Dans un dossier de la revue Espace, publié en 2000 sur la nourriture en art contemporain, Nathalie Daniel-Risacher écrit que les artistes d'aujourd'hui « éradiqueraient discrètement » (20) le sujet de la nourriture de leur démarche, ce qu’elle explique en proposant deux hypothèses. Premièrement, ils remplaceraient le sujet de la nourriture par celui de la sexualité, qui servirait à exprimer un anticonformisme, alors que la nourriture ferait penser au matérialisme et à l’idéal bourgeois. Le poids de la morale condamnerait la délectation alimentaire, tandis que la sexualité, qui a longtemps fait l’objet d’interdits, serait célébrée. En réalité, l’alimentation et le sexe sont fréquemment réunis en art contemporain, par exemple, avec des images suggestives axées sur les bouches et les anus1. Deuxièmement selon elle, les artistes éradiqueraient les aliments des œuvres parce que le fait de représenter ceux-ci les priverait de leurs goûts et de leurs odeurs, ce qui mettrait en échec toute forme de représentation convaincante. On pourrait se demander pourquoi la représentation ne semble plus suffire, alors qu’elle y arrivait par le passé. Mais soulignons surtout un fait ignoré par l’auteure : la représentation n’est plus le seul, ni le principal moyen que prennent les artistes pour parler de la nourriture. Ils exploitent, plus que jamais peut-être, le domaine alimentaire, mais ils le font d’abord avec des denrées véritables.
L’intérêt de l’article de Daniel-Risacher réside dans la distinction qu'elle suggère entre la représentation et l’utilisation de la nourriture en art contemporain. Entre la nature morte et l’aliment utilisé en tant que matériau, renchérit en 2004 Joséphine Sans, « actuellement [en art contemporain], ce thème se décline en deux tendances : les natures mortes et l’art à base de nourriture » (8). Si cette idée est valable dans son ensemble, dans certaines œuvres, par ailleurs, l’usage d’aliments sert également à réunir les deux « tendances », soit à revisiter le genre de la nature morte, mais par l’emploi d’aliments véritables. La nature morte, avec ses tables servies et ses étalages de fruits, suggère, au moins depuis le XVIe siècle, le temps qui fuit combiné à la permanence, avec des nourritures qui sont maintenant sujettes à être bues et mangées dans un contexte performatif.
La nourriture est utilisée dans différents types d’œuvres performatives. Elle est prisée dans les tableaux vivants, dont l’origine remonte au Moyen Âge avec les crèches vivantes et les entrées royales2. Repris dans la photographie et dans le cinéma primitif, le tableau vivant était un divertissement particulièrement populaire au XIXe siècle; il consistait principalement en la représentation de peintures d’histoire connues par des individus costumés, qui gardaient la pose dans des mises en scène servant aux fins du récit3. Depuis la première moitié des années 904, en art contemporain, le tableau vivant désigne désormais des œuvres performatives représentant ou suggérant une œuvre d’art ancien, avec des individus qui gardent la pose, du moins pour un temps, ou qui bougent peu5. Les aliments exploités servent habituellement à souligner le caractère vivant du dispositif.
L’usage combiné de la nature morte, du tableau vivant et de la nourriture en art contemporain est relativement récent. Son origine serait à retracer au cinéma, en 1963, avec La Ricotta de Pier Paolo Pasolini. On sait que Pasolini s’inspire des arts visuels, ce qui invite naturellement à voir dans le film l’émergence d’une tendance en art contemporain. La Ricotta est le tout premier film néo-réaliste à faire un retour sur le tableau vivant historique, avec l’aliment, de surcroit. Mais c’est surtout l’idée de la transgression, patente dans le film6 et très présente en art contemporain, qui donne sa pertinence au rapprochement. La nourriture sert communément à représenter l’immanence et le cycle de l’existence, tandis que le tableau vivant sert à représenter la transcendance, ainsi que la permanence. Dans La Ricotta, c’est tout le contraire qui se produit. Les aliments demeurent intacts (jusqu’à ce que Stracci succombe finalement) tandis que les tableaux vivants échouent à maintenir l’idéal recherché, avec des corps qui bougent et qui respirent. La subversion des genres qu’effectue ainsi Pasolini préfigure l’emploi de la nourriture dans l’art contemporain. Si, au cinéma, cette digression avec l’aliment n’est pas particulièrement exploitée (même si elle survient notamment dans un film culte comme La Grande Bouffe), elle l’est de manière significative en art contemporain. Vanessa Beecroft marque un tournant à ce sujet. Sa pratique, qui est basée sur le rapport de l’artiste à sa propre alimentation, consiste essentiellement à mettre en scène des femmes de façon à créer des tableaux vivants. Certains de ces tableaux intègrent des aliments véritables qui sont bus et mangés.
Cet article poursuit deux objectifs. Le premier est de mesurer les apports de la nature morte et du tableau vivant au film de Pasolini. Le rapport de dépendance, fondé sur la contradiction, entre la nature morte et le tableau vivant dans La Ricotta imposerait un style dialogique, c’est-à-dire une forme hybride caractérisée par l’alternance des trames narratives et des styles visuels7. Dans les lignes qui suivent, nous proposons d’en déterminer les principales composantes, essentiellement par l’analyse diégétique du film. Notre second objectif est d’appliquer les résultats obtenus à l’interprétation de l’art contemporain à l’aide d’une approche inductive, basée sur l’œuvre de Vanessa Beecroft. Cette approche servira l’établissement d’idées générales, utiles afin de saisir le sens et la portée de l’usage de la nourriture en art contemporain.
La nature morte et la faim de Stracci
La Ricotta est un moyen métrage composé de deux trames narratives interdépendantes. L’une relate la journée d’un sous-prolétaire du nom de Stracci qui tente inlassablement de se nourrir. Il cherche à droite, à gauche, use de stratégies variées jusqu’à ce qu’il y arrive, puis il meurt. L’autre trame, qui relève de la mise en abîme, voire de l’autofiction, montre un réalisateur incarné par Orson Welles et retrace le tournage d’un film sur la Passion du Christ dans lequel Stracci tient le rôle du second larron. La structure de La Ricotta est atypique, ne serait-ce que par l’emploi de la nature morte et du tableau vivant qui créent des ruptures dans la narration en soulignant l’altérité des régimes cinématographique et pictural8. Le film croise deux récits et deux genres d’œuvres de manière à créer une antithèse narrative (en comparant la vie quotidienne et la Passion) et formelle (avec les traitements chromatiques et les vitesses variés). Il est essentiellement tourné en noir et blanc, intégrant quatre scènes en couleur : deux tableaux vivants, ainsi qu’une nature morte (Darbellay: 223), avec laquelle le film débute et se termine. La couleur « contribue évidemment à leur attribuer une connotation picturale » (223), souligne Laurent Darbellay, isolant les deux genres en suspendant l’illusion cinématographique par le contraste chromatique. La nature morte, qui se compose d’une table de banquet drapée d’une nappe blanche sur laquelle des victuailles abondent, est également montrée en noir et blanc à cinq reprises — si l’on exclut du compte l’autre table de banquet qui est dressée pour la fin du film enchâssé, sur laquelle nous reviendrons. La table semble toujours être à proximité, ce qui problématise les démarches infructueuses de Stracci pour obtenir de la nourriture.
Cette « nature morte » ponctue et délimite les quatre phases de l’histoire de Stracci : l’intervalle où il cherche et trouve finalement à manger, la période où son travail de figurant l’empêche de consommer la nourriture, le moment où il se sustente enfin, puis l’étape de sa mort, alors qu’il s’apprête à jouer sa seule scène, que nous traiterons en dernière partie de ce texte. Dans la première phase, caractérisée par la faim, l’insatisfaction et la fixation de Stracci sur le boire et le manger s’opposent à l’insouciance et au plaisir d’autrui. Hommes et femmes entourent le festin. Ils se prélassent ou dansent au rythme d’une musique endiablée, qui est diffusée par un mégaphone fiché au cœur de la nature morte. L’ensemble suggère la célébration de la jeunesse, de la beauté et de la vitalité, que symbolisent ici les aliments. Or, cet univers est inaccessible à Stracci, qui est tenaillé par la faim.
Dans la deuxième phase de l’histoire, les aliments réitèrent le poids de la contrainte relative à leur excès, qui était physique dans la première phase, et qui est maintenant hiérarchique. Elle est en quelque sorte énoncée par le mégaphone, qui est encore curieusement fiché au cœur des aliments. Stracci est au bas de l’échelle d’une hiérarchie sociale que constitue l’équipe du tournage, avec à son sommet le réalisateur et l’actrice principale. Il dépend, pour s’alimenter, du bon vouloir des autres, qui le méprisent ou l’ignorent. Dans un gros plan montrant le mégaphone entouré des vivres de la nature morte, le réalisateur demande la présence de Stracci pour sa scène, ce qui l’empêche de manger son pain et sa ricotta. Ensuite, la nature morte sert de décor pour l’actrice vedette, qui constitue l’élément central de ce « tableau » et qui se lève pour exiger le changement de scène. Le réalisateur y consent, ce qui est relayé par tous, même par un vieil homme, un pauvre diable édenté qui se trouve aussi devant la nature morte, comme si Stracci lui était également subordonné.
Dans la troisième phase de l’histoire, la nature morte sert à railler Stracci, mais également à le sustenter. Le protagoniste, libre de contrainte physique, mais toujours à la merci d’un pouvoir social, dévore enfin pain et ricotta, terré dans une grotte. Les membres de l’équipe, qui le surprennent, s’y attroupent et y transportent curieusement la table bondée de nourriture pour gaver en riant le pauvre homme, qui accepte tout sans restriction. Cette scène, montrée en accéléré, est particulièrement fascinante en regard de l’évolution de l’aliment dans la nature morte qui, d’objet social inaccessible, devient synonyme de plaisir pour soi, puis de nourriture ambivalente, potentiellement aussi mortifère que vivifiante. Stracci mange d’abord une pastèque, puis du vin et du fromage, auxquels s’ajoutent des spaghettis et d’autres choses encore. Le protagoniste, seul de son côté de la grotte, attrape les aliments de plus en plus informes qu’on lui lance, en échappe parfois, les ramasse sur le sol pour les avaler, comme s’il était nourri de restes et de déchets. Dès le moment où ils quittent l’espace de la table, les aliments changent de statut : le frais semble pourri, le pur devient impur et le divin, suspect.
Le film dans le film et ses tableaux vivants
Du film dans le film, le tournage de trois scènes est présenté : la scène de la crucifixion, qui clôt le tournage, dans laquelle Stracci joue et sur laquelle nous reviendrons, ainsi que deux scènes de descente de croix, qui reprennent respectivement, sous la forme de tableaux vivants, les œuvres maniéristes Déposition de croix (1521) de Rosso Fiorentino et Déposition (1527) de Jacopo da Pontormo. Pour créer un effet esthétique et émotionnel, le maniérisme, un mouvement de la Renaissance tardive, cherchait à rompre avec l’exactitude des proportions, avec l’harmonie des couleurs, en s’inspirant des œuvres de prédécesseurs. Ainsi, les tableaux vivants de La Ricotta reprennent en quelque sorte un art de la reprise. Mais l’essentiel de la ressemblance avec les maniéristes réside surtout dans la façon de réinterpréter les sources. Les maniéristes et Pasolini semblent questionner la signification des descentes de croix par un traitement formel mettant en avant l’idée de la décomposition.
Dans La Ricotta, Pasolini mettrait à l’épreuve non seulement le sujet, mais aussi le dispositif du tableau vivant. Le tableau vivant, qui condense en une image le récit, suggère une sublimation des corps, une suspension du temps. Comme le souligne Caroline Van Eck :
parce qu’ils restent immobiles comme des statues, [l]es personnages [qui le composent] nous donnent ainsi l’étrange impression d’être face à des « vivants-morts », en l’absence desquels, toutefois, l’illusion du tableau serait rompue (171).
Ainsi, le tableau vivant remettrait en cause l’idée d’une permanence humaine. Or, les personnages des descentes de croix de Pontormo et de Fiorentino ne sont pas réalistes et peuvent difficilement être mimés. Légers, sans tonus et en mouvement, ils défient les possibles; d’ailleurs, le tournage cumule les échecs. L’expression est grossière, on pouffe de rire, l’un des acteurs se met le doigt dans le nez, des figurants de peau noire « contaminent » un gros plan et l’échafaudage humain s’écroule sous le poids du Christ, qui est trop lourd pour être porté. La chute de croix, plutôt qu’une descente de croix, est éloquente en ce qui a trait au renversement de sens qu’opère Pasolini à l'égard du sujet et du dispositif. « La chute en soi — a fortiori dans le contexte de la mise en scène de la Passion du Christ — c’est le corps rendu à son essence profane, c’est-à-dire du point de vue dramaturgique, l’expression de la réintégration profane du corps » (Vert: 6), écrit à ce propos Xavier Vert. Chez Pasolini, par deux fois, la chute empêche la finalité suspensive du tableau, désacralisant la dépouille par une subversion à la fois artistique et politique.
Entre la nature morte et le tableau vivant
Par l’usage singulier de la couleur, Pasolini relie la nature morte et le tableau vivant. Il semble aussi les associer en renversant la signification première de ces deux genres. Qu’ils mettent en scène des aliments ou des individus, ces genres disent et sondent l’être humain, en quête d’une parcelle immuable. Ils disent sa condition d’être mortel, mais favorisent la transcendance par rapport à l’immanence. Pasolini inverserait ce rapport, revendiquant, pour sa part, le triomphe de l’immanence sur la transcendance; autrement dit, le vivant prime sur la représentation.
Le basculement qu’opère Pasolini repose, d’une part, sur la hiérarchie des genres de la peinture et, d’autre part, sur celle des beaux-arts, qui ont prévalu de la Renaissance jusqu’au XIXe siècle. Contrairement à la nature morte, le tableau vivant historique n’est pas un genre de la peinture. Il est un « genre versatile », selon Bernard Vouilloux, qui identifie quatre traits du tableau vivant en tant que genre, prouvant sa versatilité. Il serait, au début, étroitement lié aux arts de la scène, devenant une forme de divertissement pour l’élite, faisant parfois référence à une œuvre peinte connue. Ensuite, il se voit rattaché à la photographie, au cinéma, ainsi qu’à l’art contemporain. Le troisième trait, référentiel, où prévalent l’identification à l’original et le sentiment esthétique, rend possible l’inscription du tableau vivant dans une réflexion sur la hiérarchie des genres de la peinture. Enfin, les sujets des tableaux vivants sont généralement des scènes historiques, ce qui est vrai dès les débuts et chez Pasolini, de même que pour plusieurs productions ultérieures. Or, le tableau d’histoire, ici considéré au sens large, c’est-à-dire en incluant les scènes mythologiques et religieuses, était le genre le plus élevé dans la hiérarchie des genres de la peinture. La nature morte, a contrario, était au dernier rang de ce classement. Sous cette perspective picturale, le tableau vivant serait supérieur à la nature morte.
Sur le plan des médiums, cependant, la peinture qu’est une nature morte était au sommet d’une autre hiérarchie, celle des beaux-arts. Cette dernière incluait la sculpture, par exemple, mais excluait le tableau vivant pour n’être qu’un simple divertissement. Cette analyse, qui vise à appliquer au cinéma d’avant-garde des concepts des beaux-arts, réfère à l’origine des genres susmentionnés. Ils ont été établis entre les XVIe et XIXe siècles, aux périodes où se sont imposées les hiérarchies de la peinture et des beaux-arts. Nous faisons valoir que du travail avec les genres chez Pasolini découlerait une mise en tension complexe ébranlant ces hiérarchies.
La Dernière Cène de La Ricotta
La dernière scène de La Ricotta est la seule du film à concrètement associer la nature morte et le tableau vivant. Ce passage, montrant Stracci sur sa croix qui peine à répéter sa seule réplique en vue du tournage imminent, constitue un extrait de film avec paroles et non un tableau vivant. D’ailleurs, il est tourné à l’extérieur, alors que les reprises du Pontormo et du Fiorentino sont sur fond bleu; le comédien qui joue le Christ n’est en outre pas le même. Cette dernière scène unirait pourtant ultimement le tableau vivant et la nature morte en recréant une Dernière Cène. Si l’on applique ici l’analyse de Noël Burch, ce dernier repas de Pasolini citerait les premières « grandes formes narratives » (30-31) du cinéma, dont le sujet était précisément la Passion9.
Dans cette Dernière Cène, qui clôt La Ricotta, de même que dans le tournage du film sur la Passion du Christ, on retrouve à l’avant-plan une table de banquet garnie de victuailles. Cette table, qui rappelle l’autre, serait aussi une nature morte, ce que soutient Laurent Darbellay (223). Elle est montrée frontalement, incongrûment au pied de la crucifixion, qui est sur le point d’être filmée. Mais Stracci ne récitera jamais sa seule réplique. Quand le réalisateur crie et répète « Action » en attendant la réplique du protagoniste, comme il attendait vainement l’arrêt de l’action dans les tableaux vivants, il retrouve un tableau vivant mort, ou une vivante nature morte, en Stracci, qui meurt d’indigestion, selon ce qui est généralement admis (Crippa: 138). Mais le protagoniste pourrait aussi être décédé d’une combinaison de manque et d’excès de nourriture10 ou d'avoir tout simplement mangé, ce qui supposerait une inversion dans le rapport unissant le corps à la nourriture (puisqu’ici manger donne la mort). Faire de l’humain une œuvre d’art impliquerait donc de le tuer. Selon cette perspective, relevée par Steven Jacobs, le dernier passage de La Ricotta inverserait le mythe de Pygmalion, dans lequel une statue prend vie (Jacobs: 106). Stracci aurait aussi, à sa façon, donné vie à une œuvre, en consommant la nature morte, mais il en serait mort, avec pour conséquence la mort du vivant dans le tableau et dans le film. Une autre conséquence est l’irruption de la représentation dans l’existence, par des renversements nombreux auxquels la Dernière Cène n’échappe pas puisque, selon l’exégèse biblique, elle précède la Passion. Ici, elle clôt plutôt le film, et le film dans le film, dans une inversion du cycle.
De Pasolini à Beecroft
L’idée de décomposition, qui est déterminante dans La Ricotta, est aussi bien présente dans l'oeuvre de Vanessa Beecroft. Au cours des performances de l’artiste, qui durent plusieurs heures, les figurants qu’elle met en scène évitent les contacts visuels, demeurent détachés, muets. Ils gardent la pose le plus longtemps possible, après quoi ils peuvent s’accroupir, s’asseoir ou s’allonger. Leurs mouvements lents doivent être asynchrones (Beccaria et Beecroft: 18-19), l’immobilité prédominant, même dans les œuvres où ils entreprennent quelque action, comme consommer des aliments. Beecroft, qui, sur ce principe du tableau vivant qui se décompose lentement, a réalisé à ce jour au moins une soixantaine de performances11, aurait souffert de désordres alimentaires, ce qu’elle révèle en entrevue et dont témoignent plusieurs écrits à son sujet (Kellein: 3-4; Thurman, 2008). Pendant cinq ans, d’octobre 1987 à septembre 1993, elle a noté dans un carnet (Despair) tous les aliments qu'elle a consommés, de même que leur quantité et leur couleur (Celant, 2003a: 21; 2003b: 433). Parfois sont également notés son poids, les activités auxquelles elle participe (natation, restaurant, examen), ainsi que ses émotions et sentiments (« I’m Dying, I Feel Bad, Horrible, I can’t Sleep Anymore, Depression, Terrible Anxiety, Colitis, Happy ») (Celant, 2003a: 21). Comme le souligne Germano Celant, l’alimentation a un statut névralgique dans la vie et dans l’œuvre de Vanessa Beecroft, ce que révèlent son carnet, puis ses autoportraits :
The comestible element blends with the carnal and emotional element, in an association that, by the time the diary ends in 1993, finds an outlet and a synthesis in the process of drawing […]. Drawing replaces writing and becomes a way to capture and control the body according to the chromatic parameters of food. (Celant, 2003a: 21.)
Pour sa première performance, VB01 (1993), Vanessa Beecroft sélectionne trente jeunes femmes repérées pour ressembler à des portraits de la Renaissance ou à des actrices de cinéma des années 1960 (Beecroft, 2003: 45). Elle les expose au public, ne faisant rien, habillées avec ses vêtements, ayant en mains des thermos de tisane ou des pommes dans leurs poches (Beccaria et Beecroft: 17). Les femmes se tiennent autour du carnet, qui est posé sur un socle, au centre de la pièce. Les murs sont tapissés de dessins. Ce dispositif, qui établit une relation entre le nourri et le nourricier, montre de quelle manière les corps-autoportraits à venir de Vanessa Beecroft sont à envisager : en relation avec la nourriture.
L’artiste intègre des aliments à deux autres reprises dans ses performances. La première, VB52 (2003)12, se compose de femmes réunies autour d’une longue table de verre. Cette dernière suggère, selon Germano Celant, la translucidité d’une peau teintée par les aliments consommés, par exemple, le vert pour l’épinard (Celant, 2003a: 21). Les dessins de Beecroft explorent de telles variations charnelles. Les corps sont parfois polychromes, parfois monochromatiques. Ici les femmes poursuivent, pour ainsi dire, l’expérience des dessins, soit le rapport intime qu’entretient l’artiste avec le boire et le manger, cette fois dans le huis clos de la performance. Elles peuvent, selon leur volonté, consommer une nourriture garnissant la table de manière à créer des agencements de couleurs, principalement des enchaînements monochromes : gelées, végétaux et jus, jaunes, verts ou rouges, qui font écho aux tenues et aux coiffures13. Chacune d’elles, de l’adolescence à la maturité, revêt une couleur, suggérant des autoportraits de Vanessa Beecroft à différents moments d’une existence passée, actuelle et à venir.
La deuxième œuvre, VB65 (2009), met en scène des migrants africains vivant en Italie. Cette fois réunis d’un seul côté de la table en verre, ils font face à l’audience, une foule de vernissage. Vêtus de complets noirs, pieds nus, avec ou sans chemise, ils peuvent toujours, selon leur souhait, consommer de la nourriture : de l’eau à même la cruche et du poulet rôti directement posé sur la table sans couverts. Ils peuvent aussi fumer, mais doivent éteindre leur cigarette sur la table, ce qui souligne encore ici l’effet total et immédiat de la consommation sur l’être. Cette œuvre, qui considère la marginalisation des minorités visibles dans l’espace public, inverse les rôles : les invités deviennent les exclus, car ils regardent sans pouvoir prendre part au repas, tandis que l’« étranger » est au centre.
VB52 et VB65 soulignent, avec l’emploi de la nourriture, l’altérité du soi, qui est présente dans toutes les performances de Vanessa Beecroft. Ses modèles féminins subissent une transformation; elles font parfois penser à des cyborgs ou à des chefs-d’œuvre d’art ancien et moderne. L’ensemble des figurants, femmes ou hommes, incarnent l’indécidable : « À partir de corps réels, Beecroft en fabrique de nouveaux, situés sur une zone liminale, une frontière entre la vie et l’absence de vie, le sensible et l’insensible », écrit à ce propos Carole Halimi (285). Avec VB52, ainsi que VB65, cette interchangeabilité se situe sur plusieurs plans : entre le mangé et le mangeant, l’orée de l’existence et son déclin, l’absence de considération et l’avant-plan.
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Dans une étude récente de l’œuvre littéraire et filmique de Pasolini, Marco Antonia Bazzocchi suggère que la table de la dernière scène de La Ricotta fait allusion à l’opulence d’une société centrée sur l’exhibitionnisme et sur la perte, et dont la faim physique renvoie à la disette culturelle (103-104). Selon Xavier Vert, ces croisements de sens dénoteraient une contamination du sacré par le profane (7). La table, non seulement nature morte, mais aussi scène eucharistique chez Pasolini, rend possible des phénomènes similaires de contagion chez Vanessa Beecroft14. Elle exprimerait la rencontre du corps et de l’esprit, de l’immanent et du transcendant, en inversant les rôles15. La table est un corps, et le corps est objet.
La nourriture renvoie au cycle de l’existence : elle évoque le passage du temps, la vie, la mort. Son usage en art n’est pas nouveau. Ce qui l’est davantage, avec Pasolini ou Beecroft, c’est la remise en cause de certaines catégories empiriques qui lui sont associées. Si, traditionnellement, le divin n’est pas terrestre, l’objet n’est pas sujet, le nourri n’est pas nourricier et le frais n’est pas pourri, ils le deviennent parfois dans le contexte de l’œuvre. Le télescopage entre le sujet et l’objet, entre le vivant et l’inerte, semble faire écho aux formes de déshumanisation qui ont cours dans la société de consommation massive et du divertissement qui s’est développée dans la seconde moitié du XXe siècle. Cette époque a vu naître les néo-avant-gardes et les autres pratiques artistiques qui critiquent les excès en tous genres. Possession, consommation et destruction abusives, identification à l’objet et à un monde des apparences plutôt qu’au groupe social, voilà ce à quoi s’attaquent les artistes qui emploient la nourriture. Ils altèrent le tableau parfait qu’esquisse cette société du désir, notamment dans les discours issus des domaines marchand et publicitaire. Ainsi, l’usage par les artistes de la nourriture, dans la création d’œuvres où les frontières entre la nature morte et le tableau vivant deviennent poreuses, n’a pas pour unique fonction de problématiser le geste alimentaire ou ses représentations picturales. Cet usage critique a une portée politique, ce qui est évident chez Pasolini. Il embrasse le social et le personnel, ce qui se révèle avec force dans l’œuvre autofictive de Beecroft. En d’autres mots, la nourriture sert à traiter des désordres collectifs et individuels en tout genre, désordres qui ont sans doute toujours existé, mais qui sont exacerbés depuis la seconde moitié du XXe siècle, où s’est imposé un modèle de consommation destructeur. Ainsi la nourriture, qui contribue normalement à structurer le rapport au monde (pensons à son importance dans les fêtes et rituels), participe plutôt en art contemporain à sa déconstruction.
- 1. Le catalogue de l’exposition Into Me / Out of Me (Biesenbach et Bataille) permet de prendre la mesure de cette association.
- 2. L’exigence de garder la pose, de demeurer immobile pour faire tableau, est l’apport principal de ce divertissement qu'est le tableau vivant, aussi influencé par l’art du pantomime, le tableau dramatique de Diderot, les attitudes de Lady Hamilton et le monodrame de Jean-Jacques Rousseau.
- 3. L’ouvrage Le tableau vivant ou l’image performée (Ramos et Pouy) retrace l’évolution du tableau vivant, dans ses différentes manifestations artistiques et culturelles, du Moyen Âge à l’époque actuelle.
- 4. Des œuvres exploitaient déjà les principes du tableau vivant comme œuvre performatrice, par exemple l’immobilité dans Spring Banquet (1959) de Meret Oppenheim.
- 5. Sur l’apport du tableau vivant relativement à l’usage de la nourriture en art performatif, voir Mélanier Boucher, 2014.
- 6. Notons que le moyen métrage La Ricotta a provoqué la mise sous séquestre, par la censure italienne, du film à sketches franco-italien Ro.Go.Pa.G. (1963), dans lequel il s’inscrit, pour « offense à la religion d’État ».
- 7. Céline Parent (2005) affirme que La Ricotta est un film qui met en valeur des oppositions. Selon l’auteure, le tableau vivant à lui seul condense toutes les antithèses présentes dans le film.
- 8. « This strain of films [de Godard, Pasolini, Hitchcock et Greenaway] has various ways of marking painting as Other. Sudden arrest of motion, abrupt cutting between “painterly” and “cinematic” shots, marked tensions between surface and depth, split screens, marked passages from illusionistic colour to artificial palette, and rapid transitions from mundane or natural soundtracks to classical (“sublime”) music constitute a few of the recurrent devices in the foregoing body of films. Contemporary theory conceives of these alienating devices as quintessential to the transmediatization of painting into or, rather, onto film. » (Aldouby: 6-7.)
- 9. Récit universellement connu, la Passion peut être racontée sans mots, et elle l’était dans le cinéma primitif à l’aide de tableaux vivants incluant des Dernières Cènes (Burch: 30-31).
- 10. « Stracci dies of a mixture of starvation and overeating, having gorged on the remainders of the “last supper” chucked at him by the abusing actors. » (Aldouby: 66.)
- 11. Le site Internet de l’artiste (Beecroft, 2010), dont les mises à jour s’arrêtent en 2010, recense 66 performances.
- 12. Selon l’artiste, cette 52e performance révèle un nouvel aspect biographique de sa démarche.
- 13. Sur l’importance de la couleur, voir l’article « L’art performatif marche dans les traces de la peinture. Le cas de Vanessa Beecroft » (Boucher, 2012).
- 14. Vanessa Beecroft reconnaît la correspondance des deux œuvres avec la Dernière Cène (Beccaria et Beecroft: 20; Di Pietrantonio: 35).
- 15. « In La Ricotta, the continuous inversion between “reality” and “fiction” indicates that the question of representation is at the heart of the film. » (Mecugni: 104.)