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Section sous la responsabilité de
Christina Contandriopoulos
Suzanne Paquet

« Terrain vague » est une expression bien connue pour décrire ces espaces qui, en milieu urbain, sont sans usage, en attente de développement, à l’abandon ou en friche. Le terrain vague est le lieu privilégié pour les interventions temporaires, pour l’agriculture improvisée et, plus récemment, pour l’appropriation citoyenne. Ce n’est pourtant pas le terrain vague en lui-même qui intéresse, mais bien sa disponibilité : le promoteur y voit une occasion d’affaires, l’architecte, l’accomplissement du grand projet, l’activiste, le lieu d’un idéal à défendre, et le citoyen, une socialisation à reconstruire. Or, qu’arriverait-il si l’on s’attardait plus spécifiquement au lieu en lui-même? Et qu’arriverait-il, surtout, si nous portions moins notre attention sur le « terrain », c’est-à-dire sur cet espace délimité par l’arpenteur-géomètre et déterminé en large partie par sa disposition à être construit, et davantage sur le « vague », c’est-à-dire sur la relation imprécise qu’il entretient avec notre expérience de la ville? Face à cette dernière question, une autre, tout aussi épineuse, apparaît : comment représenter, voire cartographier ce qui est de l’ordre de l’imprécis, de l’expérience et du laissé pour compte?

Carole Lévesque, Ouest (2018)  
Encre sur papier | 76 x 76 cm  
Image numérique | 1579 × 1582 px  
Avec l'aimable permission de l'artiste  

La nuance entre « terrain vague », la dénomination habituelle de ces lieux qui ne sont ni habités ni construits, et le « vague » comme espace d’errance sémantique et spatiale, peut paraître sans conséquence. Elle permet cependant de dégager ces espaces des attentes de productivité économique qui leur sont généralement associées pour les envisager comme des lieux pleinement autonomes. Et c’est à travers ce dégagement qu’on arrive à appréhender le vague avec la précision qu’il requiert et à entrevoir les efforts qui seront nécessaires à sa représentation. Il s’agit en effet de lieux sur lesquels poussent arbres et arbustes, où des déchets et d’autres objets familiers sont déposés, où des animaux séjournent, sur lesquels demeurent des traces d’usages passés et où peuvent apparaître des pratiques inattendues. Et ces espaces peuvent être décrits avec exactitude : l’objet du vague est tout à fait précis. C’est notre lecture codifiée de la ville qui entraîne l’état d’incertitude qu’on attribue généralement à de tels lieux.

Si la cartographie peut sembler être une méthode appropriée pour montrer ces lieux, leurs positions et contextes géographiques, elle exige cependant une bonne connaissance de l’espace et surtout de trouver la meilleure manière de le représenter. Afin de concevoir cette représentation, un travail de documentation a été entrepris sur l’île de Montréal, suivant un tracé longitudinal d’est en ouest. Durant trois ans et avec l’aide de 13 étudiants en design de l’environnement, un long processus d’inventaire a été engagé1. Six jours de marche ont d’abord été nécessaires pour traverser l’île et mener un relevé photographique attentif de 120 lieux vagues. Les caractéristiques de ces 120 lieux ont ensuite été recensées dans une base de données, ce qui a permis la sélection de 12 lieux représentatifs. Ces derniers ont fait l’objet d’un relevé précis et ont été retranscrits en 12 dessins perspectifs. Par ailleurs, dans un effort continu d’inventaire, une collection d’objets et de végétaux a été constituée, et un film ainsi qu’une captation sonore par saison ont été réalisés pour chacun de ces lieux. C’est par l’entremise de cette longue et lente accumulation documentaire que six élévations paysagères ont été composées et dessinées à la main, à l’encre, sur papier de coton. Chacune est directement liée à une journée de marche et correspond à une zone de l’île de Montréal : est-est, est, centre-est, centre-ouest, ouest, et ouest-ouest.

Carole Lévesque, Ouest-ouest (2018)  
Encre sur papier | 76 x 152 cm  
Image numérique | 3127 × 1572 px  
Avec l'aimable permission de l'artiste  

Le dessin à l’échelle d’élévations à construire est l’instrument principal avec lequel les architectes ont produit une représentation de l’architecture et de la ville sous la forme d’un paysage urbain idéal vers lequel tendre. La perspective a évidemment joué un rôle important dans le développement de cette perception idéale, mais c’est l’élévation qui, parce qu’à l’échelle et constituant un document de construction, porte la vraisemblance détaillée de la chose à venir. Si le dessin en vue frontale permet effectivement d’accepter d’emblée la valeur du nouveau paysage proposé, il apparaît plausible que le dessin de lieux vagues, à l’échelle et en élévation, participe à la valorisation du laissé pour compte et favorise la constitution d’un nouveau regard sur le paysage des lieux ainsi représentés. Contrairement à la vue topographique du plan ou de la carte, l’élévation intègre l’avant-plan et l’arrière-plan, deux éléments essentiels à la lecture d’un paysage, car reliés à l’expérience visuelle réelle. Ces plans transcrivent l’expérience de la cartographe, tout comme leur grand format, qui demande que nous bougions notre corps : que nous reculions afin d’envisager l’entièreté du paysage, que nous avancions pour entrevoir les menus détails cachés dans la densité du trait et que nous allions d’un côté à l’autre pour voir l’entièreté de la représentation. Observer les dessins revient en quelque sorte à marcher dans le paysage : une attention continue entre le proche et le lointain, entre le grand paysage et ses détails devient nécessaire. L’expérience réelle se retrouve également dans la composition des dessins : plutôt qu’une enfilade linéaire suivant les positionnements géographiques des objets rencontrés, la simultanéité des échelles et la juxtaposition d’éléments autrement dispersés exigent du spectateur une attention particulière. Cet effort de compréhension le mène à spéculer sur les raisons de telles juxtapositions, sur les lieux réels où se trouvent ces éléments et sur les relations qu’ils entretiennent entre eux et avec la ville. Enfin, l’élévation, au contraire de la perspective ou de la vue oblique, empêche le point de vue unique et permet un dialogue entre l’expérience de la cartographe et celle du spectateur. Il s’agit donc, par le dessin en élévation, de produire une forme d’inscription dialogique à la représentation et de fabriquer un nouveau rapport au paysage, comme une cartographie qui permet à chacun de se projeter à sa manière et à son rythme dans l’expérience réelle.

C’est donc par l’entremise de cet inventaire du terrain vague montréalais et de la réalisation des élévations que ce travail espère transformer nos considérations de ce qui forme un paysage urbain adéquat en un regard qui inclue, de manière positive et affirmée, ces lieux singuliers.

  • 1. Ce projet de recherche-création a reçu l’appui financier du CRSH et du CELAT. Équipe de recherche : Théo Chauviré, Fayza Mazouz, Raphaëlle Cormier-Dionne, Valérie Wagner, Mathieu Leclerc, Annie-Kim Simard-Maltais, Mathilde Prud’homme, Sarah Bengle, Marion Gosselin, Gabriel Bissonnette-Reichhold, Jérémy Fréchette, James Luca Pinel et Sébastien Daigle.
Pour citer

LÉVESQUE, Carole. 2020. « La précision du vague », Captures, vol. 5, no 1 (mai), section contrepoints « Projections ». En ligne : revuecaptures.org/node/4417