Je suis sur le point de rendre ce projet exceptionnellement tard, m’arrachant finalement à ma méthode de sabotage de prédilection : celle de l’abandon au détour d’une étape de finition. Réussir mon projet de ratage.
Avant cela : sur-réfléchir et finir par me demander pourquoi les collègues de l’université me sollicitent pour un projet artistique — un projet artistique sur le ratage; m’attaquer à un sujet bien trop vaste sur l’échelle de la vie; sur-expliquer la pensée derrière le travail.
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Je ne peux m’empêcher d’être attirée par ce qui est évident et littéral. Pas l’évidence bête qui vise à être facilement comprise, mais l’évidence authentique qui résonne soudainement et brutalement avec notre animal interne. L’honnêteté enfantine de nos singes sur une planète mélancolique. Pour ce projet, en tant que photographe : jouer sur des mises au point molles ou des cadrages foireux, voilà ce qui aurait appartenu au mauvais type d’évidence. Il me fallait quelque chose qui soit à la fois évident et trop grand.
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Au cours de ma vie, ma mère a dit plusieurs fois qu’elle avait raté la sienne. Les silences, les prescriptions et les gestes quotidiens de mon père ont exprimé le même sentiment. Et puis il est parti, laissant derrière lui plus de négatifs que je n’en produirai jamais. Une carrière artistique abandonnée tôt et des centaines de commissions pour des mariages, des industries et du patrimoine immobilier.
La douleur se déplace entre les membres, les membres d’une même famille.
Je me demande si on rate sa vie comme on rate ses projets artistiques. Je me demande si nous échouons de la même manière dans tous les domaines de notre vie.