davantage ses proies sous forme de repas que lorsqu'elles étaient encore vivantes. Dans la fiction télévisuelle, Lecter invite Tobias, un autre tueur en série, à souper. Lorsque Tobias lui propose son amitié, Lecter la refuse et lui répond qu’il avait en fait prévu l’assassiner. Inquiet, Tobias regarde le plat et le vin entamés, qui se trouvent devant lui. Lecter se contente de dire : « I didn’t poison you, Tobias, I wouldn’t do that to the food » (Fuller: S01E08). La nourriture surpasse l’être humain en importance, elle mérite davantage de soins et de respect que Tobias, qui, lui, mérite la mort, aux yeux de Lecter. Entraîner quelqu’un dans la mort en utilisant la nourriture s’avère un interdit pour Lecter, ce qui accentue le caractère paradoxal de ses pratiques.
Nous avons mentionné plus tôt que le psychiatre était un hôte irréprochable. Sa table est toujours magnifiquement dressée, ses vins sont choisis avec soin et la présentation des plats qu’il prépare est tout simplement sublime, car son souci du détail est remarquable. Les mets qu’il sert à ses invités sont soigneusement mis en scène, comme ses meurtres, et on retrouve toujours une dimension symbolique dans les repas qu’il concocte, alors que les décorations agissent souvent comme memento mori, avec notamment l’utilisation de crânes et de fleurs. Ces scènes sont omniprésentes dans la série télévisée de Bryan Fuller, pour laquelle la chef Janice Poon a confectionné de véritables œuvres d’art culinaires dont les étapes de création se trouvent décrites sur son blogue, Feeding Hannibal (2013). Ces œuvres sont toujours présentées avec élégance dans la série télévisuelle afin de stimuler l’appétit du téléspectateur, de le tenter, de le provoquer. Celui-ci se fait brièvement complice de Lecter, mais retourne rapidement à son dégoût initial, une fois les quelques secondes de grâce confuse terminées, se rappelant l’horreur du processus ayant présidé à la réalisation de ces mets faussement appétissants.
Lecter utilise souvent les repas comme des occasions de rapprochement intime avec ses invités. Dans la série de Fuller, lorsqu’il cherche à mieux connaître Abigail, dont le père était également cannibale, il offre à la jeune fille un thé spécial, contenant des champignons hallucinogènes, afin d’ouvrir son esprit. Ensuite, il lui prépare un petit déjeuner pour le souper en affirmant : « Taste is not only biochemical, it is also psychological » (Fuller: S01E04). Hannibal souhaite raviver les derniers souvenirs qu’Abigail a de son père, alors qu’ils préparaient le déjeuner ensemble, juste avant que la police ne le tue. Il gagne sa confiance en se présentant comme une nouvelle figure paternelle grâce au repas, prenant le relai du défunt père biologique. La nourriture joue ici un rôle crucial dans les fondements de leur relation.
Dans la série, Lecter de plus cuisine souvent en compagnie d’Alana Bloom, sa collègue et ancienne étudiante, avec laquelle il entretient une liaison secrète. Une scène où ils cuisinent des brochettes de cœur ensemble montre Lecter lui disant : « A remarkably lean organ, the heart, yet such a potent symbol of life and the things that make us human. It’s a thematic dish » (Fuller: S02E06). Il confie ensuite à Bloom qu’il fait des cauchemars depuis qu’il s’est fait prendre en otage par Will Graham, ajoutant que pour se remettre d’un traumatisme, la première étape est de retrouver son appétit. Encore une fois, la nourriture est pensée comme source d’énergie, de renouveau, et la préparation d’un repas à deux devient une expérience de partage et de rapprochements intimes, entre autres grâce à la consommation de ce cœur symbolique. La démesure du « rétablissement » de Lecter se confirme lorsqu’il confie à Bloom son désir d’organiser un banquet.
L’ingestion d’un cœur est aussi abordée dans le film Red Dragon, au moment où Will Graham démasque Lecter. Le docteur l’assaille pour tenter de le tuer, en lui disant : « I admire your courage, I think I will eat your heart », se rapprochant, comme on le voit souvent dans les études portant sur le cannibalisme, de la pensée magique voulant que l’on puisse absorber les caractéristiques de quelqu’un en le consommant (Freud: 213). Cette ultime phrase de Lecter, qui est obligé d’admettre que ses plans bien ficelés ont été déjoués, est toutefois assez surprenante, car il a plutôt l’habitude de justifier ses choix culinaires par sa recherche du bon goût et non par un motif spirituel avoué. Cette scène confirme un certain rapport au sacré entretenu par Lecter dans sa pratique et son expression tient au caractère inhabituel du moment. Lecter, qui s’est toujours reconnu dans le personnage de Will Graham, savait que lui seul pourrait être en mesure de le démasquer.
Lecter aime cuisiner des plats exotiques ou qui sortent de l’ordinaire et explique souvent leur symbolique à ses invités. Lorsque, dans la série, il croit avoir réussi à pervertir Will Graham, il lui sert un ortolan (Fuller: S02E11), un plat réputé être en France un rite de passage pour les fins gourmets. La préparation du plat implique de capturer l’oiseau vivant, de le gaver, de le noyer dans de l’armagnac, puis de le griller entier et enfin de le manger en une bouchée, tel quel, en portant un tissu sur la tête, pour préserver le fumet, mais aussi, selon la croyance, pour se cacher de Dieu, puisque la chasse et la consommation des ortolans sont interdites. Lecter et Graham ne se cachent toutefois pas de Dieu : ils n’ont pas honte de leur geste, faisant de cet acte controversé, de ce rite initiatique, une transgression achevée. Dans cette situation, l’oiseau se présente comme une métaphore de la chair humaine, encore une fois, dès lors que son statut de nourriture interdite scelle un contrat tacite entre les deux protagonistes, leur faisant partager la même transgression. Dans un autre épisode (Fuller: S02E12), Hannibal sert à son hôte un kholodet, un aspic de viande d’origine ukrainienne, cuit à partir de bouillon de poisson. Il dit aimer ce plat parce qu’il offre un canevas en trois dimensions pour inventer une histoire. Avec son kholodet, Lecter a symbolisé la chasse, en disposant en cercle deux poissons, évoquant ainsi la forme du serpent mythologique Ouroboros. Lecter explique à son invité qu’il s’agit d’un plat dont « the outcome can never be predicted » (Fuller: S02E12), en faisant référence au démoulage parfois complexe de l’aspic, mais aussi au fait qu’on ne peut savoir quel poisson poursuit l’autre. Ce plat évoque encore la chasse sans fin dans laquelle les protagonistes sont plongés, Lecter avec ses victimes et Jack Crawford avec le Chesapeake Ripper. Alors que Crawford lui dit : « I have to confess that I don’t know who’s pursuing whom any more than these fish do », Hannibal répond : « Whomever is pursuing whom in this very moment, I intend to eat them », jouant sur le fait qu’il peut s’agir à la fois des poissons dans l’aspic, mais aussi, voire surtout, des agents du FBI qui le pourchassent. Toujours Lecter joue avec son invité par l’intermédiaire de la nourriture.
Monstruosité, sensationnalisme et humour
La question qui ressort souvent des analyses portant sur le personnage d'Hannibal Lecter est celle de sa monstruosité. Derrière le masque du psychiatre réputé mondialement se cacherait un psychopathe. Jack Crawford déclare : « I know he’s a monster. Beyond that, nobody can say for sure. » (Harris, 1988: 6.) Cependant, de plus en plus d’analyses du personnage le présentent comme un être supérieur qui entrerait avec ses victimes dans un rapport de pouvoir, qu’il soit question de force physique ou psychologique. Dans le cas de notre étude, nous avons surtout considéré Lecter comme un être qui s’est affranchi de ce qu’il semble considérer comme la faiblesse humaine grâce à l’absorption de proies, d’« humains animalisés », pour reprendre l’expression utilisée par Cary Wolfe et Jonathan Elmer (1995: 146).
Ce qui choque avec un personnage comme Lecter n’est pas uniquement le fait qu’il chasse et consomme des êtres humains; c’est aussi qu’il puisse le faire avec un sentiment de sécurité puisque sa maîtrise des conventions sociales le protège relativement des soupçons. Comme plusieurs criminels réels, Hannibal Lecter semble avoir une vie enviable. Dans sa communauté, il est respecté et les gens souhaitent sa compagnie ou son succès. En quelque sorte, il incarne les aspirations les plus profondes de ses contemporains. Cependant, sa consommation de viande humaine choque parce qu’elle confronte les autres personnages, les lecteurs et les spectateurs à un constat inquiétant : tous ont pris ou prennent part de façon plus ou moins directe ou consentante au repas cannibale de Lecter. On pourrait sous cet angle se demander si cette communion fictionnelle à laquelle est convié le lecteur ou spectateur aurait pour effet de mettre en lumière, en vertu d’une certaine forme de contamination, la part monstrueuse qui sommeille en chacun. Comment expliquer autrement cet engouement sans cesse grandissant depuis plusieurs décennies pour le psychiatre fictif? En quoi le personnage de Lecter peut-il être un symbole de la soif avide du public pour les sensations fortes? Le phénomène omniprésent du sensationnalisme dans les médias est, depuis plusieurs années, longuement discuté à la fois dans les médias eux-mêmes (notons, par exemple, l’article de Nathalie Chaloux Gendron [2015] sur le sujet) et dans les travaux universitaires. Le sensationnalisme, s’il prend plusieurs formes, est une composante inhérente aux médias contemporains, parce qu’il contribue au processus de marchandisation :
Il y a donc en somme une double contrainte pour les médias : susciter l’attention d’un public déterminé, certes, mais pas avec n’importe quel contenu de façon à retenir un certain profil d’auditeurs. Il faut donc à la fois trouver des thèmes porteurs et savoir susciter l’attention du public, en plus de renouveler chaque jour l’intérêt de ce dernier afin de s’assurer de sa fidélité. (Bernier.)
Rappelons que le personnage de Lecter fait sa première apparition dans le roman Red Dragon en 1981. Or, il n’y est qu’un personnage secondaire, mais sa popularité dépasse bientôt celle du protagoniste meurtrier, le « dragon rouge ». Lecter réapparaît dans The Silence of the Lambs, en 1988, pour ensuite devenir le personnage principal de deux romans de Harris et, plus récemment, de la série qui porte son prénom. Lecter est « sensationnel » dans tous les sens du terme. Il frappe l’imaginaire encore plus que ses homologues fictifs dans l’œuvre de Harris en suscitant une certaine curiosité ambivalente, évoquant le sublime tel que défini par le philosophe irlandais Edmund Burke :
Si la douleur et la terreur sont modifiées de manière à n’être pas réellement nocives, si la douleur n’est pas portée jusqu’à la violence, et si la terreur n’est pas portée jusqu’à la destruction actuelle de la vie, ces émotions qui délivrent les organes — fins ou grossiers — d’un embarras dangereux et pénible sont capables de donner du délice : non pas du plaisir, mais une sorte d’horreur délicieuse, une sorte de tranquillité teintée de terreur, qui, comme elle se rapporte à la conservation de soi, est une des passions les plus fortes. Son objet est le sublime. (227.)
Autour de la figure de Lecter, un processus de distanciation est entre autres mis en place par le recours à des figures d’atténuation et d’humour, notamment dans la série de Fuller, et plus particulièrement en ce qui concerne le contact avec le spectateur par l’entremise de la publicité. En effet, la promotion médiatique de l’émission par la chaîne NBC suscite l’attention par un habile jeu sur l’identité bien connue d’Hannibal. On l’humanise et on euphémise ses activités avec pudeur et sous un couvert humoristique. De plus, malgré les avertissements1 dissuadant le visionnement de la série par un public trop jeune, la promotion de la série de NBC est particulièrement répandue dans divers réseaux sociaux, notamment Tumblr et Instagram.
Au contact de ces publicités, le public est amené à inférer ce dont il est réellement question dans l’émission et qu’il est évidemment impossible de montrer ouvertement dans une campagne publicitaire. Ainsi, à travers ce dispositif visant à mettre en valeur certaines facettes du personnage, on attire le public en valorisant son savoir préalable. D’une certaine manière, à défaut de pouvoir montrer du contenu explicite, les annonces étant potentiellement vues par un vaste auditoire, l’équipe médiatique joue avec le mythe qu’est devenu Lecter, avec son secret désormais connu de presque tous. En donnant un air humoristique à la série, on protège le public potentiel de l’horreur représentée, on le fait rire pour ne pas le dégoûter, mais d’un rire jaune qui suggère un aveu, voire une forme de complicité.
L’humour, et plus particulièrement l’ironie, est également présent dans les œuvres, notamment parce que Lecter aime jouer avec les personnes qu’il dupe; il tire de la satisfaction à leur parler ouvertement de ses crimes sans qu’ils en aient conscience, grâce à des jeux de mots et sous-entendus polysémiques. Nous l’avons vu plus tôt avec la célèbre réplique : « I’m having an old friend for dinner », mais les exemples sont nombreux. Dans la deuxième saison de la série télévisée, alors que Lecter accepte un porc d’élevage que lui offre Mason Verger, le spectateur sait déjà qu’il complote l’assassinat du riche héritier. Verger est prévenu du danger qui plane au-dessus de lui par un avertissement voilé qu’il ne comprend pas et qui est encore une fois fait au bénéfice du spectateur.
Personnage sublime, Lecter nous indigne autant qu’il nous attire, sa personne même est frappée de l’interdit bataillien. En tant que lecteur ou spectateur, l’apparente liberté ultime de Lecter nous tente tout autant qu’elle nous révulse parce qu’elle est interdite. Tout comme les horreurs bien réelles présentées dans les médias, les crimes de Lecter, lorsqu’ils sont lus ou vus par le public, le confrontent à ses peurs et à ses désirs : répulsion de la mort, certes, mais aussi affirmation de la vie et du pouvoir individuel. Ainsi, nous ne croyons pas que l’admiration des actes commis par Lecter puisse avoir un effet réellement subversif sur le public. En effet, ses crimes et sa philosophie générale quant à l’existence, s’ils peuvent avoir une certaine fonction cathartique, invitent davantage à une célébration de l’existence humaine qu’à une transgression bataillienne achevée. À travers les actes de Lecter, le public peut prendre conscience de ses peurs et peut-être de ses désirs, mais l’acte de regarder ne se transformera jamais en transgression totale, car Lecter, s’il peut être vu comme une figure emblématique du sensationnalisme contemporain, reste un personnage fictif. Ainsi, à notre avis, la fascination pour un personnage comme Lecter ainsi que l’appréciation de ses actions dans un contexte fictif ne font pas du spectateur un monstre, mais confirment plutôt l’ambivalence de ses pulsions.
Il mange, donc il tue : un changement de paradigme
Si Lecter se considère comme un surhomme, pour reprendre l’idée discutée par Shaw, ou, du moins, comme un être humain au-dessus des règles des simples mortels, jugés indignes ou trop faibles, nous croyons qu’il est judicieux de revenir à la perception de soi telle que nous la retrouvons d’abord dans le Discours de la méthode de René Descartes, puis dans ses autres œuvres de manière plus complète. En effet, alors que nous reconnaissons certaines caractéristiques de Lecter pouvant l’associer au surhomme de Nietzsche, la philosophie de Descartes peut aider à parfaire notre compréhension du personnage. Le fameux cogito de Descartes se présente comme la seule certitude échappant au doute méthodique : si l’être humain doute de sa perception du monde, ce simple doute prouve qu’il est toutefois bien en train de penser, et s’il est capable de penser, il existe (Descartes: 114). Dans la vision de Descartes, l’être humain peut se penser en tant qu’individu, mais il s’agit là de sa seule certitude : puisqu’il est en mesure de penser, il est. Toutefois, s’il sait qu’il est, les autres n’obtiennent quant à eux pas nécessairement le même statut, la même considération à ses yeux, puisque l’être pensant ne peut penser pour eux. Toujours selon Descartes, les règles sont définies par le sujet pensant telles qu’il les conçoit au moment où il les pense. Dans une perspective cartésienne, on pourrait dire que Lecter se pense en tant qu’individu différent des autres, mais que son regard sur les autres demeure imparfait : sa propre vision de l’humanité est influencée par son regard introspectif.
D’une manière moins radicale, nous pourrions également opposer cette vision essentiellement individualiste à une autre façon de considérer le personnage de Lecter. Nous avons préalablement identifié des moments où Hannibal Lecter est décrit comme un monstre. Or, la première transgression de Lecter, le premier acte cannibale, a-t-elle fait de lui celui qu’il est devenu à travers l’œuvre de Harris, soit un personnage « monstrueux »? De plus, utiliser le qualificatif de monstre pour décrire un personnage posant un tel regard sur le monde invalide-t-il la thèse du cannibalisme? Faire de Lecter un être fondamentalement Autre pourrait, en quelque sorte, infirmer cette catégorisation. Lecter, ce « monstre », est-il une forme contemporaine de l’ogre de la culture populaire des dernières centaines d’années? Les personnages des œuvres, notamment le Docteur Chilton et les membres du FBI, en refusant à Lecter le qualificatif d’être humain, nous semblent annihiler l’interdit frappant la pratique culinaire de Lecter. En le décrivant comme un monstre, ils annulent la transgression préalablement commise en toute connaissance de cause par le protagoniste, sur le plan symbolique et ontologique.
Les repas de Lecter, d’un point de vue bataillien, sont une célébration de la vie et de la force de ceux qui les consomment. Les repas constituent une forme d’introspection et d’intimité pour Hannibal, un moment où il laisse tomber les masques avec ceux qui lui semblent dignes de confiance ou attire les confidences des autres dans une illusion d’amitié. Les repas représentent la forme suprême des rituels d’Hannibal, le point culminant de nombreuses étapes préparatoires : le choix de la victime, le choix de la recette, la préparation en solitaire ou avec un invité trié sur le volet, les services savamment orchestrés, la décoration et la sélection musicale. Ils sont des œuvres d’art à part entière dans lesquelles Hannibal met tous ses efforts afin de ressentir une expérience sensorielle suscitant émotions et souvenirs, dans une célébration des codes qu’il s’est lui-même construits. Lecter, s’il n’est pas nécessairement le surhomme qu’avait décrit Nietzsche, devient définitivement un prédateur ayant le sens du spectacle, et ses repas, transgressions consommées, sont à la fois ce qui le rend humain et inhumain, gentleman cannibale.
Le statut de son humanité, prémisse de toute réflexion philosophique sur le personnage, est une donnée fuyante. Nous avons cherché à présenter différentes analyses des actes de Lecter en nous intéressant particulièrement à son rapport à la nourriture, certes, mais également à ce que celle-ci peut nous dire sur sa personne, qui reste mystérieuse malgré la multiplicité des œuvres l’ayant comme personnage. Il demeure malgré tout fondamentalement Autre. Lecter confronte le public à ses propres terreurs et à ses désirs. En effet, et peut-être plus particulièrement dans la série de Fuller, notamment par l’usage fréquent de l’humour, le spectateur a l’occasion d’assouvir une certaine curiosité morbide, mais conserve toujours une distance importante vis-à-vis de la véritable transgression. Il reste donc protégé et conforté dans sa certitude de ne pas être comme Lecter, de ne pas être un monstre, parce que bien qu’il explore l’univers du charismatique psychiatre, qu’il rie, qu’il puisse souhaiter que celui-ci ne se fasse jamais prendre afin que la série continue, il n’agit pas, il n’est en quelque sorte qu’un témoin privilégié, un complice. En un sens, observer les actes transgressifs de Lecter, ces scènes cannibales qui font de lui quelqu’un d’étranger, répond à ce besoin de sensationnalisme contemporain dont il a été question plus tôt. Le lecteur ou spectateur, essentiellement passif, se délecte de ces fictions, les consomme en se confortant dans l’idée qu’il ne s’agit de rien d’autre que de cela, de la fiction, oubliant ainsi l’espace d’un instant l’horreur réelle qui l’entoure, l’immunisant contre elle, parce qu’il est plus facile de croire que les monstres sont de charismatiques psychiatres lituaniens, plutôt que de les savoir là, tapis, en lui.
- 1. La série comporte la notice d’avertissement : « Sex and Nudity, Violence and Gore, Profanity, Alcohol/Drugs/Smoking, and Frightening/Intense Scenes » (Internet Movie Database).