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Section sous la responsabilité de
David Martens
Pauline Nadrigny

Le réalisateur et anthropologue espagnol Carlos Casas s’intéresse à la vie humaine dans sa forme la plus résiliente, soit celle qui évolue dans des contextes environnementaux extrêmes. Durant le tournage de son film Aral. Fishing in an Invisible Sea (Carlos Casas et Saodat Ismailova, 2004) suivant trois générations de pêcheurs ayant chacun un rapport différent à la mer fantôme d’Aral, l’anthropologue a enregistré Aral Field Recordings, sorti en 2011 sur deux cassettes éditées par le label italien Musica Moderna. S’étendant sur plus de deux heures, ce projet s’éloigne de l’approche classique d’enregistrement de lieux par prise de sons bruts en extérieur pour se tourner vers l’enregistrement radiophonique. La première cassette consiste en 50 minutes de captations variées sur ondes courtes, moyennes et longues. La seconde est une copie d’une cassette contenant une compilation de chansons populaires que des travailleurs russes ont apportée dans la ville de Moynaq, ancien port de la mer d’Aral. La cassette originale y circule entre les foyers; Casas précise que la mauvaise qualité du son montre qu’elle a été copiée par de nombreuses personnes, et qu’elle s’est dégradée avec le temps et le nombre de lectures. Elle représente le lien fort qui rassemble les locaux, mais aussi celui qui se noue entre eux et le monde extérieur. La mise à l’écart de cette population vis-à-vis du monde s’explique par son isolement géographique et par la temporalité spécifique du lieu qu’elle investit, qui se fait ressentir jusque dans la sélection des morceaux sur la cassette, qui mélange des musiques pop des années 1980 à du R&B des années 2000.

Arian Zwegers, Cimetière de navires de Moynaq, sur ce qui était autrefois le lit de la mer d’Aral (2008)  
Photographie numérique  

Les nombreux réenregistrements ont rendu certains morceaux inaudibles. L’écoute de cet artefact évoque plusieurs choses. Il permet, d’une part, d’établir un parallèle entre son usage jusqu’à la détérioration des sons et l’exploitation humaine de la mer d’Aral jusqu’à son épuisement. D’autre part, la cassette exprime la mémoire culturelle des différentes générations qui s’y croisent; elle active des codes de l’hantologie (Fisher, 2014), une forme fantomatique inscrite sur le support, mais de façon entièrement naturelle, sans intention de fabriquer une nostalgie ou d’évoquer une temporalité disloquée. Cette cassette de morceaux chaleureux offre un moment de répit pour l’écoute, autrement prise au milieu du monde austère et machinique des ondes; elle témoigne de la persistance de l’humanité malgré un environnement extrême. Mais ces musiques enregistrées ne sont jamais séparées de leur condition de diffusion précaire : la fin de la cassette est complètement corrompue par le bruit dû à l’usure, elle est bloquée dans son propre passé.

La première cassette du projet est quant à elle un mélange de signaux sans cohésion, allant des communications militaires ou des radionavigations aux émissions parasites de radars. Parmi ces bruits, dont certains n’ont pas vocation à être écoutés, se trouvent étouffés quelques morceaux de musique traditionnelle de la région, en provenance d’une radio locale lointaine. Ces mélodies croisées aux signaux machiniques semblent résister à leur évanouissement dans le bruit. Le mélange ainsi obtenu est presque harmonieux : des salves ascendantes de tons sinusoïdaux apparaissent comme des mélodies servant de contrepoint aux chants.

Cette résilience face aux bruits produit un portrait sonore des populations locales vivant en autarcie, un portrait d’autant plus imposant qu’il se dresse dans un endroit non propice à sa diffusion. En effet, d’immenses déserts eurasiens séparent les quelques centres d’émissions et antennes dispersés autour de la mer d’Aral, et cette distance instaure par défaut une précarité des signaux. Cette dégradation des sons inhérente aux contraintes radiophoniques affecte avant tout les voix et la musique, qui sont les signaux les plus riches en fréquences et demandent une place importante sur la bande pour être correctement transmis. À l’inverse, ceux encodés (Morse, SITOR), qui sont plus élémentaires, résistent mieux à ce milieu. L’environnement inhumain est donc inévitablement reproduit sur le support radiophonique : tout comme les éco-acousticiens constatent les détériorations d’un écosystème par son silence, les alentours dépeuplés de la mer d’Aral donnent à entendre des paysages sonores déserts sur le mode radiophonique. La distance y est écrasante pour toute communication qui ne serait pas rudimentaire et de première nécessité.

Pour citer

LACOMBE, François, 2024. « Portrait de la résilience en mer d’Aral », Captures, vol. 9, no 2 (novembre), section contrepoints « Phonoscopies ». En ligne : revuecaptures.org/node/7867/