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Dossier sous la responsabilité de
David Martens
Pauline Nadrigny
Vol 9 No 2
Novembre 2024

Гріє рідне село
Тишиною лугів
І роздоллям небес
І піснями гаїв
 
Village où je suis née, ta chaleur,
Le silence des prairies
Et l’étendue des cieux
Et les chansons dans tes bosquets

 
Chant traditionnel ukrainien1

Un pays au nom d’absinthe

Le pays dont nous étudierons ici le portrait sonore n’est pas sans poser problème : c’est un pays qui semble d’abord perdu, vidé, condamné, contaminé. Un pays qui restait, jusqu’à récemment, une zone d’exclusion. Un pays que nous redoutons : nous redoutons ce qui s’y trame, sourdement, ce qui s’y tapit, comme une force obscure, opaque, et qui pourrait nous détruire. Nous redoutons le fait même qu’il existe encore, alors que nous menons nos vies loin de lui. Un pays que l’on a voulu faire très lointain, au point d’imaginer que les nuages qui le traversaient ne parvenaient pas jusqu’à nos propres cieux. Un pays qui cristallise maints problèmes, maintes tensions : géopolitiques, économiques, énergétiques, écologiques.

Pourtant, certains s’y rendent, y retournent : pour constater et figurer ce qui s’y trame, nous le donner à voir et à entendre, à sentir et à connaître. Mais aussi, plus simplement, pour y vivre. On y vit parce qu’il le faut bien pour contrôler le danger qui y réside, et qui y restera pour des dizaines de milliers d’années. On y vit, aussi, parce que c’est là pour certains un foyer. Étrange foyer, où l’on a longtemps pu n’être que squatteurs, habitants clandestins. Ces derniers sont les samoseli, terme qui désigne en ukrainien, en russe et en biélorusse, sous des formes légèrement différentes, les squatteurs, mais surtout les « revenants », revenus parce que trop attachés à leur ancien foyer, trop âgés pour en changer, parfois inconscients du danger invisible, intangible auquel ils s’exposent.

Beaucoup, dans ce pays, est affaire d’oubli. Nous souhaiterions l’oublier, comme ce qui s’y est produit. Et nous souhaiterions, tout autant, oublier qu’il s’y passe encore des choses, que la vie s’y poursuit, malgré tout. Le cœur de ce pays ne porte-t-il pas, en russe, le nom d’une plante, l’absinthe, qui pourvoit, dit-on, un tel oubli : tchernobylnik? Nous écoutons ce pays et constatons qu’il bruit encore, que son silence, comme tout silence, est chargé de sons.

Les arts de Tchernobyl. Le portrait contre le spectacle

Peter Cusack, Sounds From Dangerous Places (2012)  
Couverture de Sounds From Dangerous Places, ReR Megacorp, 2012, 90 p.  
Photographie par Peter Cusack  

Les arts se sont massivement intéressés à Tchernobyl. Le but de cet article n’est pas de commenter les nombreux projets artistiques et documentaires qui se sont attachés à revenir à Pripyat et dans les communes avoisinantes2. Je me pencherai ici, plus spécifiquement, sur le portrait qu’en proposa Peter Cusack dans un disque important dans l’histoire de l’enregistrement de terrain, Sounds From Dangerous Places (2012). Il s’agira ici de se pencher sur le volume de cet album consacré à son enquête de terrain sur ce que l’on appelle la « zone d’exclusion », ou plus précisément la « zone d’aliénation de la centrale nucléaire de Tchernobyl ». Le terme « zone » désigne l’étendue géographiquement délimitée, mais sa neutralité n’est qu’apparente : la zone est aussi ce que l’on doit gérer et le terme évoque une approche objectivante et politique de ce territoire. Cusack parle quant à lui de lieux, d’endroits (places) : entendre, là où nous pouvons aussi nous trouver, en contraste avec le vocabulaire déshumanisant de la zone. S’agirait-il, par l’écoute, de faire de la zone un pays? Pour envisager une réponse à cette question, nous devons prendre en compte ce que l’écoute et l’enregistrement font à la zone.

En nous penchant sur ces pistes, nous constaterons que le son apporte des éléments que le visible ne permet pas de thématiser, de connaître et d’abord de percevoir, et qu’il est un sensible particulièrement pertinent pour appréhender la question de la contamination radioactive d’un territoire. Mais à ce thème écologique, j’en adjoindrai un autre, qui ressort des rapports entre environnement sonore et portrait, pris au sens pleinement anthropologique du terme. En effet, Peter Cusack ne se rend pas sur un territoire vide de toute vie. Comme de nombreux artistes, ethnographes, journalistes avant lui, il rencontre les samoseli, humains et non-humains, écoute la zone d’exclusion et constate que la vie continue à Tchernobyl. S’il reconduit sur le plan sonore des démarches entamées dans le champ des arts visuels, son approche se déploie dans le médium acoustique contre les tendances spectaculaires de la photographie ou du film, en déjouant l’imaginaire paysager de la catastrophe écologique.

Le travail sonore de Peter Cusack, artiste sonore né en 1948 au Royaume-Uni et résidant à Berlin, donne à entendre et à comprendre autrement un territoire dont l’identité tient à la persistance des individus qui y habitent. Sounds From Dangerous Places est loin d’être le seul projet que Cusack consacre à l’exploration sonore des territoires (zones industrielles, espaces naturels et urbains). Son projet « Favorite Sounds » (2001, 2007, 2022) mené dans plusieurs villes (Pékin, Londres, Berlin) consiste ainsi en une étude, sous forme d’entretiens, d’enregistrements et d’installations sonores, des relations que tissent les individus avec leur environnement, et de la manière dont l’expérience acoustique contribue à leur sens d’appartenance à un lieu. Le projet, dont Tchernobyl constitue le premier volume, exprime le même intérêt de la part de Cusack. Mais il le fait porter sur un espace problématique, car tour à tour habité, évacué et réinvesti par différents acteurs, dont des habitants au statut indécis. Dans Sounds From Dangerous Places, Cusack poursuit ainsi une recherche sur l’apport original du sonore dans la compréhension des relations de l’être humain à son environnement.

Cette originalité se pense d’abord en contraste avec l’information visuelle, ce qui est particulièrement remarquable dans le cas des sons de Tchernobyl. On pourrait en effet dire que, paradoxalement, nous avons beaucoup vu Tchernobyl, peut-être trop : cette destination n’est-elle pas devenue particulièrement prisée par ceux qui pratiquent ce que l’on nomme aujourd’hui le « tourisme noir » (Foley et Lennon, 1996)? Si ce terme désigne une fascination pour des lieux à la sombre charge historique, sa pratique va jusqu’à induire, dans ce cas, une prise de risque — imaginaire, puisque les niveaux de radioactivité relevés dans les zones visitées ne représentent pas un réel péril pour de telles durées d’exposition.

Or, en regard de l’irritation que pourraient susciter cet engouement trouble et la spectacularisation d’un lieu mortifère, le travail de Peter Cusack est tout fait singulier. Et cela tient au médium même qui est le sien — le son, que l’on écoute et que l’on enregistre —, et à sa manière de situer ses prises dans un environnement dont le peuplement, l’habitat (humain et non-humain), n’est plus oblitéré. Et ces deux aspects coïncident dans l’expérience même du sonore : écouter, c’est révéler une présence, celle de l’habitant qui continue de tramer son existence, malgré l’évidement apparent d’un territoire. Jouer le son en contraste avec (plutôt que contre) l’image, c’est ici, risquerons-nous, affirmer la vocation du microphone à révéler la singularité des vies, des trajectoires individuelles, des histoires et des identités, à l’inverse d’une esthétique paysagère du sublime catastrophique ou d’une dramaturgie outrée (on pensera à la mini-série Chernobyl, de Craig Mazin produite par HBO et Sky en 2019). Peter Cusack, à l’instar d’autres artistes contemporains, nous livre une approche différente, donnant à entendre cette zone de nouveau ouverte à notre écoute : sons de la nature, donc, mais aussi sons des activités humaine, énergétique, technologique, sociale, affective et mémorielle.

Mais avant d’en venir à cette étude, je ferai d’abord un détour par un autre portrait sonore de pays, qui nous reconduira à Pripyat spécifiquement par cette avenue : que signifie exactement « revenir » au pays — revenir dans un pays interdit, un pays qui pour certains est un foyer? Et pourquoi le son se révèle-t-il essentiel pour traiter ce problème du retour?

Nostalgie sonore

Le problème du samoseli est que le retour n’en est jamais strictement un, qu’il n’y a pas de retour possible. Comme le souligne l’historienne de l’art Céline Flécheux :

Le geste de revenir repose sur une asymétrie fondamentale avec le départ : non seulement le premier ne se superpose pas au second, mais il ne fait pas l’objet du même traitement. Les bibliothèques sont pleines de récits de voyages, de conquêtes de nouveaux territoires, d’aventures et de dépaysements multiples, mais peu évoquent le retour […]. (2019)

Le moment inaugural de la littérature occidentale est un tel récit de retour asymétrique, celui de l’Odyssée. Et avec cette asymétrie et cet exemple se pose une autre question, plus douloureuse que celle du voyage : l’exil. Le retour se dit en grec nostos qui, couplé avec le mal, la douleur, algos, nous donne ce « mal du retour » qu’est la nostalgie. Mais quelle est la nature de ce mal? Si la nostalgie implique un retour impossible, c’est peut-être moins au sens où l’on souffre de ne pouvoir revenir concrètement au pays — l’exil comme situation —, qu’au sens où tout retour, quand bien même il aurait lieu, est, par essence, irréalisable, que l’on ne retrouve jamais le pays natal, parce qu’il a changé, irrémédiablement, et nous aussi. L’exil, plus qu’une situation, devient une condition. C’est pour cette raison que la nostalgie crée dans l’âme humaine une sorte de vertige qui en fait une émotion à la fois puissante et vague, singulière et indéterminée, douloureuse et ouverte.

Le son, comme matière sensible qui devient médium dans le cinéma et les arts sonores, soulève, sur les plans ontologique, phénoménologique et affectif, cette question de l’exil et du retour. Le son, par définition, se perd. Comme le dit violemment Raymond Murray Schafer, « Every sound commits suicide — it will never be heard again » (2005). L’enregistrement remédierait-il à cette perte? Pierre Schaeffer, le père de la musique concrète, commence par nous le faire croire :

Un des miracles de ce siècle […], c’est que ce temps perdu, au lieu d’en glaner des bribes dans les bibliothèques, nous le trouvons tout entier contenu dans les réservoirs de notre temps retrouvé : les discothèques. Les sillons de nos disques ne fécondent rien, mais gardent jalousement, comme les pyramides leurs momies, des parcelles de temps, comme suspendues dans l’éternel. Qu’on fasse tourner le disque et les bandelettes sautent, la momie se délivre. Le rêve de Goethe, de Proust, se réalise : l’instant renaît, le temps est retrouvé. (1952)

Pages II et III du livret Sounds From Dangerous Places (2012)  
Photographie par Peter Cusack  
Sounds From Dangerous Places, ReR Megacorp, 2012, 90 p.  
Avec l’aimable autorisation de l’artiste  

Cette présentation séduisante est évidemment ironique, car l’enregistrement n’annule pas la perte. La naissance de l’enregistrement, comme l’a montré Jonathan Sterne, est historiquement liée à une pulsion de conservation de voix qui vont se taire — celles des populations natives du nord des États-Unis d’Amérique, notamment) (2015 [2003]) —, et le thème de l’enregistrement de la voix est en cela essentiel. Cependant, le compositeur Michel Chion avance que, si le portrait sonore n’a pas eu autant de succès que le portrait pictural ou photographique, c’est parce que le son, précisément, une fois enregistré « n’en continue pas moins d’enfermer du temps “à l’état sauvage” » (1993 : 150). Cette remarque fonde chez lui une critique radicale du courant de l’audio-naturalisme, qui oublierait ce caractère fondamentalement métabolique et naturaliserait la technique d’enregistrement, la réduisant à une capture. Au contraire, cette technique ne conjurerait pas la perte, elle la soulignerait plutôt. Voire, si l’on me permet cette équivalence quelque peu rhétorique, l’enregistrement est au son original ce que le retour est à l’exil : jamais une restitution, jamais le même retrouvé, mais une altérité qui entretient avec ce qu’il retrace, ce qu’il reprend.

Ainsi le son enregistré est-il un fantôme de son. Ce fait se laisse facilement oublier tant l’ingénierie du son cultive, depuis son origine, le mythe de la fidélité, tant elle cherche à nous faire oublier que le son pris au piège de l’enregistrement n’est plus là, que l’on ne fixe rien, si ce n’est une trace dont nous écoutons les multiples moulages. Voilà pourquoi, comme tout fantôme, le son nous hante. C’est pour cette raison, entre autres, qu’il a une dimension affective que n’a pas nécessairement le visible. C’est là un autre thème qui fait que le son a des liens particuliers avec la question de l’exil et du retour : il est facteur d’identité, voire d’individualité, comme l’indique la récurrence de ce thème dans de nombreux écrits sur le phénomène sonore (des soundmarks de R. Murray Schafer aux niches acoustiques de Bernie Krause). Le son est sujet de réminiscences, où s’éprouve par excellence la nostalgie — grive musicienne, son du cor de brume, son du pinson dans le jardin d’une maison natale…

Enfin, dernier aspect faisant du son le médium qui rend peut-être le mieux ce que vit tout samoseli : le son fixé est inassignable, ontologiquement et phénoménologiquement, à sa source, au corps sonore où il s’initie, et l’enregistrement ne fait qu’amplifier ce phénomène — que Schafer ira jusqu’à appeler, de manière peut-être trop péjorative, car c’est là, encore une fois, le propre de tout son, une schizophonie (2010 [1977]). On pense ici à une scène qui n’est pas si éloignée de notre sujet, puisqu’elle a trait, elle aussi, à l’ex-Union soviétique, et qu’elle est le fait d’un cinéaste qui a parlé, entre tous les autres, de l’exil et du pays comme zone. Il s’agit de la scène finale du film Nostalghia (1983) d’Andrei Tarkovski. À partir de 1983, Tarkovski ne tourne plus en URSS, mais en Italie puis en Suède. Nostalghia est ainsi un film de l’exil et sur l’exil où se nouent plusieurs histoires : celle de Tarkovski, séparé des siens, filmant à l’étranger, celle de son personnage, Andreï Gortchakov, intellectuel russe lui-même exilé, en proie à la nostalgie de sa terre natale, lancé sur les traces d’un musicien russe du XVIIe siècle ayant émigré en Italie. Dans la dernière scène, Gortchakov est à demi allongé dans la boue, devant une datcha. Progressivement, le cadre s’élargit, dévoilant le fait que le personnage et la maison se trouvent au milieu des ruines de l’abbaye de San Galgano, près de Sienne. Au même moment, un chant traditionnel biélorusse résonne : Kumushki, chanté par Olga Fedoseevna Sergeeva (1972), chant qui parle d’amour, de maternité et qui résonne depuis le pays natal. Entre la contrariété des échelles et des lieux, entre la datcha russe et l’abbaye italienne, le sonore tire une corde vibrante. Il est ce par quoi nous restons rivés à la datcha et à son monde, dans le déracinement même que vit le héros.

Cette évocation de Tarkovski nous conduit, subrepticement, à Tchernobyl et à Cusack, d’une zone — celle de Stalker (Tarkovski, 1979) — à une autre, que notre preneur de son arpente. En se faisant samoseli, revenant lui-même dans un territoire contaminé (au sens où le public peut à présent y accéder sous certaines conditions), Cusack nous permet de prendre la mesure de ce qui s’y joue, qui ne correspond pas nécessairement au fantasme que certains médias et productions culturelles spectaculaires nous proposent.

Journalisme sonore

Peter Cusack n’est pas le premier à traiter de la zone d’exclusion de Tchernobyl à partir des arts sonores. D’autres artistes issus de la composition contemporaine, de la musique expérimentale comme de l’enregistrement de terrain s’y sont intéressés. Parmi eux, dans une approche orchestrale, on peut citer Bruno Letort, qui compose en 2006 un Requiem pour Tchernobyl, interprété par le chœur et l’orchestre national de Biélorussie, sous la direction d’Andrei Galanov (Letort, 2008). Plus proche de Cusack, dans le champ du field recording, on pense aussi au projet de Jacob Kirkegaard, 4 Rooms (2006), réalisé 20 ans après la catastrophe, dans la zone d’exclusion, et qui s’inspire du système d’enregistrement et de diffusion en feedback d’Alvin Lucier.

Peter Cusack, Champs pétrolifères de Baku (s.d.)  
Photographie reproduite dans le livret Sounds From Dangerous Places, ReR Megacorp, 2012, p. 56 et 57  
Avec l’aimable autorisation de l’artiste  

Par rapport à ces propositions, l’originalité de la démarche de Peter Cusack tient à une approche qui semble, au premier abord, résolument documentaire : Cusack revendique une pratique particulière, celle du journalisme sonore (sonic journalism), qui structure ses nombreux projets de terrain et, plus précisément, le disque et le livret de présentation de Sounds From Dangerous Places3. Pour cette œuvre, Cusack place ses microphones sur des sites européens touchés par des contaminations à long terme : la zone d’exclusion de Tchernobyl, mais aussi le nord du Pays de Galles, où les retombées de la centrale ont eu un impact sur les pratiques d’élevage; les champs pétrolifères de la mer Caspienne; des sites nucléaires, militaires et de gaz à effet de serre du Royaume-Uni… Tous ces lieux sont précisément situés, relevés, Cusack fournissant dans le livret de nombreuses informations à leur sujet. Mais qu’entend-il au juste par « journalisme sonore »?

Sonic journalism is based on the idea that all sound, including non-speech, gives information about places and events and that careful listening provides valuable insights different from, but complimentary to, visual images and language. This does not exclude speech but readdresses the balance towards the relevance of other sounds4. (Cusack, 2012 : 23)

Par exemple, dans la décharge à ciel ouvert de Rainham (Kent, Royaume-Uni), au bord de l’estuaire de la Tamise où se jette la Medway, Cusack donne à entendre, entre autres sons, celui du méthane (pistes 28 à 31 du volume 2 : « Methane Flow »). L’enregistrement de terrain permet de révéler, par la monophonie et la prise de son directionnelle, des réalités inouïes, à des échelles sinon inaccessibles. Il les présente dans leur distance, signifiée, dans le cas présent, par le son omniprésent du vent qui balaie un paysage à la fois chargé de matériaux et comme évidé. Le son apporte ici, typiquement, une information qui échappe au visible : le traitement des déchets occasionne lui-même des déchets, les biogaz issus de la métabolisation des matériaux. Invisible, il est pourtant audible dans le réseau de tuyaux qui parcourt la décharge. Ainsi, alors que la pollution d’une décharge à ciel ouvert n’est pas sonore (au sens où l’on parlerait de pollution acoustique), c’est bien l’écoute microphonique qui permet de révéler la présence de ce gaz.

Dans le cas de Rainham, c’est l’inverse d’un pays que Cusack nous permet d’entendre : il s’agit d’un territoire où les objets vivent sans les êtres humains. L’enjeu est précisément de retrouver le sens de ce lieu, de cerner les trajectoires écologiques et anthropologiques qui le déterminent en tissant des liens sonores, notamment par le vent. En quoi l’idée de journalisme sonore peut-elle être liée à la capacité du son à rendre (en assumant, pour l’instant, le caractère vague de ce terme et sans parler encore de portraiturer) un pays?

Livret/disque 

Commençons par noter que, pour revenir sur l’idée avancée en introduction de cet article, Cusack structure le journalisme sonore autour d’un rapport quelque peu ambigu entre son et image. Le livret fourni avec le disque expose ainsi de nombreuses photographies. Certaines sont résolument belles et assument une approche esthétiquement qualifiée des lieux enregistrés. Mais c’est pour mieux déjouer le sublime visuel : Cusack met en évidence un contraste parfois abrupt entre deux dimensions des lieux pollués, à savoir leur force esthétique et leur situation écologique. Le projet Sounds From Dangerous Places a ainsi été initié dans les champs pétrolifères de la mer Caspienne (pistes 1 à 9 du volume 2), où Cusack affirme s’être trouvé dans une situation contradictoire. En effet, sur le plan esthétique, visuel comme sonore, l’expérience est puissante : mares moirées du pétrole qui reflètent le ciel tendre, sculptures gigantesques des pompes rouillées de l’industrie soviétique, ligne d’horizon d’un paysage désertique… Or cette expérience est contrecarrée par la conscience de la pollution profonde des nappes phréatiques et des eaux où pêchent les habitants, de l’épuisement de ces derniers de vivre si près de ces champs industrieux, continuellement bruyants. C’est ce contraste entre expérience esthétique et constat écologique qui interpelle d’abord et avant tout Cusack et il expose une tension entre ces deux aspects, renvoyant notre désir voyeuriste à la rugosité du document sonore qui se fait, pourtant, autrement révélatrice.

Extrait de la page 34 du livret Sounds From Dangerous Places (2012)  
Photographies par Peter Cusack  
Sounds From Dangerous Places, ReR Megacorp, 2012, p. 34  
Avec l’aimable autorisation de l’artiste  

Il n’est donc pas surprenant que les photographies réalisées par Cusack dans la zone d’exclusion de Tchernobyl contrastent avec les images souvent prisées de ces mêmes lieux. Si l’on compare les photographies des salles de classe abandonnées proposées dans le livre avec celles d’un artiste comme Gerd Ludwig (2014), on remarque qu’aux couleurs vénéneuses, phosphorescentes des images de ce dernier s’opposent les tirages relativement simples de Cusack, qui ne cherche pas à surinvestir l’espace visible, mais l’utilise pour situer ses prises. Non que l’étrange beauté des lieux ne lui semble pas importante, elle n’est simplement pas mise en scène ou éclairée pour elle-même. C’est à la prise de son de prolonger, de souligner, de compléter ou de contraster avec l’image, dans une stricte équivalence (conceptuelle, méthodologique et non esthétique, nous y reviendrons) entre photojournalisme et audio-journalisme5. C’est le cas lorsque Cusack enregistre ses pas dans une salle de classe, alors qu’il marche sur des livres dispersés (pistes 10 et 11 : « Walking on Books, Kindergarten ») : la qualité sonore de la piste, avec ses sons denses et mats, ses craquements, évoque l’encombrement du sol, laisse deviner les gravats qui y sont entassés. Les photographies situent ces sons et prolongent leur charge affective : elles évoquent les vies déplacées, les enfances mises en suspens. Ici, le son du dosimètre, qui signale une radioactivité faible, ne dit rien de la catastrophe. C’est bien le son des pas, spécifié par les images du livret, qui donne à ce simple moment une signification considérable.

Walking on books is something I would never dream of doing, but in these rooms it is unavoidable. The cracking and compressing of paper here are some of the most poignant sounds I have ever recorded. The radiometer bleeps around 14 microroentgens — a very low reading. (Cusack, 2012: 35)

Dans cette perspective, d’autres photographies du livret se veulent plus anodines, voire résolument banales, et c’est d’ailleurs ce qui caractérise l’image choisie pour la pochette de l’album, prise dans la zone d’exclusion de Tchernobyl — photographie dans laquelle les panneaux de signalisation se distinguent, pointes discrètes à l’horizon d’une pâture en friche où fane un pneu couché (piste 1 : « Radiometer, Kopachi »). Cette fois c’est contre la banalité de cette photographie que s’inscrit la prise de son, qui révèle, dans le paysage muet de l’image, des présences que l’enregistrement de terrain vient sonder : le son d’un radiomètre indiquant un taux de radioactivité plus élevé que la moyenne. Tout complémentaire soit-il, ce son apporte alors un hors champ par rapport à l’image :

In juxtaposing still images and field recordings I like that the sound usually provides the movement and timing of a location’s events including those outside the photo frame, enhancing the more concentrated focus of the image, as happens in real life. (Cusack, 2024)

Sonder la zone

Ce n’est pas une fascination morbide qui attire Peter Cusack à Tchernobyl : il souhaite documenter le caractère sans précédent et irréversible de la rupture que représente cette catastrophe dans le cours de l’histoire. Aussi, son approche du territoire qu’est la zone d’exclusion est animée par une conscience aiguë du fait que la catastrophe de Tchernobyl est un point de non-retour sur le plan écologique, qui a à voir avec le type particulier de contamination en jeu. Mais situons d’abord sa démarche et le contexte de sa recherche.

Cusack se rend deux fois à Tchernobyl, en mai et en juillet 2007, passant par les circuits habituels du tourisme local — depuis Kiev, il est accompagné d’un guide qui le conduit dans plusieurs lieux de la zone d’exclusion et lui donne accès aux habitations des samoseli, moyennant quelques pourboires. Il est accompagné de plusieurs collaborateurs et compagnons de route : Olena Chebanuk, spécialiste de la culture folklorique ukrainienne à l’Université de Kiev, Oleksiy Dolya, vice-directrice du Musée d’architecture populaire et d’ethnographie de Kiev, le photojournaliste Mykola Semynog et le documentariste Misha Maltsev, qui jouent le rôle de traducteurs, de guides et d’informateurs. La méthode d’enregistrement fait alterner des microphones d’ambiance et des prises plus directionnelles, voire des microphones de contact (comme dans Ferris Wheel, Pripyat, pièce pour laquelle des microphones piézoélectriques ont été utilisés pour enregistrer les vibrations de la structure métallique de la grande roue abandonnée). Cusack place ses microphones en divers lieux de la zone : près de la centrale, à Pripyat, au village de Tchernobyl (qui donne son nom au site) et à ceux de Lychmany, Opachichi et Duminskoye. Il enregistre des lieux divers : forêts, champs, axes de communication et lieux de vie, désertés (école) ou non (maisons habitées, café local). Il alterne plans d’ambiance et entretiens avec des locaux, sons animaux et voix humaines, sons issus de la matière (métal, sols de différentes textures) et des éléments (tension électrique, feu, vent). Ce dernier son, le vent, tient une place particulièrement importante dans l’économie de l’œuvre (piste 4 : « Pripyat Wind and Chiffchaff » et piste 23 : « Summer Grasshoppers, Summer Wind »). En effet, Tchernobyl est un lieu particulièrement venteux, ce qui participe du mécanisme de dispersion de la radioactivité et qui se retrouve ailleurs dans le monde et dans l’œuvre, puisque le volume 2 enregistre aussi le signal des retombées radioactives de Tchernobyl au Royaume-Uni (piste 22 : « Radiometer Sheep 2 »). Le preneur de son apporte ainsi une information complémentaire. C’est également le cas dans la piste 3 (« Power Cable Crackle »), où le crépitement de câbles électriques par un jour pluvieux révèle l’alimentation électrique qui continue d’assurer la sécurisation du site, dont est documentée ici la vie industrielle. Pour Cusack, ce son dit quelque chose de la réalité économique de l’Ukraine et du rôle toujours prégnant de Tchernobyl dans sa politique énergétique.

De loin en loin, un son revient de manière obsédante : celui du dosimètre ou radiomètre. Comme le note Cusack, ce son ne traduit pas nécessairement des taux de radioactivité néfastes — dans certains des lieux enregistrés, la mesure de micro-roentgen s’approche de la normale. La question est de savoir si cette donnée est la seule pertinente pour comprendre ce qui se trame dans un tel territoire, aussi bien sur le plan physique (questions de la radiation, de l’exposition et de la survivance des déchets radioactifs enfouis, voire du réacteur coffré dans un sarcophage dont on répare les fuites) que biologique (impact sur les espèces, endémiques ou non) et psychologique (effets de la catastrophe et de l’expulsion sur la santé mentale des populations locales). Or, si un enseignement a pu être tiré par Cusack de son enquête, c’est justement que ces conséquences sont immesurables — car, au fond, incommensurables6. Il s’agit malgré tout de sonder cet insondable, en divers points et lieux, pour rendre compte d’un fait propre à la déflagration de la nuit de 1986 et qui se poursuit indéfiniment, bien après elle : la survivance du déchet radioactif, dont la réalité se place dans un temps qui n’est pas à notre mesure7. Pour Cusack, il est fondamental que l’acte d’enregistrer les sons de la zone se double d’un deuxième acte qui consiste, littéralement, à la sonder. Le dosimètre8, qui rend sensible par un signal sonore la radioactivité d’un lieu ou d’un objet, joue comme un double du microphone. Il est à la fois instrument d’écoute et objet de l’écoute (comme sur la piste 33 : « Radiometer Squeaky Hinge, Opachichi Village »).

Mais, au-delà de l’apport d’informations, l’usage du dosimètre révèle l’exposition tout autant que la prise, il traduit l’implication physique de l’écoutant dans le territoire qu’il documente. Dans « Radiometer Hot Spot, Kopachi », Cusack place ainsi ses microphones près d’un site d’ensevelissement de déchets hautement radioactifs. Foyer déporté, petit double de la centrale, ce point chaud se signale par l’intermédiaire du dosimètre et nous donne à penser : le son (nous) expose, et il semble beaucoup plus difficile de s’y soustraire qu’à la vision. La radiation sourde, rendue audible, plonge l’écoutant dans un lieu avec lequel il fait soudain corps. Pour autant, le crépitement au cœur du disque n’a rien d’un son spectaculaire. Il est moins utilisé en solo que dans une trame où il dialogue avec d’autres sons dont il est solidaire : sons des animaux qui vivent là (le coucou), du vent dans les pins, etc., et qui disent aussi quelque chose de la radiation. Ainsi, le thème écologique de la radiation n’est jamais loin, chez Cusack, de celui, biologique et anthropologique, de l’habitat.

« Conversation paisible » (Тиха розмова)

Le propre du journalisme sonore n’est pas seulement de proposer une approche complémentaire sur le plan perceptif (en jouant sur un canal d’information que le visuel ne prend pas en charge). Et, tout diffus soit-il — à l’image des radiations auxquelles Cusack s’expose —, le sonore a aussi pour spécificité son lien à un effet de présence. En cela, l’art de Peter Cusack ne se positionne pas du côté des traditions « concrètes » de la musique expérimentale, mais résolument de celui du documentaire, assumant une référentialité par laquelle le son situe et signale. C’est dès lors la relation entre diffusion radioactive et individualités qui s’orchestre de piste en piste : entre le craquement d’un câble électrique et la télévision d’un café qui signifient qu’une partie de la centrale fonctionne toujours, entre le coucou et le vent qui diffuse et contamine, les airs d’une salle de musique et le dosimètre qui en acte l’abandon, le chant nostalgique d’une villageoise et le bruit du chantier de coffrage, les poèmes d’une femme et le discours enregistré d’un politicien… Entre proximité et grand-angle, Cusack dresse des portraits sur fond de paysage — tout à la fois sacrifiant à un trope pictural et réconciliant deux traditions parfois opposées du field recording, celles des niches acoustiques de Bernie Krause et celle du paysage sonore schaferien. Le son du dosimètre lui-même participe de cet entrelacs : il est signe acoustique, pourvoyeur d’information autant que son entêtant, crépitant, semblable à celui d’un insecte endémique à Tchernobyl. Sonder la zone, c’est donc rencontrer des voix singulières.

Ces entités qui constituent l’identité de la zone sont d’abord animales, entendues en chœur ou en soliste : les grenouilles (« Chernobyl Frogs »), les sangliers (« Wild Boar »), le coucou (« Cuckoo and Radiometer »), le pouillot (« Pripyat Wind and Chiffchaff »), le rossignol (« Chernobyl Nightingales, Chernobyl Town »). Cusack déclare avoir été sensible au concert des oiseaux à l’aube et au caractère foisonnant de ce monde sonore des animaux de Tchernobyl, d’autant plus prompt à se manifester que l’être humain ne s’y fait pas entendre, lui laissant souvent l’espace acoustique sans partage (2024). Place est aussi faite aux animaux domestiques, comme les poules (« Woodfire, Hens, Early Morning, Chernobyl Town »), les dindes (« Turkey, Lubianka Village ») ou les chevaux (« Horse and Cart Greeting, Lubianka Village »).

Pages 28 et 29 du livret Sounds From Dangerous Places (2012)  
Photographie par Peter Cusack  
Sounds From Dangerous Places, ReR Megacorp, 2012, 90 p.  
Avec l’aimable autorisation de l’artiste  

Pour autant, le journalisme sonore de Cusack ne s’apparente pas à la démarche de l’écologie acoustique d’un Bernie Krause. Il ne s’agit pas de recenser les espèces, même si l’auteur consulte plusieurs études au sujet de l’impact des radiations et de l’évacuation sur les animaux. L’enjeu est de nouer entre non-humains et humains une relation affective et symbolique. C’est ainsi à travers les mots de la poétesse Svetlana Tsalko, membre de cette communauté des samoseli, dans le village de Duminskoye, que cette relation se tisse. Sa voix revient régulièrement au cours du disque, faisant alterner le récit du deuil d’un pays perdu et celui d’un lien au monde naturel et au rythme des saisons que la vie dans ces villages très isolés a paradoxalement réactivé. À la fois mélodieuse et poignante, cette voix rejoint celle des oiseaux enregistrés par Cusack. Oiseaux et samoseli ne sont pas simplement des identités remarquables, ils forment les membres d’un territoire dont ils sont devenus les principaux habitants, comme dans ce poème, « Où dois-je vous chercher? » (А де ж вас, люде, шукати?) :

Les rossignols chantent dans le pré vert
Les coucous lancent un appel
Appellent et demandent
« Pourquoi nous quittez-vous? »9

Et dans « Conversation paisible » (Тиха розмова) :

Le chêne vert se balance dans le vent
Et le vent demande doucement
« Dis-moi, chêne, où sont partis les gens?
Il n’y a personne au village. »10

Cette voix est pourtant une présence ambiguë. Cusack n’en comprend pas la langue11 — comme, probablement, une large partie des auditeurs du disque. Son enregistrement témoigne ainsi d’une écoute qui fut d’abord purement sonore. Aussi, la scansion mélodique des sept poèmes a quelque chose d’une voix de la nature elle-même. Ces textes entretiennent d’ailleurs l’idée d’une relation presque horizontale entre un peuple et son environnement naturel, tout à la fois « plus intégrée » et moins « sentimentale » que celle que cultive notre « culture occidentale », affirme Cusack (2024). Ces enregistrements sont certainement l’unique trace de ces poèmes — Svetlana Tsalko ne les ayant pas couchés par écrit — et sa voix nous apparait d’autant plus éphémère, vulnérable. Elle ressort essentiellement du registre de l’o/auralité, et si Cusack la fixe pour nous la donner à entendre, l’enregistrement n’en annule pas le caractère mystérieux. Enfin, au moment de la rencontre, Svetlana Tsalko n’habite plus son village, qu’elle a dû quitter pour des raisons de santé. Sa voix sonne donc d’en dehors la zone, ce qui ajoute à l’ambiguïté de sa présence.

Le chant du coucou

Au fil des pistes du disque se dessine une série de portraits des villageois, mais aussi des travailleurs engagés sur le chantier de coffrage, qui vivent ici à la semaine, loin de leur famille. Ces portraits entretiennent avec les sons du territoire abandonné un lien non seulement concret, mais également symbolique, formant une polyphonie subtile.

À cet égard, « Cuckoo and Radiometer » est une piste particulièrement révélatrice. Si la rencontre du radiomètre et du chant du coucou nous renvoie d’abord au fait que l’abandon du territoire a permis à certaines espèces de proliférer, elle pointe, en basse sourde, une autre dimension, que Cusack souligne dans le livret, où éthologie et anthropologie se télescopent. Le coucou, en effet, est connu pour ses comportements de squatteur : il niche dans le nid d’autres espèces. Figure symbolique de l’éviction, il répond au radiomètre qui diagnostique une autre cause d’éviction, de radiation. Cusack relate, dans le même passage, un conte du folklore local selon lequel le nombre de cris du coucou serait égal aux années de vie restant à celui qui l’écoute. Dès lors, son chant est l’occasion à la fois d’identifier une espèce, de documenter un territoire et de creuser une temporalité : entre 1986 et aujourd’hui, mais aussi vers un temps ancestral, d’où contes et légendes nous parviennent toujours, en dépit de la catastrophe. Encore une fois, ce lien tient à la nature même du médium sonore. Comme le note Cusack :

However field recordings convey far more than basic facts. Spectacular or not, they also transmit a powerful sense of spatiality, atmosphere and timing. This applies even when the technical quality is poor. These factors are key to our perception of place and movement and so add substantially to our understanding of events and issues. They give a compelling impression of what it might actually be like to be there. (2016)

Bien au-delà de l’usage du son comme simple effet dans le cadre documentaire, Cusack revendique ainsi la dimension holistique et qualitative de l’expérience sonore, qui nous immerge dans un contexte particulier, et dispose d’un pouvoir d’évocation que l’image ne possède pas dans la même mesure.

Sound is our prime sense of all — around spatiality and listening gives us a point of ear. It enables us to judge how far we are from the events and to ask how we might feel and react in the circumstances. Certainly, with recordings and broadcasts we know we are not there, but even at this reduced level there is a subjective engagement and intuititive [sic] understanding that, in my view, are field recordings’ special strength. Such elements allow sonic-journalism a significant impact qualitatively different from visual images or language. (2016)

Si Cusack ne recourt pas lui-même à la notion de portrait sonore, alternant plutôt le vocabulaire du paysage sonore et de l’entretien, il nous semble que, dans cette approche intuitive où s’entremêlent chants humains et non humains, discours et environnements, légendes et constats, un format se tisse, propre au journalisme sonore. Cet alliage — assez courant dans les pratiques contemporaines du documentaire sonore qui, comme dans le cas de Cusack, n’utilisent pas de voix hors champ — a cependant quelque chose de particulier dans ce disque, au-delà de la beauté de ses prises et de la poésie de sa construction. Car Sounds From Dangerous Places propose le portrait d’un pays, nous l’avons dit, à la fois présent et absenté, un pays sur-vivant, dont les temps ne sont plus vraiment les nôtres. Gageons que seule cette perspective, qui ne s’arrête pas au paysage mais s’intéresse aux liens qui se tissent entre ce dernier et ceux qui l’habitent, peut nous le donner à entendre dans sa complexité intime. À propos des samoseli, Cusack écrit en ouverture de son livre : « Their stories are in many respects the least known of the disaster. » (2012 : 11) Face à eux et à leur territoire, il affirme ainsi :

My answer has been to inform myself as far as is possible, but also to listen to the small voices, to the environment itself, to those whose personal knowledge of the area goes back generations, to those on the front line and to those whose lives have been changed forever by events over which they had no control. The Chernobyl recordings represent my aural journey. (18)

Peter Cusack, Panneau de sortie de la ville de Tchernobyl (s.d.)  
Photographie reproduite dans le livret Sounds From Dangerous Places, ReR Megacorp, 2012, p. 50 et 51  
Avec l’aimable autorisation de l’artiste  

Rappelons alors ce petit mot, au cœur du projet : « places », moins qu’un pays, plus qu’une zone. Arpentant un site, Cusack nous invite bien à un « voyage d’écoute ». Que ce voyage ait un terme, peut-être pas : Tchernobyl reste source d’exil et demeure un foyer paradoxal. Si donc Tchernobyl ne fait pas exactement pays, ce n’est pourtant, à l’écoute de Sounds From Dangerous Places, plus seulement une zone.

Ce passage de la zone à la possibilité, ténue, d’un pays reste lui-même fragile. Cusack rappelle, dans les dernières pages du livret, qu’une partie importante de la zone d’exclusion de Tchernobyl n’est pas en Ukraine mais en Biélorussie, et que ce territoire reste quant à lui totalement interdit et déserté (2012 : 16). Il souligne aussi, fait plus inquiétant, que les peuplements de samoseli ont, depuis ses deux voyages, considérablement chuté. Cette baisse est d’abord liée au vieillissement de ces populations, mais elle n’est pas étrangère non plus aux bombardements qui ont touché la zone ainsi qu’à l’occupation de l’armée russe. Si le gouvernement de Vladimir Poutine assure que les troupes ont rendu les installations de la centrale en état de marche et sécurisé le site, l’impact sur la zone de cette présence militaire de plus d’un mois reste à ce jour peu documenté. Peut-être Tchernobyl retourne-t-elle ainsi, fatalement, à l’état de zone que Cusack est presque parvenu à lui faire quitter. Gageons que l’écoute de Sounds From Dangerous Places en trace alors un portrait doublement mélancolique, portrait bientôt obsolète d’un pays au nom d’oubli.

  • 1. Dans CUSACK, Peter. 2012. Sounds From Dangerous Places, vol. 1 et 2, livret, ReR Megacorp, p. 40. Nous traduisons.
  • 2. Jean-Michel Durafour a consacré à ces arts de Tchernobyl un ouvrage décisif, qui se penche sur la manière dont un tel site et ses modes propres de contamination altèrent l’expérience esthétique elle-même (2021).
  • 3. Pour une approche précise du journalisme sonore de Cusack en lien avec l’écologie, voir Pauline Nadrigny, « La piste sonore » (2022). Certains éléments de cette analyse (notamment sur la radiation et le chant du coucou) ont d’abord été formulés dans cet article.
  • 4. Je remercie vivement Peter Cusack pour m’avoir envoyé le livret, épuisé, et d’avoir répondu à mes questions concernant ce disque.
  • 5. Dans un échange récent au cours duquel j’ai pu interroger Peter Cusack, il a souligné son intérêt pour cette complémentarité des deux médiums, qui les situe dans un même enjeu documentaire : « My original interest was to make a visual record of where I made field recordings that quickly expanded and I now make as many photos as audio recordings. I like the combination of the two for presentations in that they often give quite different perspectives on the same place or location and together create a fuller picture than either can alone. » (2024)
  • 6. « My view now is that disasters of this magnitude are essentially unknowable. » (Cusack, 2012: 15)
  • 7. Sur ces questions d’échelles temporelles liées à la radioactivité, voir Jean Michel Durafour (2021).
  • 8. Il est intéressant de noter que le dosimètre manipulé par Cusack lui a été fourni par des travailleurs de la zone d’exclusion, qui furent équipés par le gouvernement. Ce dosimètre rouillé est un objet de rigolade dans un échange relaté dans le livret (2012 : 17).
  • 9. « Соловейки щебечуть в зеленому лузі,/ А зозульки куют, куют і питают:/ “А чого це ви, люди, нас покидаєте?” » (Nous traduisons.)
  • 10. « Зеленого дуба вієтер колихає,/ І стиха питає:/ “Скажи мені, дубе,/ Де подєлись люди,/ Що в селі немає?” » (Nous traduisons.)
  • 11. « The region around Chernobyl is very rich in folklore and they were both knowledgeable experts (Chebanuk and Dolya), who knew many local people there. Svetlana was one of them. […] Because she had such a vast personal memory of folk stories, songs and traditional ceremonies they wanted to make a very long interview with Svetlana and asked me to record it (I had the equipment and of course gave them a copy). This all happened in local Ukrainian dialect so I did not understand and could not participate directly. It is an amazing conversation, which I have a rough translation of — fascinating in its details. » (Cusack, 2024)
Pour citer

NADRIGNY, Pauline. 2024. « Samoseli, portrait sonore d’une zone », Captures, vol. 9, no 2 (novembre), dossier « Portraits sonores de pays ». En ligne : revuecaptures.org/node/7689/

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Cusack, Peter. 2012. Sounds From Dangerous Places, volumes I et II. ReR Megacorp, CD et livret, 90 p.
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Cusack, Peter. 2016. « Field Recording as Sonic Journalism ». Colloque Hearing Landscape Critically, Oxford, 21-22 avril. Faculty of Music, Oxford University. <https://ualresearchonline.arts.ac.uk/id/eprint/9451/1/Cusack%2C%20Sonic%20Journalism.pdf>. Consultée le 1er mars 2019.
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Cusack, Peter. 2024. « Entretien non publié », échange de courriels avec Pauline Nadrigny, 8 au 12 janvier.
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Letort, Bruno. 2008. « Requiem pour Tchernobyl », chœur et orchestre de Minsk, direction d’Andreï Galanov, chef de chœur Ludmila Efimova, Paris : Cézame, CD, 42 min.
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Ludwig, Gerd. 2014. The Long Shadow of Chernobyl. Baden : Lammerhuber, 252 p.
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Mazin, Craig. 2019. Chernobyl. Royaume-Uni et États-Unis : HBO et Sky Atlantic, saison 1, 5 ép.
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Nadrigny, Pauline. 2022. « La piste sonore ». La revue Documentaires, no 32, p. 23-34.
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Schaeffer, Pierre. 1952. « Le temps retrouvé », dans Archives sonores. France : Radiodiffusion Télévision France, 21 juin, 33 min. <https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/audio/phz03001361/archives-sonores-le-temps-retrouve>.
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