Elle est tapie dans un coin, captive. Cédant à l’étreinte de la caméra surplombante, elle fixe les spectateurs et les spectatrices d’un regard qui ne vacille pas. Sans jamais se libérer de cette posture inconfortable, voire résignée, elle déclame les textos explicites, grossiers et violents d’hommes qu’elle a reçu sur l’application de rencontre Tinder.
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Dès l’abord, c’est l’expression corporelle de l’artiste qui se dégage et s’impose dans l’image. Accroupie, elle fait voir le travail de la caméra et l’organisation d’un espace visuel qui se conforme, de façon presque hyperbolique, au male gaze et à son désir d’objectivation du corps féminin. La vidéo performance The Key of F. paraît situer l’instance de pouvoir du côté du spectateur ou de la spectatrice en attisant son plaisir voyeuriste, selon un mécanisme décrit par Laura Mulvey dès 1975.
Or, malgré cette apparente docilité, l’expérience de visionnement ne correspond en rien à une consommation « agréable » de l’image. La violence du désir est redirigée vers le spectateur ou la spectatrice par l’entremise du regard de l’artiste, qui perce l’espace de la représentation. Les paroles proférées sont braquées sur le voyeur ou la voyeuse. Interpellé.e à son tour, il ou elle reçoit de plein fouet la force affective d’un désir désinhibé par les plateformes numériques. Le cyberespace en libère une expression brute et primaire déliée des contraintes de la bienséance ou même de la séduction. Les messages sont d’ailleurs déclamés par l’artiste avec un ton à la fois sensuel et vicieux qui ajoute au trouble suscité par leur contenu sexuellement explicite.
Habitée par l’altérité du désir masculin, l’artiste se voit dès lors dédoublée. Elle occupe deux postures contradictoires incarnées par le corps d’un côté, et par la parole, de l’autre. Elle se résigne et attaque, subit et agresse, excite et repousse. Cette cohabitation dissonante des contraires renvoie à ce qu’éprouvent les femmes1 lorsqu’elles s’exposent en tant qu’êtres désirantes en ligne. En effet, si les plateformes de rencontre encouragent l’émancipation sexuelle, elles laissent libre cours à l’expression débridée et pornographique2 du désir. Leurs modalités interactives — mentionnons notamment le swipe et les boîtes de dialogue — favorisent une stimulation du désir reposant tout entièrement sur l’approximation visuelle et superficielle des profils et sur son énonciation privée, à l’abri de la convenance. Les femmes qui s’y aventurent doivent alors négocier les violences relationnelles du désir pornographique — qui trouvent sur ces plateformes un terreau fertile — et l’expression de leur propre appétit et soif de l’autre. Sujet et objet, Madone et Putain, elles reprennent cette danse millénaire, ad nauseam. En multipliant et en exagérant les signes de l’indécence — que ce soit au moyen de la robe aguichante, du regard frondeur ou des propos vulgaires — Cooper nous révèle qu’elle se situe réellement du côté des interlocuteurs anonymes sur le Web, incapables d’aborder l’autre autrement que sous cet angle épuisé et redondant.
Ce déchirement de l’artiste, et par extension des usagères du Web, fait également écho à une expérience plus souterraine du patriarcat3. Luce Irigaray en détaille l’emprise sur la sexualité des femmes dans l’ouvrage Ce sexe qui n’en est pas un (1977). Elle en détourne les effets en valorisant l’autosuffisance du désir de femmes par le langage, ultime insoumission au regard d’un ordre qui repose tout entièrement sur sa suppression et son invisibilité4. Presque quarante ans après la critique radicale d’Irigaray, la manifestation publique de cette autonomie sexuelle se heurte encore et toujours à des voix qui la perçoivent comme une menace. La robe rouge écarlate de Cooper renforce cette lecture : elle évoque la figure de la « femme fatale » et l’ambiguïté et les dangers d’une sexualité assumée et débordante. La présence des femmes sur les sites de rencontre en ligne précipite d’ailleurs des comportements problématiques qui témoignent d’une sorte de ressac masculiniste et d’un refus de reconnaître la subjectivité complexe de l’autre : si l’interlocutrice fait miroiter sa disponibilité sexuelle, elle reçoit des descriptions graphiques et gratuites d’ébats dans lesquels elle sert d’accessoire pornographique et, lorsqu’elle refuse, se distancie et pose ses limites, elle est l’objet d’insultes et d’intimidations.
The Key of F. fait donc réfléchir aux limites de la prise de parole en ligne et aux enjeux intersubjectifs de l’ouverture à l’autre. Loin d’être un environnement soustrait aux dynamiques de genre, le Web les exacerbe et les rejoue à outrance. La vidéo de Cooper fait voir la vulnérabilité et la brutalité tour à tour, et dépeint le Web comme un environnement affectif et relationnel structuré par le désir, ses débordements et sa violence.
- 1. Ici, je m’attarde aux sujets femmes, en réponse à l’œuvre de Cooper. Le propos d’ensemble pourrait toutefois satisfaire à des analyses plus fines des dynamiques de genre qui sévissent sur ces plateformes au-delà des relations hétéronormatives évoquées dans ma courte exploration.
- 2. Par pornographique, j’entends un rapport à l’Autre et à l’image conditionné par l’accessibilité et la visibilité totale des corps (Marzano, 2003). Le régime pornographique n’encourage pas la rencontre avec l’Autre dans l’optique de la réciprocité ou de l’échange mais son asservissement à une quête unilatérale du plaisir. Il est révélateur que des femmes soient confrontées à un torrent d’insultes et de menaces lorsqu’elles refusent de coïncider avec cet idéal pornographique de la disponibilité sexuelle.
- 3. Le patriarcat est une forme d’organisation sociale basée sur l’autorité — économique, culturelle, sociale et symbolique — des hommes. Les psychanalystes, dont Luce Irigaray (1977), l’envisagent comme « ordre symbolique », c’est-à-dire qu’il constitue un système de signes et de règles qui préexiste le sujet et le conditionne.
- 4. La métaphore des lèvres qui se touchent et qui s’autosuffisent permet à Irigaray d’ancrer sa rébellion symbolique dans le corps de la femme et son imaginaire. La souveraineté du désir des femmes est inscrite à même leurs corps, jusque-là policé, géré et violé par les hommes qui l’abordent comme une propriété, un objet et un réceptacle passif de leur amour.