On sait que Rainer Werner Fassbinder a un jour puni un amant qui avait accepté un rôle dans l’un de ses films et l’avait ensuite quitté, en faisant détruire les négatifs de deux semaines de tournage stockés dans le laboratoire.
Toutefois, comme dans le conte du chasseur qui est chargé de tuer l’enfant royal mais qui se contente de l’abandonner, le confiant à une biche, parce qu’il ne peut se résoudre à tuer ce bel être vivant (ramenant le cœur d’un animal pour prouver qu’il l’a tué), l’employé du laboratoire chargé de l’entreprise de destruction ne détruisit pas réellement les rushes, mais les entreposa dans une cave voûtée qui, selon lui, était assez sèche pour servir d’entrepôt à des boîtes de négatifs. Il inscrivit sur les boîtes un descriptif fantaisiste. Plus tard, il changea de profession et d’adresse, et il est aujourd’hui injoignable.
– Le fit-il parce qu’il est si difficile de détruire une pellicule 35mm? Le matériau est difficile à brûler. On ne peut pas non plus le broyer ou le découper facilement. Est-ce la paresse qui sauva le matériau?
– Il est très difficile de détruire un tel matériau cinématographique. Le temps peut le détruire. Un stockage inadéquat également. Mais en réalité, il n’est pas destiné à la destruction.
– Ou bien l’employé du laboratoire était-il conscient de la valeur? Deux semaines de production de Fassbinder! C’est un morceau d’histoire du cinéma! Peut-être qu’un jour, si Fassbinder éprouve des regrets, se réconcilie avec son amant et se met en quête du matériau, l’employé touchera une récompense?
– Il a effectivement une certaine valeur. Aujourd’hui, un tel fragment de l’œuvre de Fassbinder aurait une valeur marchande incommensurable. À l’époque, peut-être pas encore.
– Et comment a-t-on trouvé la pellicule?
– Quand on a vidé la cachette.
– Comment sait-on qu’il s’agit de bobines de Fassbinder?
– La date de la livraison est inscrite sur les négatifs. Sur les rushes, on aperçoit brièvement Fassbinder en train de mettre en scène. L’opérateur avait allumé la caméra par erreur.
– Que savait-on du conflit avec l’acteur en raison duquel les rushes devaient être détruits?
– Ce point n’a pas fait l’objet de recherches.
– Que pouvait-on voir sur les rushes?
– Il s’agissait d’un film dans le film, qui avait finalement atteint une durée de 25 minutes. Durant ses tournages, lorsqu’il était inspiré, Fassbinder tournait aussi de nouveaux films.
– Par calcul?
– Exactement. Le deuxième film était payé par le calcul du premier.
Le sujet de ce film était le suivant : on pose la tête d’un blanc assassiné en 1944 sur le corps d’un homme-médecine indien. L’homme-médecine se venge ensuite d’une des familles britanniques dont les ancêtres avaient jadis décimé sa tribu indienne1. L’issue de l’action et les liens dramaturgiques ne pouvaient pas être déduits du fragment.
– Fassbinder aurait-il relié les parties à l’aide d’un commentaire?
– On ne le sait pas. En tout cas, le matériau n’était pas conçu pour que tout soit mis en image. Ainsi, on ne voit pas comment la tête du blanc est posée chirurgicalement sur le corps de l’homme-médecine. De ce processus on ne voit guère qu’une photo dans la main de l’acteur principal.
– L’acteur principal est l’homme-médecine?
– Non, c’est un membre de la famille dont l’homme-médecine se venge.
– Qu’advient-il des rushes?
– Ils appartiennent à la personne qui les a trouvés. Jusqu’à présent, il n’en a pas disposé.
– Qui était-il?
– Un entrepreneur en bâtiment chargé de l’évacuation du dépôt.
– Pourquoi n’a-t-il pas encore décidé du sort de sa trouvaille?
– On ne sait pas si c’est lui ou son assistant étudiant qui doit être considéré comme le trouveur.
– Y a-t-il une dispute à ce sujet?
– Non, mais l’entrepreneur et son assistant étudiant étaient apparemment en couple. Leur relation ne doit pas être révélée au grand jour, ce qui bloque la résolution de la question : qui est en définitive le trouveur, et qui peut disposer du matériau?
– Comme déjà chez Fassbinder. Une malédiction semble planer sur cette histoire.
– En tout cas, son intrigue est étrange.
Traduit de l’allemand par Jeremy Hamers et Céline Letawe.
Publié avec l’aimable autorisation de l’auteur.
- 1. Note de la rédaction : Les termes « indien » (Indianer) et « tribu indienne » (Indianerstamm) font ici résonner des représentations construites et stéréotypées qui ne reflètent pas la diversité des expériences et des identités autochtones.