Le corps humain est devenu une matière modifiable par le sujet lui-même, la médecine et la technologie. Les avancées actuelles rendent possible l’imaginaire fantasmé : un corps réparé et réparable à merci, transformé, ou encore augmenté. Or, ce corps recomposé artificiellement cherche à se rapprocher le plus possible d’un idéal tout-puissant. Avec la fécondation in vitro, les prothèses ou les implants bioniques, les scénarios de la science-fiction et de la bande dessinée s’invitent dans les cabinets médicaux. Cet article explore des exemples de la façon dont l’être humain du XXIe siècle se dessine, se crée et incarne des avatars transhumains ou posthumains. Avec les avancées technologiques, le corps se transforme en un matériau « extra-ordinaire », modelable à souhait, transformable, à l’image des figures héroïques de la bande dessinée. L’humain est, à l’heure actuelle, dans un processus fantasmatique de développement de soi, de dépassement de sa condition par l’entremise d’artifices installés sur ou à l’intérieur du corps. Cet article propose ainsi des va-et-vient et des analogies entre des actualités médicales d’augmentation et les modèles de la bande dessinée. Nous verrons comment d’une certaine manière, en se rapprochant des héros de papier, l’humain finit par dépasser les possibilités des corps super-héroïques.
Une médecine digne des superhéros
Depuis le siècle dernier et l’émergence du body art, le corps est investi par des artistes, qui utilisent la surface de la peau comme une toile ou repoussent les limites du corps au cours de performances parfois spectaculaires. L’intention est alors de manipuler le corps, de le transformer, de le faire évoluer pour exprimer une pensée spécifique. Ces changements ont un caractère plutôt transitoire qui se trouve également dans les transformations éphémères du cosplay. Il s’agit pour des admirateurs de bandes dessinées ou de mangas de se déguiser en personnage de fiction lors de conventions et de festivals, mais aussi lors de jeux de rôles grandeur nature. Le cosplay se retrouve aussi plus simplement sur Internet avec des photos publiées sur des forums. Comme le body art, le cosplay utilise la surface du corps et des artifices pour faire passer un message, le temps d’un évènement cadré dans le temps.
Parallèlement à ces performances artistiques éphémères, la science défie la contingence naturelle de l’être et contribue aux modifications corporelles. En 1923, le biochimiste Haldane écrivait déjà qu’à l’avenir, la génétique pourrait être utilisée pour rendre les humains plus intelligents, plus sains, plus forts : « Le chimiste ou le physicien est toujours un Prométhée. » (1923: 25) Ces paroles s’avèrent prédictives : la technologie médicale du XXIe siècle permet d’intégrer des implants dans le corps (tels les stimulateurs cardiaques, les prothèses, les puces biocompatibles) de plus en plus facilement. Déjà en 1999, à la clinique Propara de Montpellier avait été mise au point une prothèse artificielle de jambe dans le programme « Stand up and Walk » (Guiraud, 2014). Aux États-Unis sont en essais cliniques avancés des implants de la rétine, constitués de capteurs qui envoient au cerveau d’un non-voyant des informations permettant de distinguer les formes (Brilhault, 2014). Et, plus récemment, des biohackers californiens ont testé des gouttes oculaires — à base d’insuline, de saline et d’une chlorine de poissons de grande profondeur — qui permettent une vision nocturne comme chez certains X-Men (rappelons que Wolverine, Diablo et The Beast voient aussi bien le jour que la nuit). Ces gouttes, testées par leur inventeur Gabriel Licina, lui ont permis de lire des symboles et d’identifier des objets mouvants jusqu’à 50 mètres dans une obscurité presque complète. L’effet s’est dissipé après plusieurs heures, sans séquelle apparente (Jalinière, 2015).
Simultanément sont développés des implants cybernétiques qui introduisent l’ordinateur dans le corps, soit en le reliant à l’énergie du système nerveux, soit en le connectant à un moteur externe et régulateur, comme c’est le cas d’une jambe motorisée posée en 2003 (Andrieu, 2005: 400). Aujourd’hui, les prothèses de main et les exosquelettes rentrent également sur le marché médical, par exemple chez Bionik ou Limbitless Solutions. Et l’athlète Oscar Pistorius a montré le potentiel sportif des prothèses de jambes et fait émerger l’idée d’un « dopage prothétique » (Moutet cité dans Nicogossian, 2010: 105). Si ces prothèses ou augmentations sont effectuées au départ dans le cadre d’une chirurgie réparatrice médicale, elles fraient rapidement avec l’augmentation sans handicap.
Stéphane Manfredo rappelle qu’au début du XIXe siècle, la prospection imaginaire du futur reflétait l’enthousiasme et la frénésie qui prévalaient à cette époque quant aux potentialités de la science : « L’époque est euphorique : la science et le progrès permettront de comprendre et de maîtriser l’univers; ils deviennent les moteurs de l’histoire et l’objet d’un culte. Des découvertes prodigieuses devraient mettre fin à la misère, la famine, la guerre, la maladie, la mort. » (2000: 12) Après les deux guerres mondiales, cet élan optimiste cède la place au pessimisme, qui est notamment ressenti dans les œuvres de science-fiction abordant le thème des sciences médicales sur un mode héroïque dystopique. Le cyborg, rencontre de la cybernétique et de l’organique, apparaît dans Terminator (James Cameron, 1984), Blade Runner (Ridley Scott, 1982) ou encore The Six Million Dollar Man (Kenneth Johnson, 1974-1978). Et l’industrie des comics (Superman [Jerry Siegel, 1938-], Batman [Bill Finger, 1939-] et Captain America [Joe Simon, 1940-], par exemple) connaît un fort essor à la fin des années soixante. Le réalisateur David Cronenberg interroge également, dans son film eXistenZ (1999), cette mutation entre corps et machine par l’entremise du pod intégré dans la chair. La culture manga reprend aussi le cyborg avec le bras articulé de Cobra (Buichi Terasawa, 1978-1984) ou les X-Men (Stan Lee, 1963). Ces héros aux superpouvoirs dépassent les limites matérielles de leur organisme. Ils exposent la complémentarité technologique dans leur corps : hybrides greffés, implantés et augmentés pour devenir des surhumains (Haza, 2018). Or, beaucoup d’implants médicaux sont désormais inspirés des figures graphiques de la bande dessinée et du cinéma, et se rattachent à la culture des superhéros.
Un homme devenu cyborg?
Ainsi, préfiguré par la littérature de science-fiction, l’hybride Homme-machine fait aujourd’hui son apparition concrète chez les êtres humains. Historiquement, l’hybris représente l’atteinte à l’ordre cosmique et social, notamment avec les centaures, les êtres mi-humains mi-animaux des récits mythologiques, ravisseurs de femmes et mangeurs de chair crue (Caillois, 1988: 158). Dans la mythologie, l’hybridation croise le divin et l’humain, tel Prométhée, dont le corps est un mélange lui assurant une puissance plus grande qu’à l’ordinaire, ou le Golem imaginé par le Rabbi Loew, tous deux figures de la démesure, cherchant à se rapprocher des dieux. Comme l’écrit le sociologue Frédéric Lebas, Astro le petit robot d’Osamu Tezuka (1996 [1952-1968]) montre très bien « la figure du mécha, ce grand robot, exosquelette, ce double prothétique d’un corps augmenté, archétype japonais de l’imaginaire technologique » (2009: 45-46). L’histoire se passe dans un univers futuriste dans lequel les machines coexistent avec les humains. À la suite de la mort accidentelle de son fils, le Dr Temma crée un puissant robot, Astro, qu’il élève avec amour, en une sorte d’adaptation de Pinocchio. Mais le Dr Temma réalise que cet être d’acier ne peut remplacer son fils, qu’il est différent d’un humain dans ses conduites et ses affects. Avec une force incroyable, Astro combat le mal, le crime et l’injustice. Il lutte contre les robots qui haïssent les humains. Comme le souligne Lebas, « ce mécha intervient la plupart du temps comme sauveur de la civilisation japonaise, ou de l’humanité, face à toutes sortes d’aliens envahisseurs » (45-46). Par analogie, qui l’humain hybride moderne cherche-t-il à protéger? Ou de quoi souhaite-t-il se défendre? Comme le dit Bernard Andrieu, « cette supériorité (d’Héraclès, Hercule à Superman) divine et extraterrestre vient repousser les limites de l’action humaine par des performances sans précédent » (2005: 175). En outre, il souligne ailleurs que l’hybridité, à la différence de la forme « normale », met en œuvre un corps surpuissant, mais dont l’action n’est que la réalisation de sa double nature — bien ou mal, ange ou démon (2008: 18).
Des éléments parfois contradictoires tentent de se rassembler dans le corps du sujet, comme chez Achille, être à la fois mortel et immortel, vulnérable et invulnérable en raison de son talon. Dans la fiction, nombreux sont les personnages devenus des cyborgs après un accident (Iron Man [Stan Lee, 1963], Steve Austin [The Six Million Dollar Man]) ou après un combat (RoboCop [Paul Verhoeven, 1987], Darth Vader [George Lucas, 1977], Inspecteur Gadget [Bruno Bianchi, 1983]) ou encore à la suite d’une expérience ratée (les méchants Dr Fatalist ou Doom dans Fantastic Four [Stan Lee, 1961-], et le Doctor Octopus, ennemi de Spider-Man [Stan Lee, 1963]). L’hybridation crée donc une nouvelle identité par des extensions corporelles qui dépassent les limites de la nature. Pour Andrieu toujours, la sélection naturelle est remplacée par le design culturel du corps qui pallie les déficits et dégénérescences organiques (2004). L’augmentation technologique renforce le fantasme d’un corps qui ne serait pas déterminé par le biologique et l’inné, mais qui serait plastique, modifiable par une interaction avec l’environnement : « La recombinaison surnature le corps vivant en lui dessinant de nouvelles matières et des formes sanitaires d’existence adaptées au désir du sujet humain. » (Andrieu, 2005: 60)
Concernant ces augmentations et ces hybridations à l’image des personnages super-héroïques, les définitions du virtuel sont intéressantes à rappeler. Sur le plan étymologique, le terme est issu de virtus, la force, l’énergie, l’impulsion initiale (de vis, la force, et vir, l’homme). Le virtuel correspond à ce qui est en puissance, par opposition à ce qui est déjà advenu : « Est virtuel ce qui, sans être réel, a, avec force et de manière pleinement actuelle (c’est-à-dire non potentielle) les qualités du réel. » (Berthier, 2004: 16) Le virtuel s’opposerait à une présence charnelle. Mais aujourd’hui, ce qui est imaginé par des dessinateurs, des scénaristes, ce qui se crée d’un trait de crayon et s’efface d’un coup de gomme, s’incarne. Le virtuel en puissance advient. Il apparaît dans les espaces numériques bien sûr, avec l’interface rendant possible la création d’un avatar (il est d’ailleurs notable que ce terme renvoie étymologiquement à la matérialisation d’un dieu descendu parmi les Hommes). Nonobstant le virtuel prend aussi forme dans notre quotidien. En effet, nous voyons désormais considérablement se développer les prothèses et implants réalisés grâce à des impressions 3D peu coûteuses, et leurs modèles sont souvent calqués sur les membres des superhéros. Par exemple, en 2015, Disney s’associe à Open Bionic et propose ses dessins pour élaborer des prothèses de mains pour enfants, évoquant les héros de la franchise (Iron Man, Wolverine, Hulk…). Ainsi, les membres des superhéros remplacent les parties défaillantes de corps humains.
Le cas Stelarc
Tandis que ces prothèses à l’effigie des superhéros se développent particulièrement chez les enfants, les appareillages corporels sont, chez les artistes, bien souvent associés à des réflexions concernant le corps humain et sa finitude. Dans ce domaine, les implants fonctionnels les plus avancés sont ceux de Stelarc, particulièrement sa prothèse de bras contrôlée par des signaux électromyogrammes envoyés par des capteurs implantés dans les muscles de son abdomen et de ses cuisses (The Third Hand, 1980)1. « Il n’est plus question de perpétuer l’espèce par la reproduction, mais de renforcer l’individu en le remodelant », explique Stelarc, cité par Stéphanie Heuze (2000: 187). Pour l’artiste, la troisième main est une addition au corps et non une pièce de remplacement (à la différence des amputés). Il en va de même pour sa greffe d’oreille avec micro et système Bluetooth sur le bras gauche (Extra Ear, 2006). Cette création fait écho à l’Unheimliche décrit par Freud en 1919 : cette « inquiétante étrangeté » face à du connu que l’on peine à reconnaître. L’anatomie (l’oreille) ici délocalisée suscite cette tension entre familiarité et étrangeté. D’autre part, le fait que le dispositif (micro et système Bluetooth associé) ait dû être retiré à Stelarc suite à une infection mérite d’être souligné : le rejet corporel de la greffe est venu entraver l’élan de toute-puissance. À l’origine, cette oreille connectée lui permettait de partager les sons qui l’entouraient sur son site Internet : « L’idée est de transformer l’oreille en une sorte d’émetteur-récepteur Bluetooth distribué. Comme ça, si vous me téléphonez, je peux vous parler depuis mon oreille et j’entendrai votre voix dans ma bouche; si j’ouvre ma bouche, et que quelqu’un est près de moi, ils entendront votre voix sortir de ma bouche2 » explique l’artiste (cité par Nicogossian, 2010: 135). Stelarc pense « le corps comme un objet, pas tant en tant que contrepoint du sujet qu’en tant que corps immergé dans le monde, un corps manifestant la complexité du monde3 » (156). Ceci peut aussi nous rappeler le sixième sens avertissant du danger chez Spider-Man. Par ailleurs, dans le même désir que Stelarc, lors de la conférence TED Global de Mars 2015, le neuroscientifique David Eagleman a présenté une veste « extrasensorielle » connectée aux fils Twitter de son audience afin d’en ressentir les émotions. Ce professeur, considérant les limites de notre expérience de la réalité, a développé une veste convertissant des mots captés par une tablette en pressions interprétables par une personne sourde. Il adapte également cette technologie à des individus entendants afin d’élargir leurs perceptions sensorielles. Le logiciel reporte et transforme en perceptions les qualificatifs publiés par ses abonnés Twitter et lui retransmet l’humeur de ceux-ci en direct. Ces possibilités télépathiques se retrouvent par exemple dans la nouvelle « The Minority Report » (Philip K. Dick, 1956) et dans les X-Men (1963). Par ces augmentations, l’être humain se dote de qualités super-héroïques imaginées au départ dans la fiction.
Sculpter et dessiner son corps?
Finalement, le corps mute, s’invente et se crée pour les besoins du sujet, comme il est composé pour les exigences du récit de la bande dessinée. Il devient une sorte de « pâte à modeler, jusqu’aux limites de la modification irréversible, là où s’arrête toute possibilité de réversion et de plasticité » (Andrieu, 2008: 58). En ce qui concerne le graphisme de la bande dessinée, Isabelle Guillaume observe, par exemple, que dans Futuropolis (Pellos, 1937), le dessinateur René Pellos « déforme l’anatomie, raccourcissant notamment les jambes et surtout les bras selon les nécessités du cadrage net de la mise en scène » (2015: 132). Le corps dessiné est altéré, pour répondre aux exigences de la mise en page. De la même façon, le corps de l’individu augmenté doit pouvoir répondre aux attentes identificatoires du sujet. Pour Stelarc, au-delà des formes, ce sont même les fonctionnalités corporelles qui doivent être transformées : « plutôt que de remplacer une partie du corps qui manque, ou qui fonctionne mal, [l]es interfaces et [l]es dispositifs augmentent ou amplifient la forme et les fonctions du corps » (cité dans Baron, 2007: 188). Lukas Zpira, autre personnalité implantée, se revendique de son côté comme un « hacker corporel », « un pirate des formes organiques dont il refuse qu’elles limitent son rapport au monde », « un puzzle qu’[il] monte ou qu’[il] démonte » (Grugier, 1999: 19). Ceci nous rappelle le culte du corps dans le manga : tant qu’il y a un bout de corps, ce dernier peut se régénérer. Ce qui soulève bien des questionnements identitaires : où se loge la subjectivité du sujet dans le cas de la greffe de Glass Heart (Hōjō, 2001-2010), dont le cœur nouvellement implanté est empreint des souvenirs de son ancien propriétaire? La même question se pose concernant la future greffe de tête imaginée par la médecine actuelle avec le fameux docteur Canavero, surnommé « docteur Frankenstein » (Barthélémy, 2018). De façon métonymique, Zpira explique :
Je suis fait de mes marques. […] Elles ont la force du symbole gravé à même la peau. Même si on pouvait tout m’effacer, je n’aurais qu’à fermer les yeux pour voir ce que je suis. Les marques que je porte en apparence ne sont que la face visible de ma métamorphose. Pour moi, plus qu’un acte artistique pur et simple, la modification corporelle relève du spirituel. C’est une tentative de dépasser son corps biologique. (Grugier, 1999: 21)
Nous sommes ici face à un fantasme d’auto-engendrement, Zpira se revendiquant comme le puzzle et le créateur du puzzle.
Les biotechniques, par leurs ajouts ou modifications, engendrent une opposition dans la représentation, entre une image du corps et un schéma corporel d’origine qui s’opposent à ceux produits par l’apposition de nouvelles technologies. S’impose ici la figure du héros de papier de la série Dragon Ball (Akira Toriyama, 1984-1995) et toutes ses « évolutions, déformations, membres qui poussent, métamorphoses, échanges de corps, division, multiplications, fusions (réversibles ou définitives), corps bioniques, cyborg, contrôle mental, absorption, rajeunissement, jeunesse éternelle, résurrection, métempsychose » (Guillaume, 2015: 146). Les corps de Dragon Ball subissent d’incroyables transformations par l’ajout et l’incorporation d’éléments bioniques, ce qui entraîne une nouvelle représentation, consciente, mais aussi inconsciente. Le philosophe Jean-Jacques Wunenburger, proposant des réflexions sur l’imaginaire des corps, précise qu’il y a là « le sentiment que nos contemporains cherchent moins à jouer avec leur corps en le revêtant ou en le dédoublant, qu’à l’échanger radicalement contre un corps artificiel, jusqu’à sa disparition en tant que substrat biologique » (cité dans Potier, 2007: 155).
Ainsi, les implants actuels, par leur présence physique, inscrite dans la chair, agissent tant dans le conscient que dans l’inconscient de l’individu. Dans un mouvement narcissico-objectal, les sujets cherchent à atteindre le corps propre et le corps de l’autre. C’est cet idéal du corps, de l’identité et du lien aux autres qui transparaît dans les discours des « hackers corporels ». Finalement, le corps inné est laissé de côté. Ainsi, le corps fantasmatique du cyborg ou de l’Homme augmenté est un corps sans limites imaginaires, à l’instar de celui créé par le dessinateur de bandes dessinées. Il s’agit d’agir sur le corps et l’esprit, ce qui fait écho aux recherches de la Silicon Valley sur l’« augmentation cognitive » (voir le projet Neuralink d’Elon Musk en 2017). Par exemple, le développement de casques numériques n’est pas sans rappeler le Cerebro du professeur Xavier dans X-Men. L’entreprise Halo Neuroscience a investi en 2018 1,5 million de dollars auprès d’investisseurs comme Andreessen et Xavier Niel pour la création d’une technologie destinée à améliorer les capacités du cerveau sur la base d’impulsions transmises aux neurones (Huang, 2019). De même, à Ottawa, Personal Neuro Devices (2014) développe un casque pour stimuler ou calmer l’activité cérébrale. L’humain se rapproche de façon évidente de ses héros de bandes dessinées.
Éthique des augmentations corporelles
Ces augmentations posent nécessairement une question éthique. Elle se retrouve dans certains récits, comme La Caste des Métabarons (1992-2003) et Les Technopères (1998-2006) d’Alejandro Jodorowski, ou, par métaphore, dans le manga Gunnm de Yukito Kishiro (2000 [1990-1995]). Dans cet ouvrage, fruit d’une réflexion sur les nanotechnologies, les cyborgs de la décharge conservent une humanité en conservant leur cerveau. À l’inverse, sur Zalem — la cité céleste qui trône au-dessus de la décharge —, le cerveau des humains a été remplacé par une puce informatique qui les pousse à coloniser l’espace, tandis que leur corps organique est préservé (Suvilay, 2008). Se posent ici des questions d’humanité et des problèmes existentiels : peut-on renoncer au corps pour valoriser le cerveau ou doit-on garantir l’intégrité corporelle et les fonctions innées pour rester humain?
Si certains scénarios sont acceptables dans la science-fiction, qu’en est-il dans le monde réel? Les appareillages et augmentations engagent des questionnements psychologiques, philosophiques et éthiques, comme en témoignent les différentes commissions qui travaillent sur ces sujets. En 2004, le Comité d’éthique du Centre national de la recherche scientifique (Comets, CNRS) a commencé à appréhender les enjeux éthiques des nanosciences et des nanotechnologies autour des trois fondamentaux de notre civilisation : nature, technique et culture. En 2006, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) a travaillé plus spécifiquement sur les problèmes éthiques liés à leurs utilisations dans le domaine de la santé (au regard de promesses d’applications « révolutionnaires »). En 2005, le groupe européen d’éthique des sciences et des nouvelles technologies auprès de la Commission Européenne a rendu un avis concernant les implants utilisant les technologies de l’information et de la communication (TIC) et leurs conséquences sur la dignité et à l’intégrité humaines. Enfin, en 2009, le panel STOA (Science and Technology Options Assesment) du Parlement européen recommandait la création d’une entité européenne chargée du suivi de ces questions, afin d’établir un cadre normatif autour des techniques d’amélioration de l’être humain. Il s’agit notamment de prendre en compte les risques associés à ces pratiques et leur caractère, ou non, de réversibilité. En effet, l’inégalité induite entre les sujets, le caractère obligatoire, ou non, de ces augmentations, la remise en cause du mérite (c'est-à-dire la dévalorisation de capacités acquises sans effort versus la souffrance de l’entraînement), ou la dépréciation de la loyauté (du fait de moyens artificiels) invitent à la prudence. Ces diverses commissions posent clairement la nécessité d’un cadre légal et éthique concernant les prothèses et augmentations humaines. Depuis, des lois de bioéthiques sont régulièrement débattues.
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Pour conclure, les implants liés à la réparation évidemment, mais plus profondément les augmentations non médicales, interrogent les nouvelles représentations du corps des sujets et les fantasmes qui y sont associés :
Ces mouvements fantasmatiques peuvent aller dans le sens de la toute-puissance (liée au développement de la science et des technologies); dans le sens d’une abolition des limites entre soi et les autres (d’une diminution de l’espace d’intimité de chacun au profit d’un espace de communication plus grand); dans le sens d’une croyance en la science amenant à des fantasmes d’immortalité ou de naissance. (Haza, 2018: 273)
C’est par exemple ce que l’on retrouve avec les utérus artificiels, déjà présents dans Brave New World d’Aldous Huxley (1932), ou encore avec le cerveau survivant au mari décédé dans la nouvelle « William and Mary » de Roald Dahl (1959). Ces avancées bouleversent alors ce qui constitue et fait l’être humain : le corps inné. Finalement, nous pouvons nous demander si les fantasmes actuels ne dépassent pas les récits de science-fiction : en effet, même les corps de superhéros de la bande dessinée vieillissent (c’est le sujet de Batman. Dark Knight [Frank Miller, 1986] ou Watchmen [Alan Moore, 1986-1987]). Mais l’idée, qui anime nos fantasmes, d’éloigner la mort et le vieillissement par l’augmentation corporelle se retrouve déjà dans des œuvres comme Ghost in the Shell (Masamune Shirow, 1989-1991), où le cerveau est logé dans un robot. Et il s’agit aujourd’hui d’une réalité envisagée.
Qu’impliquent psychiquement ces possibilités d’augmentation chez les sujets? « Ces fantasmes peuvent provoquer des angoisses, notamment par rapport au corps défaillant, comme des angoisses de morcellement ou de destruction. » (Haza, 2018: 274) L’enveloppe de chair et d’acier ne suffit pas forcément à combler le sujet et parfois la souffrance est telle qu’elle entraîne des actes désespérés, comme les suicides qui, dans les mangas, permettent de choisir la vie éternelle. Le corps apparaît comme une métaphore de la souffrance : les difficultés identitaires et existentielles viennent s’inscrire dans la chair, à l’instar des symptômes classiques d’attaque du corps. Les augmentations corporelles peuvent ainsi venir témoigner d’un narcissisme défaillant et de difficultés de représentations de soi. Et les nano-implants, les augmentations et les corps cyborgs inspirés de la science-fiction interrogent les entités nosographiques avec lesquelles pense la psychopathologie.
Jusqu’où cette évolution peut-elle aller, quelles en sont les limites si le virtuel est actualisé, incarné? Les augmentations non médicales semblent en effet se départir de l’ironie de la bande dessinée dans laquelle des limites sont posées. Par exemple, dans One Piece (Oda, 2000 [1997-]), le superpouvoir s’accompagne d’une restriction : celle de ne pas nager. Quelles sont de fait les limitations de l’humain augmenté? Est-il en capacité d’accepter des restrictions? Du point de vue de la psychanalyse, qui permet de relier les pulsions sexuelles et de mort qui animent le sujet, une dernière question se pose concernant le contenu des fantasmes en jeu dans l’augmentation corporelle. En effet, nous sommes dans des fantasmes identitaires de négation de la mort et de la finitude du sujet, mais nous remarquons qu’à l’inverse des corps érotisés de la bande dessinée, la question de la sexualité est ici laissée de côté. L’augmentation vise l’agressivité, la puissance, la force, plus que la libido. Le sujet dénie-t-il ses pulsions engageant la rencontre sexuelle avec un autre, pour se référer davantage au double narcissique, au clone, à l’instar d’Iron Man4? L’augmentation corporelle enlèverait-elle donc les enjeux sexuels du sujet au profit d’une vie éternelle? Voilà peut-être de nouveaux scénarios de bandes dessinées…
- 1. « Elle a été conçue aux dimensions de la vraie main droite de Stelarc (avec les fonctions de pincer, saisir et les rotations de poignet, et avec le système de rétroaction tactile pour un sens rudimentaire du toucher), et mise en marche par les signaux du muscle EMG (par des électrodes qui récupèrent du millivoltage qui est pré-amplifié pour s’interfacer au mécanisme du mouvement. » (Nicogossian, 2010: 156) En 2016, l’Institut de Georgia Tech a cherché à développer pour les batteurs une prothèse du même type, et ce, en vue d’améliorer les performances rythmiques.
- 2. « The idea is to turn the ear into a kind of distributed Bluetooth headset. So if you telephone me I can speak to you from my ear, and I will hear your voice in my mouth; if I open my mouth and someone is close to me they will hear your voice coming from my mouth. » (entretien et traduction de Judith Nicogossian, dans le cadre de sa thèse, 2010)
- 3. « Stelarc thinks the body as an object, not so much as a counterpoint to a subject but rather the body immersed in the world, the body manifesting the complexity of the world. » (entretien et traduction de Judith Nicogossian dans le cadre de sa thèse, 2010)
- 4. Voir l’article de Florian Houssier dans le présent dossier.