Est-ce la faute de Lord Durham? En professant son maintenant mythique arrêté sur ce peuple canadien « sans histoire et sans littérature », se pourrait-il qu’il ait formulé une première hypothèse critique sur ce qui s’était écrit jusque-là au Canada français et sur ce qui s’écrirait par la suite? On y a vu d’emblée un défi, relevé de façon empressée par François-Xavier Garneau à travers son Histoire du Canada (1845-52), repris ensuite par Henri-Raymond Casgrain et celles et ceux qui ont cru à un « mouvement littéraire en Canada » (1866). Le mouvement est devenu nationalisation (Roy, 1907) et il a fallu contrecarrer les « si un oiseau ne fait pas le printemps, deux livres ne constituent pas une littérature » (Crémazie, 1964 [1866]: 216) ou les « une douzaine de bons ouvrages de troisième ordre ne font pas plus une littérature qu’une hirondelle ne fait le printemps » (Fournier, 1907: 128). Comment répondre à une si atavique négation de la littérature en train de se faire? Par des affirmations claires, des hypothèses solides et surtout positives.
Cette hypothèse sur les hypothèses ne convainc guère, pourtant. Car si on examine les textes critiques publiés aujourd’hui, il faut convenir que ces hypothèses sur la littérature québécoise sont empreintes de la négativité qu’elles devaient combattre : le roman est à l’imparfait (Marcotte, 1976), la littérature est « sans tradition » (Vachon, 1969), sans maître (Biron, 2000), sans père (Ouellet, 2002), sans aventure (Daunais, 2015), ordinaire (Bélisle, 2017) — et puis aussitôt née, elle est déjà morte (Nepveu, 1988), et de toute sa courte existence, elle n’a été qu’inventée de toutes pièces (Fortin, 1994). Héritée du pauvre (Rivard, 1998), elle s’est vite normalisée (Ricard, 1988); d’unique, elle est devenue courtepointe (Cambron, 2001), etc. À moins d’imaginer par quelque détour que cette réponse négative a toujours visé à transformer le défaut d’origine en qualité intrinsèque, difficile de se laisser convaincre par une telle explication sur cette surenchère d’hypothèses.
Pour comprendre cette apparente négativité en partage, il faut peut-être formuler la question de façon plus large : comment se fait-il qu’il y ait, au Québec, une telle quantité d’hypothèses critiques globales? C’est comme si l’objet « littérature québécoise » (né « canadienne » et vite rebaptisé « canadienne-française ») était une sorte de personnage dont on pouvait suivre la vie et l’œuvre au fil des siècles. Un personnage décrit certes le plus souvent par la négative, gratifié d’un corps malingre, à la santé fragile, à peine viable selon certain·e·s; un être souvent perçu comme manquant de maturité, éternellement jeune, plein d’énergie mais brouillon et volontiers susceptible, souffrant d’un immense complexe d’infériorité qui se retourne parfois en enthousiasme suspect. C’est à tracer le portrait critique de ce personnage taillé en littérature québécoise que nous conviions des chercheur·e·s d’aujourd’hui, dans ce qui devait être un colloque à l’Université McGill. La pandémie en a décidé autrement.
La « biographie » de ce drôle de personnage prend des formes très différentes selon la perspective qu’on adopte. Deux grandes traditions critiques se sont constituées au fil du temps, en s’opposant souvent l’une à l’autre. D’un côté, une école historico-littéraire inspirée de la sociologie bourdieusienne, qui cherche à cartographier l’espace littéraire québécois; de l’autre, des essayistes qui interprètent librement le corpus. Alors que se développait l’école socio-historique, issue de l’Université Laval — mais essaimant ensuite vers l’Université de Sherbrooke et vers l’UQAM — et donnant naissance à l’impressionnant Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec puis à La vie littéraire, entreprises visant l’exhaustivité alliée à un souci quasi archéologique d’exhumation des sources et des œuvres, que restait-il aux autres chercheur·e·s universitaires? Des hypothèses heuristiques, des lectures capables de se généraliser : Gilles Marcotte, mais aussi Laurent Mailhot, François Ricard, Yvon Rivard, Pierre Nepveu et André Belleau n’eurent de cesse de valoriser l’essai comme véritable démarche de connaissance, aussi légitime (voire davantage) que l’ouvrage savant, le traité, le manuel d’histoire…
On retrouve quelque chose de cette tension dans le dossier qui suit. Au départ, le colloque devait tourner autour de l’hypothèse métacritique voulant qu’au Québec, avec une persistance peu égalée dans les littératures modernes, on multiplie les hypothèses interprétatives sur la littérature d’ici : croyante et religieuse (Casgrain, 1866), nationale (Roy, 1907), incapable de dire l’amour (Lapointe, 1954), linguistiquement surconsciente (Gauvin, 2000), contrainte de se développer dans la maison du père (Smart, 1988), fascinée par l’américanité (Chassay, 1995; Morency, 1994), postmoderne (Paterson, 1990) ou post-nationale, voire post-québécoise (Nepveu, 1988)… Cette liste incomplète n’était là que pour suggérer l’ampleur d’un phénomène pour le moins étonnant.
Ces hypothèses toutefois, loin de n’être que des produits savants à usage savant, constituent le plus souvent les jalons de notre récit littéraire collectif. C’est par ces hypothèses que nous enseignons les œuvres de notre littérature, que nous construisons nos histoires, que nous cataloguons — parfois — des œuvres moins connues. Le colloque cherchait moins à dresser un bilan de près de deux siècles de propositions critiques qu’à effectuer un retour sur celles-ci, à engager le débat entre chercheur·e·s de plusieurs générations et appartenant à l’une ou l’autre des traditions critiques.
On l’a dit, l’événement, qui devait se tenir en avril 2020, ne put avoir lieu. Ce dossier de revue est donc moins un produit de ce colloque qu’un pas de côté. Cette modification de format, anecdotique sans doute, impose pourtant un angle de lecture particulier aux contributions ici réunies : d’événement savant, nous passons à un espace de publication accueillant tout à la fois des analyses de corpus, des réflexions théoriques de même que des écritures, qui trouvent dans l’essayistique une manière de nommer les phénomènes, de jongler avec leurs contradictions.
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Ce dossier est traversé par deux approches différentes. D’un côté, nous avons de véritables discussions critiques, des reprises et déplacements de concepts, d’hypothèses, de postulats : la légitimité même des hypothèses globalisantes est l’objet d’interrogations diverses — pourquoi (ou pourquoi pas) ces hypothèses, demandent tour à tour Isabelle Daunais et Michel Lacroix. Occupent-elles autant de place chez les autres « petites nations », comme la Belgique, s’interroge Michel Biron? Les critiques y dépensent-ils autant d’énergie qu’ici à penser le propre de leur littérature? Les propositions anthropologiques d’André Belleau sont ensuite tirées vers de nouveaux corpus chez David Bélanger et Adrien Rannaud; l’hypothèse d’Isabelle Daunais dans Le Roman sans aventure (2015) est rapportée à l’histoire du livre chez Julien Lefort-Favreau; Louis-Daniel Godin enfin transporte du côté de la psychanalyse la pensée sociocritique de Michel Biron dans L’absence du maître (2000). De l’autre côté, nous avons des actualisations d’hypothèses, ce qui offre des contributions davantage ancrées dans les sources : la littérature québécoise d’avant 1960 s’interdit-elle vraiment de dire la romance amoureuse, comme le proposaient Jeanne Lapointe et Jean Le Moyne? C’est ce qu’explore l’article de Marie-Pier Luneau et Jean-Philippe Warren. Que devient, aujourd’hui, l’américanité québécoise abondamment commentée par les Chassay et Morency? Jean-François Chassay revient sur cette notion à partir d’un corpus bien contemporain. En marge du dossier, Kevin Lambert aborde, à sa manière semi-fictionnelle, la pratique de l’hypothèse chez François Ricard. Enfin, les textes de la section « Contrepoints » proposent d’autres manières très libres de « traverser » la littérature québécoise, en jouant sur les frontières entre les genres et en tentant d’actualiser la perspective. Le témoignage chez Laurance Ouellet Tremblay, le compte rendu chez David Bélanger, l’essai chez Vincent Lambert, la poésie en prose chez Camille Readman Prud’homme, la fiction chez Claude La Charité et le roman du numérique chez Sophie Marcotte sont autant de reprises du discours critique.
Ce caractère tantôt synthétique, tantôt analytique du dossier permet peut-être de mettre de l’avant un enjeu de la première importance, véritable leitmotiv dans toutes les contributions : les hypothèses sont toujours fragiles devant les textes. La contradiction menace, le déplacement fait tanguer l’édifice. En ce sens, ce dossier paraît une entreprise rare — pour ne pas dire unique — en études littéraires québécoises contemporaines. Plutôt que d’enjamber ou de répéter les grandes hypothèses qui façonnent les manuels, ce dossier propose de s’y arrêter, d’interroger, de discuter et, pourquoi pas, de polémiquer. Ce geste paraît essentiel pour saisir la formation de ce qu’on pourrait nommer notre imaginaire littéraire.