Que montrer du métier d’écrivain? Comment faire d’un tel individu un héros du grand ou du petit écran? Comment mettre en scène les relations complexes unissant la fiction à la réalité, le monde de l’écrit à celui du cinéma? Produite par Showtime, la série The Affair, qui retrace le parcours d’un écrivain à un tournant de sa vie à la fois personnelle et professionnelle, offre quelques pistes pour répondre à ces questions. L’intérêt de cette série nous semble en effet résider dans sa façon d’exploiter pleinement les ressources de son personnage d’auteur, sans le réduire à un prétexte scénaristique comme c’est le cas dans plusieurs séries contemporaines où les figures d’écrivains sont le support de fictions policières (l’écrivain-enquêteur, façon Castle, ou psychopathe comme dans The Following), comiques (l’écrivain maladroit mais aussi occasionnel détective, façon Bored to death) ou sulfureuses (l’écrivain-rock-star, dans Californication1). Certes, Hagai Levi et Sarah Treem, scénaristes de The Affair, accordent une place importante à l’intrigue amoureuse, comme le laisse prévoir le titre de la série, et ménagent un certain nombre de scènes de sexe, dans la tradition de la chaîne Showtime; mais, même en cela, ils prolongent un questionnement récurrent du cinéma sur le corps de l’écrivain et sur la conversion — réussie ou non — de l’énergie libidinale en puissance créatrice2. Surtout, la volonté du scénariste Hagai Levi de trouver pour chacune de ses séries une forme adéquate à son objet3 semble justifier le lien entre un personnage d’écrivain et une série polyphonique, prêtant aux récits, au langage et à l’écrit une attention toute particulière4.
Nous montrerons donc ici comment, au terme des deux premières saisons diffusées, The Affair a su exploiter le temps long du format sériel pour articuler, dans sa forme même, « l’anatomie d’une liaison amoureuse » (Langlais, 2014) à la représentation d’un auteur en devenir. Celle-ci passe, comme on le verra, par la peinture acerbe du milieu éditorial (les écrivains eux-mêmes, dont plusieurs modèles sont ici proposés, mais aussi le monde de l’édition dans sa dimension la plus mondaine et ses liens avec Hollywood). Toutefois, le fait de mettre en scène un écrivain justifie aussi un travail particulier sur le langage et, plus encore, un questionnement sur la validité des récits et les liens inextricables unissant la fiction et la réalité. De fait, le dispositif narratif singulier de la série montre que la mise en récit ne s’exerce pas dans le seul cadre de la fiction mais, plus largement, qu’elle est constitutive de notre expérience du réel.
Le parcours d’un écrivain, de l’anonymat à l’emballement médiatique
La première saison semble tout entière consacrée à éviter de montrer l’écriture. Dominic West incarne Noah Solloway, séduisant père de quatre enfants et enseignant convaincu, auteur d’un premier roman à la réception mitigée. Le récit commence au début des vacances d’été qu’il va passer à Montauk, village de pêcheurs des Hamptons envahi l’été par les touristes, chez ses beaux-parents qu’il déteste. Son animosité vise naturellement au premier chef son beau-père, Bruce Butler, écrivain à succès qui a troqué son intégrité artistique contre des espèces sonnantes et trébuchantes. Le protagoniste est censé y écrire un nouveau roman mais se heurte constamment à la fameuse angoisse de la page blanche et multiplie les stratégies d’atermoiement. Il s’adonne ainsi au sport5 (il court mais nage surtout, frénétiquement), exposant à de nombreuses reprises son corps d’athlète, aux antipodes de l’image de l’écrivain souffreteux, sur-représenté dans le domaine européen6. Il va surtout se lancer dans une liaison torride avec une serveuse locale, Alison (Ruth Wilson), tout sauf une intellectuelle (elle affirme que Peter Pan est son livre préféré et prétend n’avoir rien lu depuis Catcher in the Rye), qui se remet difficilement de la mort de son petit garçon. Si l’écriture est bien l’objet de la quête de Noah, sa liaison semble dans un premier temps un obstacle à la création, lui servant d’alibi pour fuir ses difficultés d’écriture (et son foyer). Il disparaît en effet des journées entières, alléguant les recherches qu’il doit mener pour son livre et, à moitié par jeu, dit à sa maîtresse qu’elle est son « insider » pour comprendre l’âme authentique de Montauk. À ce stade de la série, la passion met en échec le processus de sublimation et Noah n’est capable d’écrire qu’un seul mot, en lieu et place du roman espéré : le prénom de la jeune femme.
Les scénaristes placent en face de Noah son beau-père, qui sert de repoussoir, en incarnant les compromissions morales et artistiques qu’il estime nécessaires pour avoir du succès. La métaphore de la prostitution, assumée par le personnage lui-même ( « I feel a bit like a whore », s01e01) figure brutalement ce choix de vie sans noblesse mais confortable, qui permet aussi à Noah et à sa famille de vivre dans le luxe, humiliation supplémentaire pour le protagoniste. Buvant le calice jusqu’à la lie, Noah sera même mandaté par sa femme pour accompagner son beau-père à une cérémonie littéraire honorifique. Infligeant à Noah le spectacle de son succès, Bruce se montre blessant à l’égard de son gendre qui n’a encore écrit qu’un seul roman et dont il sous-entend qu’il pourrait bien être le seul, lorsqu’il assène avec condescendance la maxime suivante : « everyone has one book in them, almost nobody has two » (s01e01). La structure binaire de la formule, le recours systématique aux antithèses et le présent gnomique disent assez la suffisance du personnage, pétri de certitudes et d’arrogance, et soucieux de maintenir sa suprématie. Pour le héros, Noah, il va donc s’agir à la fois de faire l’expérience d’une passion amoureuse (objet premier de sa quête, comme le suggère le titre de la série) mais aussi de trouver sa voie-voix en s’émancipant de toute forme de tutelle. À cet égard, il est révélateur que son premier roman ait été qualifié par les critiques de « derivative7 » (s01e01), jugement blessant condamnant les influences encore trop manifestes de ses modèles littéraires. Condamné à une période de suspension pour inconduite, aux côtés d’autres enseignants déviants, Noah, consigné dans la « rubber room », se verra ironiquement proposer Crime et châtiment par un compagnon de galère, pour tromper l’ennui (S01e10) mais il mettra plutôt à profit cette période probatoire pour écrire la plus grande partie de son livre. Loin d’être poussive, l’écriture est alors présentée comme un flux, régulier, continu et ininterrompu, l’écrivain noircissant sans effort page après page dans une séquence en forme de clip qui nous mène du chapitre 3 au point final du roman.
D’opposant à l’acte de création, Alison en est donc devenue l’adjuvant, ce qui justifie rétrospectivement le primum vivere auquel elle l’incitait. Cette invitation à l’amour peut certes se lire comme une absolution du père de famille, mais elle perpétue aussi le cliché de l’écrivain américain viril, à la Hemingway, « en proie à un corps à corps brutal avec le réel8 ». De fait, la liaison fournit à l’écrivain la matière de son deuxième roman, Descent, écrit avec une facilité déconcertante, comme il l’exprimera lui-même à plusieurs reprises en usant de la métaphore du flux presque involontaire : « it’s pouring out of me, actually » (s01e06). La quête de reconnaissance de Noah sera couronnée de succès, tant sur le plan commercial, son éditeur lui propose « something in the low 6 figures » (S01e10), que critique, puisqu’il sera salué comme « a new voice » par le New Yorker (s02e08). Malgré le caractère convenu de la formule, Noah aurait-il enfin trouvé sa propre voix?
La deuxième saison, plus noire et plus morale, aborde de front les effets du succès et les conséquences d’une liaison, une fois retombée l’euphorie des débuts. On y voit Noah, enseignant dévoué9, père de famille vertueux taraudé par la volonté d’être un homme bien10, devenir un phénomène éditorial, une figure médiatique, auréolée de scandale, « a bad boy of the literary world » (S02e08) mais aussi commencer difficilement un troisième roman plus ambitieux. S’il se désigne parfois ironiquement comme « the flavour of the week », sous-entendant que cet engouement ne saurait durer, cette lucidité lui fait souvent défaut. Significativement, son nouveau statut social menace même par moments de le faire ressembler au beau-père haï, comme le suggère son ex-femme Helen (« you’re acting just like my father »), qui le met en garde contre cette pente dangereuse où il s’engage, ivre du succès longtemps désiré (S02e08). À mesure que Noah se rapproche du modèle honni de son beau-père, ce dernier semble symétriquement se rapprocher de son gendre longtemps méprisé, en quittant lui-même sa femme, ce qu’il s’était interdit auparavant. On apprend à cette occasion qu’il avait dans sa jeunesse réussi à convertir son désir pour une étudiante en un livre. « I channeled it into my next book » (S02e08), révèle-t-il, usant ici implicitement d’une métaphore déjà identifiée, celle du flux et de son éventuelle canalisation par l’auteur, modèle de sublimation des désirs par l’art.
Étant donné l’inflexion prise par le destin de Noah, cette deuxième saison élargit aussi l’horizon de la série en faisant entrer en scène de nouveaux personnages, notamment des éditeurs, incarnés par deux figures : celles de Harry et d’Yvonne (directrice d’une grande maison d’édition), mais aussi une publiciste aux dents longues : Eden, la tentatrice, et un producteur hollywoodien, montrant ainsi la chaîne de production du best-seller en régime médiatique. C’est donc un tout autre aspect du métier d’écrivain qui est ici montré. La promotion du livre passe par des lectures, par des réceptions mondaines et par la participation à une soirée torride chez un producteur, toutes activités qui, malgré les apparences, feraient bel et bien partie de son travail : « This is work for me Alison, I know it doesn’t look like it but it is. » (S02e07). Véritable personnalité publique, l’auteur est à la merci d’une journaliste à scandale qui traquera ses secrets inavouables et s’empressera de publier en ligne le fruit de ses découvertes. Ce n’est là qu’une des manifestations de l’entrée de l’écrivain dans le temps du direct, dont témoignent aussi la prolifération d’écrans et la consultation compulsive d’ordinateurs, de téléphones et de tablettes qui signent, dans la deuxième saison, l’inscription de Noah dans le régime de l’information continue.
À la mondanité du petit milieu éditorial s’ajoute une forme déplaisante d’« entre-soi » et d’arrogance essentiellement dans les passages adoptant le point de vue d’Alison qui, précisément, ne fait pas partie des « book people » (S02e03) et se sent mal à l’aise dans ces « fancy book parties » (S02e11). En cela, elle trouve un allié en Robert, mari de l’éditrice, qui, comme elle, se sent mis à l’écart. La séparation entre les univers s’inscrit symboliquement dans l’espace du plan lorsqu’après un dîner chez leurs hôtes, Alison, les bras chargés d’assiettes sales11, voit l’éditrice s’éclipser avec Noah dans son cabinet de travail pour parler du livre qu’il est en train d’écrire (et qu’il ne l’a encore jamais autorisée à lire).
Loin d’une vision idéale de l’écrivain, en proie à des dilemmes exclusivement esthétiques, le milieu représenté est passablement mesquin. Les critiques y sont écoutés comme des augures, les auteurs se jalousent entre eux (un article de Vanity fair, laissant entendre que sa belle-mère aurait écrit dans l’ombre une bonne partie de l’œuvre de son beau-père, rend Noah littéralement euphorique12). Les réceptions mondaines permettent à un milieu clos de s’auto-alimenter et de s’auto-citer : on y apprend ainsi que les maisons de vacances de tout ce petit monde sont aussi contiguës qu’à New York et l’on glisse négligemment dans la conversation les noms d’écrivains connus, comme Jonathan Franzen ou encore Philip Roth, lequel serait jaloux des éloges réservés à Noah.
Le monde de l’édition est surtout présenté comme une forme d’industrie, aux antipodes du sacre de l’écrivain. L’éditeur de Noah presse ce dernier de publier quelque chose rapidement, avant de se faire oublier du public, d’ici Noël ou la Saint-Valentin, suivant un calendrier purement commercial, au lieu de s’échiner vainement sur un hypothétique troisième roman satisfaisant son ego d’auteur mais qu’il s’avère incapable d’écrire. Harry suggère ainsi une suite à Descent qui pourrait s’appeler Ascent, suivant un schéma rédempteur éprouvé. Se défendant d’être Danielle Steel, le romancier offensé se refuse à écrire une « sequel » de son œuvre, suivant la logique qui prévaut par exemple dans l’écriture commerciale ou, a fortiori, dans la production télévisuelle et cinématographique. Toutefois, la rencontre avec le producteur de Hollywood (S02e09) le montre prêt à certains compromis en vue de l’adaptation de son livre à l’écran. Clairement, le producteur Rodney Callahan est d’ailleurs plus attiré par l’auréole de scandale qui accompagne Descent que par ses qualités intrinsèques : « I love your book but also the shit you have stirred »; et il salue son audace, à l’ère du politiquement correct. La filiation littéraire hétéroclite dans laquelle il inscrit le protagoniste, allant de Henry Miller à Norman Mailer, dont il serait le « literary son », en passant par Nabokov, révèle d’ailleurs que c’est surtout le caractère scabreux du sujet qui l’intéresse, le sexe étant le plus petit dénominateur commun entre ces auteurs.
Si The Affair dresse ainsi le portrait acerbe d’un milieu littéraire, tout aussi vénal et mondain — mais plus snob — que celui de Hollywood (revanche malicieuse des scénaristes?), le choix d’un personnage de romancier informe aussi en profondeur une série où tout est affaire de récits et de mots.
Une série centrée sur les récits et sur le langage
Qui parle? à qui? comment? qui est autorisé à le faire? Dans The Affair, la question de la narration est centrale et elle est même au principe de la série, dont le dispositif original fait alterner les points de vue d’Alison et de Noah dans la première saison. Si la synchronie originelle (chaque épisode racontant rigoureusement les mêmes faits de deux points de vue différents) est progressivement abandonnée, à partir de la deuxième saison, les points de vue de leurs anciens conjoints, Cole et Helen, offrent encore de nouvelles versions et achèvent de mettre en crise l’illusion d’une vérité unique et univoque. Le prétexte scénaristique au dévoilement de ces vérités est l’enquête menée sur la mort du frère de Cole, Scotty Lockhart, dont est accusé Noah, et qui constitue le récit-cadre de la série. Procédé classique13, l’enquête policière génère ainsi dans la saison 1 un vaste mouvement d’anamnèse. D’autres récits s’y ajoutent, dans la saison 2, notamment dans le cadre du procès et du divorce de Noah. Mais le grand récit de cette liaison est évidemment le roman de Noah, lui-même, Descent, qui ne nous est pas donné à lire mais dont nous entendons çà et là quelques passages lors de lectures publiques ou privées, et dont le contenu fournit des indices au détective (son exemplaire de Descent, apparaît ainsi abondamment annoté, S01e07). Enfin, Noah et Alison seront aussi amenés, dans d’autres contextes, à narrer leur rencontre, par exemple à leur hôtesse, l’éditrice Yvonne qui, dans la saison 2, accueille Noah pour qu’il termine son roman dans le cadre idyllique de Cold Springs. Il s’agit toujours de raconter comment tout a commencé : « how it began » (s01e01) et par deux fois, Alison confère à ses récits une forme de littérarité parodique, tantôt en imitant le style du conte pour enfants « On a dark and stormy night… », tantôt en usant de clichés romantiques, lors du récit fictif qu’elle fait à Yvonne de leur rencontre, située imaginairement dans un phare, à défaut de pouvoir être livrée toute crue. Noah souligne d’ailleurs avec ironie le caractère presque irréel de cette version et, en privé, il lui reprochera plus tard sèchement d’avoir inventé « this romance novel version of how we met » (s02e03), disqualifiant ainsi Alison comme narratrice. Dans ce même épisode, il est significatif qu’à la question de savoir ce qu’elle pourrait bien faire de sa nouvelle vie, Alison se soit déjà vu répondre, selon une répartition stéréotypée des rôles : « you’d be my muse ».
Si la question des commencements est centrale, celle de la fin l’est tout autant. Elle oppose en effet Noah à son éditeur et suscitera des disputes bien réelles avec Alison. Après avoir originellement prévu de tuer son amante encombrante dans son roman (façon Matchpoint de Woody Allen), il se ravise, puis finit par se résoudre à cette fin, jugée « inévitable » par les éditeurs, qui lui rappellent par deux fois ce précepte des manuels d’écriture que toute bonne fin doit découler naturellement de ce qui précède ( « The ending should flow, it should feel inevitable », s02e03). En l’occurrence, l’issue fatale de cette liaison est inscrite dans le titre même de son roman, Descent. La réticence de Noah s’explique sans doute par des motifs extra-littéraires (refus de blesser Alison, crainte superstitieuse que cette fin tragique ne pèse sur sa propre histoire d’amour?) et il s’en défendra plus tard en alléguant le fait que son éditeur l’y a forcé : « Harry made me write that ending. He wouldn’t accept the book until I changed it ». Dès lors, il n’est peut-être pas anodin que, symboliquement, ce soit un bar appelé « The end », que Noah prétendait ne pas connaître mais qu’il évoque dans son roman, qui constitue un indice déterminant menant l’enquêteur à son inculpation. La fin serait-elle décidément le péché originel de Noah?
Au sein de ces récits, le langage fait l’objet d’une attention toute particulière, ce qui n’étonne pas de la part de Hagai Levi, auteur d’une série sur la psychanalyse (In treatment), qui reconnaît volontiers le rôle prépondérant de la parole dans sa vie et sa culture14. Le fait de mettre ici en scène un écrivain justifie à nouveau un travail particulier sur les mots et sur leur usage, dans plusieurs dialogues à dimension métalinguistique. Noah démasque ainsi l’hypocrisie de ses beaux-parents pour lesquels « pragmatism equals money » (S02e03). L’euphémisme est crûment remplacé par ce qui, selon lui, est leur unique préoccupation : l’argent. Plus loin, pourtant, le tournant pris par sa carrière mènera Noah dans une soirée décadente, organisée par un producteur hollywoodien. Son ami Max qu’il y croisera par hasard, devant une table tapissée de cocaïne, s’étonnera alors de l’acception large conférée par le romancier au terme « business » : « Business? is that what you’re calling it now? » (S02e09).
Noah n’échappe pas non plus à une forme d’hypocrisie lors des nombreuses discussions tournant aussi autour de la désignation de l’adultère. À Alison qui lui reproche de la reléguer au rang de « mistress », il proposera le terme de « concubine » et, lors de ses aveux à sa femme, il qualifiera ainsi sa liaison de « fling », terme moins sérieux que « affair » qui aurait pourtant été plus adéquat, comme l’atteste le titre même de la série15. En retour, Helen, la femme délaissée, s’insurgera contre le terme juridique par lequel son avocat désigne constamment Alison lors du divorce : « paramour » (S02e04), substantif désuet hérité de l’Ancien français, qu’elle juge sans doute trop poétique pour ce qu’il désigne. Des termes bien moins châtiés ( « fuck buddy ») sont alors proposés en lieu et place de ce pittoresque vocable.
Les jugements portés sur son livre sont évidemment aussi l’objet d’une attention toute particulière de la part de Noah : « masterpiece » pour les uns, Descent ne serait pour d’autres que « porn by another name » (S02e08), formulation qui suggère à nouveau la mise au jour d’une forme d’imposture langagière. Enfin, la réflexion métalinguistique, au cœur de la démarche thérapeutique, est explicitée par le personnage de la psychanalyste, lors de l’épisode qui amène Noah à évoquer son nouveau livre et ses préoccupations. Elle lui fait ainsi remarquer qu’il use des mêmes termes, « big, significant, great », pour désigner le personnage de son nouveau roman, héros de la Seconde Guerre mondiale mais exécrable mari, et le livre qu’il aimerait écrire. Ce protagoniste constitue de fait un évident support de projection, Noah s’étant persuadé, à grand renfort d’exemples littéraires, qu’on ne peut concilier une vie morale et une œuvre artistique ambitieuse. Si les récits prennent une telle place dans cette série, ce n’est pas seulement en vertu de leur fonction réflexive mais bien aussi parce qu’ils sont générateurs de nouvelles péripéties. Né d’une liaison narrée dans la première saison, le roman Descent aura en effet à son tour des conséquences bien réelles dans la vie des personnages présentée dans la deuxième saison. Ce faisant, la série thématise la manière dont la fiction puise dans le réel mais aussi dont elle rejaillit sur lui.
Du réel à la fiction, et retour
Qui prend la plume laisse une trace. Loin d’être coupée du réel, l’écriture possède une valeur d’attestation et elle n’est jamais anodine. Hors du contexte littéraire, un épisode en dit long à cet égard, lorsqu’il est question pour Whitney, la fille aînée de Noah, d’écrire une lettre d’excuses à une jeune lycéenne qu’elle a contribué à harceler sur les réseaux sociaux et qui vient de commettre une tentative de suicide. Pour se prémunir des suites légales que pourrait prendre cette affaire, ses grands-parents lui déconseillent de laisser une trace écrite, raisonnement pragmatique accueilli froidement par sa fille, ce qui horrifie Noah dans sa volonté de transmettre des valeurs à ses enfants (S01e05). Le romancier emmènera finalement sa fille présenter verbalement ses excuses.
La deuxième saison de The Affair s’emploie en grande partie à réfléchir aux conséquences de l’écriture et plus largement à la vaste question des liens entre le réel et la fiction. Le roman Descent est en effet nourri de la liaison de Noah et le rapport à cette source d’inspiration, un peu trop transparent, est à l’origine de nombreux conflits avec son entourage, qui y voit unanimement un roman à clé à peine chiffré (l’ami de Noah, Max, se rit de l’artifice et appelle avec insistance l’héroïne « Alison » au lieu de « Lana » S02e09). Cette exploitation du réel par la fiction cause de réelles blessures. Whitney se dit ainsi offensée de ne pas figurer dans le livre de son père, alors que Cole y est, ce qui est interprété différemment par les deux personnages en question : la jeune fille croit y déceler le manque d’importance que lui accorde son géniteur, quand l’ex-mari d’Alison y voit la volonté paternelle de la protéger. Il y aurait en effet un risque à entrer dans la fiction de l’écrivain. Concrètement, ce même Cole en subit les très réels effets en constatant que les petits trafics auxquels il se livre sont exposés au grand jour dans Descent, mais il va surtout y découvrir l’infanticide commis jadis par son grand-père, lourd secret de famille qui éclatera ensuite. La mère de Cole, continuatrice des grands récits bibliques et tragiques sur un mode dégradé, interprète de la sorte la malédiction qui frapperait les enfants de la famille, privés de descendance, comme si la faute originelle de l’aïeul n’avait cessé de rejaillir sur les générations suivantes.
Mais ce sont surtout les femmes de Noah qui font les frais d’un roman par trop autobiographique. Helen, l’épouse bafouée, est meurtrie par le livre, même si, par délicatesse, Noah renonce à lire la scène érotique de la douche, que lui suggérait sa chargée de communication, quand il l’aperçoit dans le public d’une de ses lectures (S02e08). Quant à Alison, première victime de la réception trop primaire du livre, elle essuie les regards appuyés, voire la réprobation, des lecteurs de Descent, qui livrent d’elle un portrait dans lequel ne se reconnaît pas la femme fragile et endeuillée qu’elle est. « It’s not me! », se récrie-t-elle en évoquant le personnage dépeint par Noah comme une femme fatale à laquelle aucun mariage ne saurait résister ( « she was sex, the very definition of it »), version qui est aussi celle de Noah dans les scènes adoptant son point de vue. Cité à plusieurs reprises, ce passage lui coûte son emploi d’assistante auprès de leur hôtesse, l’éditrice, mais explique surtout la froideur nouvelle qu’elle sent naître chez cette dernière après la lecture du manuscrit.
La question de la fin du livre fait aussi retour avec insistance : du temps où le personnage inspiré d’Alison n’y était pas assassiné, Noah s’en servait comme d’un argument pour la rassurer ( « It’s a happy ending! » S02e06), ce qui semblait valider implicitement l’idée d’une continuité entre le réel et la fiction. Mais, quand il change finalement le dénouement de son livre et décide de tuer le personnage féminin, il se défend cette fois en arguant du fait que ce n’est que de la fiction : « it’s fiction, it’s not you, it’s not me » (S02e06). L’argument est donc à double tranchant et sert surtout à Noah à justifier ses choix. Ce dernier penche généralement pour la liberté créatrice de l’écrivain mais utilise occasionnellement le fond autobiographique du livre, quand cela sert ses desseins, notamment à des fins publicitaires quand il est question d’exploiter les éléments biographiques pour promouvoir le livre : « of course it’s based on true events », admet-il alors (S02e07). Consciente de toutes ces ambiguïtés, Alison exclut toute mise à distance du réel par la fiction, et reproche à Noah de l’avoir tuée ( « you killed me! »), sous-entendant que le roman pourrait bien révéler les désirs inconscients de l’écrivain. Se confirme ici une remarque de l’éditrice, selon laquelle : « It’s a horrible thing to live with a writer, all their secret worlds, their fantasies » (S02e02). De fait, l’écriture de la nouvelle fin du livre est mise en scène de telle façon qu’elle ne lui donne pas vraiment tort. L’enchaînement des faits est implacable dans l’épisode où Noah se résout à tuer le personnage féminin (S02e06). Alison vient de lui apprendre qu’elle est enceinte et l’on voit dans la séquence suivante Noah réécrire la fin du livre à la faveur d’un montage alterné montrant tantôt l’écrivain au travail, tantôt de brèves images du meurtre fictif d’Alison (car l’héroïne du roman a évidemment ici les traits de la même actrice).
Après avoir tapé le mot « fin » sur son clavier, il reçoit un appel de son éditeur Harry qu’il informe de manière laconique que c’est fait : « it’s done! », réplique qui fait écho à d’innombrables scènes de films policiers où le tueur à gages informe de la sorte le commanditaire du crime qu’il s’est acquitté de sa sinistre mission. De fait, cette fin répond en partie à des intentions vénales, puisque l’éditeur refusait de publier le roman dans son autre version — du moins est-ce la façon dont il présente la chose. En même temps, il s’abrite ici derrière la volonté de son éditeur pour justifier une fin difficile à assumer sur le plan humain mais qui s’imposait à lui sur le plan littéraire16.
Enfin, la série aborde, quoique sans s’y attarder, la question de la volonté de contrôle du romancier hors du cadre de sa fiction. Toute la deuxième saison traite en effet de la confrontation de Noah au réel et notamment de sa vie avec une nouvelle femme qui lui échappe, une fois sortie du cadre fantasmatique de la liaison interdite17. Et la muse de s’insurger : « I’m not living in your book, you can’t control me! » (S02e06). De fait, ce que montre bien le dispositif narratif original de la série, c’est que la mise en récit ne s’exerce pas dans le seul cadre de la fiction mais qu’elle est constitutive de notre expérience du réel. Outre le roman qu’il a rédigé, le personnage de Noah a en effet construit un récit fantasmatique de sa liaison, que nous donne à entendre le récit-cadre, et qui se heurte constamment au récit contradictoire d’Alison, révélant au spectateur en effet à quel point chaque personnage fait l’objet d’une construction fictionnelle de la part des autres.
* * *
Lors de sa première rencontre avec l’éditeur de son beau-père (S01e03), Noah est amené à présenter ce qui deviendra son roman à succès, Descent. Il évoque tout d’abord son ambition sociologique et culturelle (« It’s about the death of the american pastoral, how the authenticity of a small tourist town […] becomes a parody of itself ») puis le thème du livre et ses personnages : une histoire d’amour entre « a small town girl and a guy from the city ». Enfin, à l’objection de l’éditeur (« I’ve read it before. How is it different? »), il greffe à cette trame amoureuse une intrigue policière (« He kills her in the end »), obtenant ainsi l’effet escompté (« OK, now I’m interested »). Ce passage, qui résume non sans malice les ingrédients nécessaires à une bonne fiction, prend une évidente dimension réflexive dans le cadre de la série The Affair, qui exploite précisément ces trois composantes18.
En exposant ainsi un écrivain aux réalités crues du monde éditorial, peut-être la série cherche-t-elle aussi à montrer que le gouffre qui séparait un temps la littérature des productions culturelles médiatiques s’est considérablement réduit, et qu’entre les deux mondes, les points de rencontre sont nombreux, comme l’atteste le parcours de Sarah Treem, diplômée de Yale en écriture dramatique, devenue co-scénariste de cette série. Cette dernière se projette d’ailleurs clairement dans son personnage, affirmant en interview : « Noah is me19 », reprenant la célèbre phrase attribuée à l’auteur de Madame Bovary. Le choix du personnage d’écrivain, en proie à des conflits essentiellement internes, permettant une réflexion sur les récits et une attention particulière au langage, est donc tout sauf anodin. Largement méconnus du grand public au cinéma20, où c’est le réalisateur qui, depuis les années années 60, est assimilé à l’auteur, les scénaristes impriment leur griffe aux séries, medium en plein essor et en quête de reconnaissance. Dans ce contexte, on comprend leur prédilection pour un personnage comme celui de Noah Solloway, à la fois générateur de récit et possible miroir pour des auteurs en quête de visibilité, de reconnaissance et d’incarnation.
- 1. Même si, dans ce dernier cas, la représentation de la figure de l’écrivain est plus complexe et sert les ambitions d’autolégitimation de la série, comme le montre Sarah Sepulchre dans l’article qu’elle consacre à Californication au sein du présent dossier.
- 2. C’est là, on le sait, un sujet omniprésent chez Woody Allen mais ce thème est aussi traité, par un autre biais, dans Swimming pool de François Ozon, par exemple.
- 3. « Pour chaque sujet, j’ai la conviction qu’il existe une forme particulière qui m’attend quelque part et que je dois trouver. Certains aiment raconter des histoires, moi, je suis plus obsédé encore par la façon de le faire. » (Jarry, 2015.)
- 4. Pour le producteur exécutif Jeffrey Reiner, « It’s no mistake that one of the narrators is a writer. So storytelling and how you choose to tell a story is everything. It’s a novelistic approach. In novels, you can be nonlinear, you can be much more subjective. But we really don’t care what’s right or wrong. » (Bernstein, 2015.) Dans ce cadre, le fait que le protagoniste soit écrivain pourrait ajouter à la suspicion qu’il soit un « unreliable narrator », mais la série The Affair n’explore pas vraiment cette piste, le point de vue de l’écrivain ne semblant pas plus qu’un autre sujet à caution.
- 5. Son beau-père évoque lui aussi cette tentation (il s’épuisait, quant à lui, sur les courts de tennis) mais ne manque pas de donner une nouvelle leçon à son gendre en expliquant que, contrairement à lui, il a su donner la priorité à son travail (S01e03).
- 6. Ce faisant, on observe un phénomène de vases communicants évoqué par Alain Boillat (2010).
- 7. Dans une interview sur les différentes formes d’écriture qu’elle pratique, Sarah Treem, qui est à la fois dramaturge et scénariste, explique significativement que le qualificatif « derivative » équivaut à une forme de condamnation dans le domaine de la création littéraire alors que, selon un principe rigoureusement inverse, la production filmique valorisera des scénarios qui en rappellent d’autres (Littlefield, 2014).
- 8. Voir l’opposition cocasse et caricaturale entre écrivains américains et européens que propose le Dictionnaire des personnages de cinéma (Horvilleur, 1988) : « Écrivain : Alcoolique tapant à la machine à l’aide de deux doigts… Dans le Vieux Monde, une tradition de la littérature contemplative et élitiste, héritée des modèles de la NRF de Gide à Valéry, propose une galerie d’écrivains saturés de culture. Ces esthètes sont tourmentés d’une inéluctable coupure avec le réel. […] Outre-Atlantique, au contraire, les romanciers sont en proie à un corps à corps brutal avec le réel. Une vieille Remington pourrie, les lettres de refus des éditeurs, quelques derniers cents en poche sont le lot quotidien de ces héros solitaires. » Voir également le commentaire qu’en donne Trudy Bolter dans l’introduction de son livre, Figures de l’écrivain dans le cinéma américain (2001).
- 9. Il explique par téléphone la différence entre métaphore et comparaison à un de ses élèves, avant de se rendre à son interrogatoire (S01e04)!
- 10. Il lui importe d’être « a good person » quand Alison ne croit plus en une notion aussi manichéenne (S01e04). De manière tout aussi schématique, son ami Max est dépité de le croiser lors d’une soirée décadente et de le trouver si arrogant : « You were supposed to be the good guy » (S02e09).
- 11. Similairement, c’est dans l’espace de la cuisine que trouvera aussi refuge cette ancienne serveuse lors d’une réception mondaine célébrant le succès éditorial de Noah.
- 12. « I’ve never seen you that happy in twenty-five years! », ironise sa femme (S01e07).
- 13. Le terme de procédé n’est pas ici fortuit. Comme le rapporte Hagai Levi, « On aurait pu avoir recours au thérapeute à qui on raconte son histoire, mais on l’avait déjà fait; donc l’interrogatoire policier semblait un bon moyen. » (Delahaye, 2014.)
- 14. « Je suis né là-dedans. Les mots, c’est toute ma vie. La religion juive est toute entière tournée vers les mots, l’analyse des textes. Ce n’est probablement pas un hasard si Freud était juif. Dans la religion juive comme en psychanalyse, il est question de la même chose : d’interprétation », affirme le scénariste (Jarry, 2015). Au-delà du cliché culturel, ces questions semblent étroitement liées pour Hagai Levi, qui a reçu une rigoureuse éducation religieuse, avant de s’en détourner, et raconte avoir initialement pensé faire du personnage de Noah un rabbin. Un tel choix, sans doute abandonné pour son particularisme, aurait mis l’accent sur la question morale, quand celui de l’écrivain déplace l’enjeu vers la question de la création. De l’un à l’autre, toutefois, la question du langage et de l’éthique demeure centrale.
- 15. Selon le Urban dictionary, le terme désigne « a deliberately short-term sexual relationship between two people. Longer than a one-night stand, not as serious-sounding as "affair", more frankly physical than the discreet or twee "dalliance", the word has the associations of a much-needed sexual relief from stress, worry or hangups […]. » (KOFI, 2003.)
- 16. Ironiquement, Noah sera d’ailleurs amené, à nouveau par des impératifs commerciaux, à revenir à une fin non violente pour complaire au producteur hollywoodien qui entend adapter son œuvre avec George Clooney dans le rôle principal, ultime signe que le réel et la fiction sont étroitement chevillés l’un à l’autre dans cette série.
- 17. Significativement, le scénariste évoque comme point de départ la fin du film The Graduate, de Mike Nichols (1967) : « I always had the image of that scene […] where they are sitting and looking at one another — and what now? We’ve done all of this, but what now? » (Shiloni, 2014.)
- 18. En outre, comme dans le projet de Noah, l’enquête criminelle motivant le récit a été ajoutée après coup, ce que reconnaît volontiers le scénariste Hagai Levi (Langlais, 2014).
- 19. Affirmation suivie d’une intéressante précision, rappelant la singularité du mode d’écriture sériel et la difficulté à en identifier un auteur : « I think the whole writers’ room feels that way » (Bernstein, 2015). Sur la question de l’auctorialité dans les séries, voir Steiner (2015).
- 20. À quelques exceptions notables comme celle de Charlie Kaufmann, étudié par Gennelle Smith (Smith: 164-177).