Dès leur apparition dans les années 50, les émissions de cuisine françaises ont été conçues selon un format très démonstratif. Quatre décennies après celles qu’animait le grand cuisinier Raymond Oliver, les émissions du chef multi-étoilé Joël Robuchon ont continué, dans les années 2000, à mettre en scène la présentation de recettes sous forme de leçons adressées aux téléspectateurs (Roger). Au même moment, toutefois, le modèle didactique qui s’était imposé comme une règle du genre a été abandonné dans de nouvelles émissions qui, sous l’influence de formats inédits, ont intégré la pratique de la cuisine à un récit.
Si un récit peut être défini comme un discours qui relate une série d’actions formant une histoire (Aristote: 123), il est possible d’appeler émissions culinaires narratives les programmes dans lesquels la préparation d’un plat constitue l’étape centrale d’un scénario qui a pour effet de donner une signification particulière à la réalisation de la recette. À l’inverse des émissions démonstratives qui font de l’exécution d’une recette face aux caméras un exercice à visée pédagogique, les émissions narratives ancrent la confection d’un plat dans une situation qui lie la pratique de la cuisine à des enjeux d’un autre ordre. Ainsi, le champ de la représentation y est ouvert à des préoccupations sans lien direct avec l’objectif de transmission du savoir culinaire, ce qui opère une dilution plus ou moins marquée du discours technique de la recette et enrichit l’image de la cuisine qui est véhiculée. Dès lors, ce type de programmes apparaît comme l’une des sources par lesquelles chaque individu est amené à « inventer » son propre profil culinaire (Abramson: 158).
Les exemples d’émissions culinaires narratives sont nombreux. Il s’agit notamment des émissions de compétition telles que Masterchef ou Un dîner presque parfait, qui dramatisent la préparation d’un plat en la désignant comme le vecteur d’une victoire plus ou moins décisive pour la vie personnelle des protagonistes. Dans ces programmes, le récit prime et les recettes ne font pas l’objet d’une présentation suffisamment détaillée pour pouvoir être intégralement assimilées par les téléspectateurs. Néanmoins, d’autres formats concilient les registres narratif et démonstratif en scénarisant l’exposé des recettes. Alors, la cuisine apparaît comme une activité liée à des intentions spécifiques qui donnent sens à l’investissement de ceux s’adonnant à la confection d’un mets.
C’est le cas des trois émissions que l’on se propose à présent d’étudier. Julie cuisine, Allô Sophie et Dans la peau d’un chef s’appuient toutefois sur des dispositifs très différents pour mettre en récit la réalisation de recettes, et donnent des significations dissemblables à la pratique culinaire. À partir de ces trois exemples emblématiques de l’évolution des émissions culinaires françaises, on tentera donc de mettre en lumière les modalités par lesquelles les récits ont été façonnés et de comprendre leur impact sur la transmission télévisuelle des recettes.
Julie cuisine : représenter un style de vie idéal
Julie cuisine est un programme court qui a été diffusé sur TF1, première chaîne de la télévision nationale française, en 2004 et 2005 à titre de séquence publicitaire pour la marque d’électroménagers Whirlpool. L’animatrice et productrice Julie Andrieu souhaitait renouveler le type d’émissions de cuisine proposées sur les écrans français, mais s’est heurtée à la difficulté de faire accepter ses projets auprès des chaînes nationales. Le financement par Whirlpool, bien qu’il ait imposé de faire du programme une vitrine publicitaire destinée à mettre en scène l’image « moderne et haut de gamme » dont la marque souhaitait parer ses produits (Paoli-Lebailly: 12), a permis que cette émission soit diffusée quotidiennement vers midi, au milieu d’un tunnel publicitaire. Parce que l’émission avait pour but de mettre en scène une certaine vision de la cuisine, la présentation des recettes y est inscrite dans un récit fictif que chaque épisode développe de manière relativement embryonnaire du fait sa durée limitée à deux minutes, jingles de présentation du sponsor inclus.
À contre-pied des démonstrations exécutées face aux caméras sur un plateau de télévision, Julie cuisine met en avant le caractère prétendument réaliste de situations présentées comme authentiques — c’est-à-dire non mises en scène pour la télévision. La façon dont est filmée l’émission donne aux téléspectateurs l’illusion qu’ils observent une scène qui n’est pas une représentation destinée à un public, même si les paroles de l’animatrice exposant les étapes de la recette sont directement adressées aux téléspectateurs. Le discours démonstratif entre ainsi en tension avec une prise d’images qui semble être effectuée à la dérobée. La présence fréquente d’obstacles, tels que des rideaux ou des ustensiles qui encombrent l’image et empêchent une vision claire et dégagée des gestes accomplis par Julie Andrieu, manifeste le caractère supposément intrusif de la présence des caméras. De ce fait, le téléspectateur est placé en position d’observateur, si ce n’est de voyeur, d’une scène intime : le dispositif formel porte à croire que Julie Andrieu fait la cuisine chez elle et pour elle.
Le décor de l’émission n’apparaît donc pas comme un studio de télévision mais comme un espace habité. Il représente un lieu de vie qui ne comprend pas seulement une cuisine, mais aussi une salle à manger attenante ainsi qu’un jardin visible à travers les fenêtres situées à l’arrière-plan. Son aménagement et sa décoration témoignent de sa forte personnalisation. La disposition désordonnée de nombreux éléments disparates crée un effet de saturation de l’image témoignant des divers usages dont l’espace est censé être le support. Ainsi, l’aménagement réaliste du décor, par opposition à celui des plateaux de télévision, ménage un certain nombre d’« interstices » (De Lazzari: 120) lesquelles donnent à voir différentes facettes du mode de vie de celle qui en est présentée comme l’occupante, c’est-à-dire l’animatrice Julie Andrieu. Le cadre étant à l’image de celle qui y vit, il contribue, par sa décoration soignée et colorée ainsi que par la qualité de son équipement culinaire, à dresser le portrait d’une femme moderne et aisée. Les nombreux livres visibles à l’arrière-plan désignent Julie Andrieu une amatrice cultivée en matière de cuisine, et permettent de faire référence à d’autres occupations auxquelles l’animatrice s’adonnerait.
La fiction sur laquelle repose l’émission, celle de représenter la vie intime de l’animatrice, conduit à mettre en scène la pratique de la cuisine en lien avec des contextes particuliers qui assimilent la réalisation d’une recette à une action répondant à une intention définie. En dépit de leur durée limitée, chacun des épisodes évoque ou illustre les circonstances dans lesquelles se déroule la préparation du plat. Ainsi, avant de passer en cuisine, Julie expose les raisons pour lesquelles elle a choisi de confectionner tel ou tel mets. Elle prépare un gratin de macaronis pour un dîner en tête-à-tête, car « les plats que préfère [s]on amoureux sont aussi ceux qu[’elle] prépare pour les enfants, en fait ce sont des recettes simples, des plaisirs faciles, presque régressifs » (Julie cuisine, 19 mai 2005). Toute recette est donc intégrée à une logique d’action qui lui donne sens, et chaque numéro de l’émission se clôt sur des images figurant le contexte de consommation du plat. De la dégustation gourmande en solitaire à la soirée décontractée entre amies, les situations dans lesquelles les mets sont servis varient et impliquent l’ajustement des recettes à l’effet qu’elles doivent produire.
Le rôle de Julie Andrieu n’est donc pas seulement d’exécuter les recettes qu’elle présente, mais d’incarner un véritable personnage, ce qui la distingue d’une experte chargée de transmettre son savoir. Par le biais de la cuisine, l’émission donne à voir divers indices par lesquels le public aperçoit et imagine son style de vie. La multiplicité des visages de Julie Andrieu qui sont montrés au fil des situations dépeintes lors des épisodes quotidiens contribue à donner une certaine épaisseur à une figure dont l’attitude et la façon de faire la cuisine sont toujours adaptées aux circonstances. La tenue vestimentaire portée par la présentatrice change ainsi à chaque épisode, le tablier porté pour la préparation de plats ménagers, par exemple, laissant la place à une tenue élégante lorsqu’il s’agit de recevoir. Aussi, l’image fictive qui est donnée de Julie Andrieu propose un mode de vie idéalisé, conformément à la vocation publicitaire du programme qui la met en scène.
De fait, Julie cuisine illustre fidèlement le slogan de la marque Whirlpool proclamé en ouverture de chacun de ses numéros, à savoir que « cuisiner est un plaisir ». Le récit associé à la recette fait toujours de la réalisation d’un plat une action volontaire destinée à « assouvir [les] désirs de cuisiner » (TF1) de ceux qui les préparent. Toute dimension contraignante se voit écartée du programme, car Julie Andrieu évite ostensiblement et explicitement la réalisation des tâches qu’elle juge désagréables. Les œufs au bacon qu’elle prépare au four à micro-ondes sont décrits comme une « parade » permettant d’éviter les désagréments causés par « les odeurs de cuisine, […] la friture […] et les poêles à nettoyer » (Julie cuisine, 18 mars 2004). Par ailleurs, du fait de sa courte durée, l’émission offre une vision accélérée et tronquée des recettes, laquelle retire du champ de la représentation toutes les étapes pouvant être pénibles ou répétitives. La succession rapide et fluide des images illustrant la préparation du plat semble indiquer que l’exécution des recettes elle-même procède d’une telle aisance.
Le plaisir que la présentatrice tire de l’activité culinaire tient notamment au fait qu’elle ajuste ses pratiques à ses goûts personnels. Ainsi, Julie Andrieu déclare décider de la composition de sa salade d’herbes en fonction des variétés qu’elle a pu récolter dans son jardin, et selon un équilibre spontané établi à partir de ses propres préférences (Julie cuisine, 8 juillet 2004). C’est présenter la créativité comme centrale dans sa pratique de la cuisine. Celle-ci est désignée comme une activité d’expression libre de soi obéissant au seul objectif du plaisir procuré par la préparation d’un plat et par sa dégustation. Par exemple, la présentatrice prépare une salade vietnamienne dans une version « rebricolée » qui permet de produire un résultat savoureux avec peu d’efforts (Julie cuisine, 11 janvier 2005). La possibilité de s’affranchir des contraintes est un élément central du processus donnant corps à une vision de la cuisine en tant qu’activité valorisante. Celui qui prépare une recette dans ce registre « ne veut plus de cette époque de contraintes obligatoires, et ne rêve que de liberté, de légèreté individuelle », comme l’écrit le sociologue Jean-Claude Kaufmann (279). C’est donc bien ce « rêve » que Julie cuisine donne à voir sous la forme d’un univers culinaire et domestique idéal.
Allô Sophie : le dépassement de soi par une épreuve culinaire
L’émission Allô Sophie a été diffusée sur TF1 trois ans après l’arrêt de Julie cuisine, alors que les émissions culinaires commençaient à se multiplier et à connaître un succès croissant à la télévision française1. Produite par la société Coyote, spécialisée dans les programmes de divertissement, cette émission de quarante minutes a été programmée le samedi en fin de matinée sur une grande chaîne nationale. Allô Sophie se présente comme une émission de coaching, et emprunte de nombreux codes spécifiques à ce type de programmes rattachés à l’univers de la télé-réalité. Il s’agit d’une émission proprement narrative qui retrace les différentes étapes de l’intervention d’un coach culinaire auprès de cuisiniers amateurs en détresse. L’animatrice appelée à jouer ce rôle est Sophie Dudemaine, auteure de livres de cuisine à succès. À l’instar des autres programmes de coaching (appliqués au domaine de la décoration ou du ménage notamment2), Allô Sophie relevait davantage du divertissement que de l’émission conçue pour transmettre des savoirs pratiques. Son ambition était de s’adresser à un large public et pas seulement aux téléspectateurs souhaitant enrichir leur répertoire de recettes.
Dans ce cas, le récit qui entoure la pratique de la cuisine a pour principal but d’associer celle-ci à un enjeu dramatique de la vie personnelle des protagonistes. Par conséquent, la préparation des recettes ne constitue qu’une étape de la dynamique narrative de l’émission, et apparaît seulement comme un moyen d’arriver à un objectif qui n’est pas proprement d’ordre culinaire. Chaque épisode, Sophie Dudemaine vient en aide à une personne souhaitant réaliser un repas qui lui permet d’exprimer des émotions ou des sentiments (Anonyme, 2008). Par exemple, la coach assiste un jeune homme qui prépare son repas de demande en mariage (Allô Sophie, 24 mai 2008), ou bien « tent[e] de sauver la réputation […] d’une jeune maman complètement perdue en cuisine », qui s’est décidée à prouver à sa belle-mère qu’elle sait nourrir correctement ses enfants (Allô Sophie, 22 mars 2008). L’accent est davantage mis sur les enjeux émotionnels que sur les considérations culinaires, ce qui confirme l’appartenance de l’émission à l’univers de la télé-réalité, au sens où elle est marquée par une « insistance sur la dimension subjective, personnelle, émotionnelle des événements » (Bourdon: 175).
Les différentes séquences composant l’émission sont liées et commentées par une voix off masculine dont la fonction de narrateur est celle d’ordonner la progression du récit en modulant son rythme et en replaçant chacun des événements dans leur logique dramatique. Grâce à ce dispositif, qui rappelle celui des reportages, l’émission entend montrer qu’elle représente une situation authentique, nullement mise en scène pour la télévision. De fait, les scènes sont tournées dans des lieux « réels » et non sur des plateaux de télévision : notamment à l’intérieur du domicile des protagonistes. Les contraintes liées à ces espaces imposent parfois certaines difficultés pour les prises de vues, la piètre qualité du cadrage constituant alors une preuve supplémentaire de l’authenticité des situations filmées. On ira jusqu’à considérer, en vertu de ce dispositif, que Sophie Dudemaine n’endosse pas le rôle d’une animatrice. Bien qu’elle soit la figure autour de laquelle l’émission est construite, la coach apparaît comme un personnage impliqué dans l’action et non comme l’instance chargée d’assurer la médiation directement auprès du public.
Au-delà de sa fonction dramatique, la préparation du repas est elle-même décrite comme une action périlleuse dans la mesure où les individus à qui la coach doit venir en aide se caractérisent par leur incompétence culinaire. La préparation du repas avec l’aide de Sophie Dudemaine est désignée comme un « défi » ou un « challenge » que les protagonistes doivent relever. Le passage en cuisine — cette dernière étant assimilée par certains à une « chambre de torture » (Allô Sophie, 22 mars 2008) — apparaît comme un exercice difficile qui impose aux protagonistes de se dépasser : la « peur », le « stress » et l’appréhension précèdent l’accomplissement du « marathon » que constitue la mise en œuvre du repas (Allô Sophie, 10 mai 2008). Le recours au vocabulaire sportif montre l’assimilation de la préparation des recettes à une performance imposant un véritable effort.
L’insistance sur la difficulté de la tâche qu’ont à réaliser les néophytes permet d’accentuer la tension dramatique en laissant ouverte une possibilité d’échec, redoublant ainsi la dramatisation de l’acte culinaire. Les divers obstacles rencontrés lors de la réalisation des recettes sont alors particulièrement mis en valeur, qu’il s’agisse d’impairs techniques ou d’erreurs dues à l’inexpérience et à la panique des amateurs. L’ensemble crée un effet de suspense, qui constitue un moyen de maintenir l’attention des téléspectateurs pendant les quarante minutes d’émission.
Toutes ces péripéties offrent également un élément comique procurant une tonalité divertissante au programme. Le piètre niveau des amateurs en cuisine est souvent tourné en dérision afin de provoquer des réactions amusées de la part du public. La découpe peu assurée d’un oignon par une jeune femme est ainsi décrite sur un ton moqueur comme un « massacre » (Allô Sophie, 22 mars 2008), tandis que la mise en scène de la détresse d’un jeune homme face au « calvaire » que constitue la préparation d’un poulpe fait l’objet d’une insistance marquée (10 mai 2008). Il reste que le rire suscité par ces contre-performances culinaires témoigne, a contrario, de l’importance donnée à la maîtrise des techniques culinaires dans la constitution d’une image valorisante de soi. C’est ainsi tout l’objet de la dynamique narrative de l’émission que de présenter une trajectoire de transformation de soi par le biais de la cuisine.
Conformément au modèle narratif stéréotypé emprunté aux émissions de coaching, le récit proposé par Allô Sophie s’organise selon une structure fixe qui en ritualise le déroulement autour d’étapes successives. Deux séquences placées en miroir au début et à la fin de chaque épisode mettent en contraste la situation initiale et la situation finale : l’écart entre les deux témoignages des protagonistes révèle l’ampleur du changement opéré par l’intervention de Sophie. L’action de la coach s’articule en plusieurs temps qui permettent le déploiement de sa stratégie, dès la prise de contact avec le candidat, lors la réalisation des courses, puis au moment de la préparation même des différentes recettes. Le récit culmine avec la scène du repas, laquelle marque l’accomplissement du défi dans la mesure où elle permet aux protagonistes, par l’intermédiaire des plats servis, de délivrer un message d’ordre émotionnel ou d’assurer la reconnaissance de l’image qu’ils souhaitent donner d’eux-mêmes.
C’est dans le cadre de la réalisation de ce « défi » intégralement préparé par Sophie que s’inscrit la présentation des recettes. La coach ne propose pas de démonstration à l’intention directe des téléspectateurs; mais ses échanges avec les protagonistes permettent, par le mécanisme de la double adresse, que le public assimile ses instructions en même temps que ceux qui doivent les mettre en œuvre pour relever leur défi. Sophie endosse ainsi le rôle de guide et fournit aux cuisiniers en détresse un cadre imposé servant de modèle à leurs façons de faire. La transformation de soi est rendue possible par l’adoption d’une nouvelle manière de cuisiner, ce qui dote Sophie Dudemaine d’un rôle tutélaire vis-à-vis des néophytes. La relation se nouant entre les protagonistes se teinte d’une forte coloration affective, la bienveillance qui caractérise Sophie Dudemaine étant à l’origine de la complicité qui l’unit à ses cuisiniers d’un jour. En somme, il apparaît que la réussite de l’épreuve repose en grande partie sur les échanges interpersonnels par lesquels se produit la transmission et l’intégration d’un mode d’action nouveau ouvrant la voie à ce qui est présenté comme un véritable dépassement des capacités individuelles.
Une cuisine de l’intime?
Julie cuisine et Allô Sophie sont donc deux programmes qui mettent en scène des situations prétendument authentiques, au sein desquelles la préparation d’un plat est entreprise par des personnages en réponse à des préoccupations ancrées dans leur vie. On peut se demander si l’insertion des recettes dans un tel type de récit comporte un impact sur la façon dont celles-ci sont transmises au public et, partant, appropriées par lui, même si ces deux programmes ne se destinent pas uniquement à des téléspectateurs attentifs au discours informatif concernant la cuisine.
En premier lieu, il apparaît que la forte personnalisation des émissions autour des personnages féminins qui les animent met en place une relation spécifique entre celles qui possèdent le savoir culinaire et le public auquel elles s’adressent. De manière générale, la transmission d’une recette s’appuie souvent sur la confiance accordée à son auteur ou à son transmetteur, ce qui explique que les spécialités issues du cercle familial ou amical soient privilégiées, notamment lorsqu’elles relèvent d’un « secret » dont le partage a pour effet d’établir une connivence entre le donneur et le receveur.
Parce qu’elles ne sont pas des professionnelles de la cuisine, Julie Andrieu et Sophie Dudemaine ne sont pas placées en position d’autorité par rapport aux cuisiniers amateurs, et la légitimité conférée par leur maîtrise des techniques culinaires n’est pas le facteur principal qui fait la valeur de leurs recettes. C’est plutôt le personnage qu’elles incarnent qui fait d’elles des références, voire des modèles, aux yeux du public. Les deux animatrices se situent en position de proximité et de familiarité vis-à-vis des téléspectateurs — et en particulier des téléspectatrices. Dans Allô Sophie, Sophie Dudemaine est présentée comme « la complice préférée des cuisinières françaises » (Allô Sophie, 10 mai 2008), ce qui témoigne du lien de confiance que l’émission tend à établir avec ses téléspectateurs. L’efficacité de ses interventions mises en scène dans l’émission semble assortir ses recettes d’une garantie de succès, tandis que la bienveillance dont elle fait preuve en fait une figure rassurante. En réalité, les qualités dont le récit pare les recettes ont une importance décisive dans un contexte de concurrence commerciale aiguë entre les diffuseurs de recettes. La relation de familiarité créée avec le public vise à distinguer les recettes dont les animatrices sont présentées comme les auteures3 au sein d’une offre pléthorique.
L’insertion des recettes dans un récit oriente la signification attachée à la pratique de la cuisine. La reproduction de celles-ci ouvre alors la voie à une appropriation plus large du mode d’action dans lequel elles sont présentées, en ce que la recette porte en elle la promesse d’un effet que le récit a illustré. On peut considérer que la réalisation d’une recette de Julie Andrieu confère, à celle qui l’entreprend, l’illusion de devenir pour un moment la cuisinière idéale, si ce n’est la femme idéale, celle qu’incarne l’animatrice. Ainsi, il s’agit d’offrir des modèles autour desquels chacun pourra ou voudra construire sa propre vie (Goffman). Puisque « l’expérience des autres nous permet de nous inventer différents » (Kaufmann: 244), la vision de la cuisine transmise par de tels programmes peut constituer une source d’inspiration pour les téléspectateurs. Même si l’insistance sur l’originalité et la personnalisation des pratiques, en particulier dans le cas de Julie cuisine, nous conduit à penser que les modèles proposés sont assez peu contraignants, il n’en reste pas moins qu’ils contribuent à l’intégration dans les pratiques de discours orientant l’investissement personnel dans l’activité culinaire.
Dans la peau d’un chef : une compétition télévisée
Diffusé sur la chaîne publique France 2 entre 2013 et 2016, Dans la peau d’un chef est un programme de divertissement proposant à des invités de « jouer au chef » (Oren) le temps d’un défi culinaire qui met à l’épreuve leurs compétences. Comme l’affirme la formule rituelle sur laquelle s’ouvre l’émission, « nos candidats, simples amateurs de cuisine, se retrouvent, le temps de notre émission, Dans la peau d’un chef ». On parle d’endosser un rôle culinaire inédit en conformant ses pratiques au modèle incarné par les chefs. À partir de mars 2015, l’émission débute par une « masterclass » lors de laquelle un chef cuisinier ou encore l’animateur de l’émission, Christophe Michalak — chef pâtissier ayant remporté le titre de champion du monde de pâtisserie en 2005 —, y va de la démonstration d’une recette que les candidats sont ensuite chargés de reproduire en trente minutes, grâce aux notes qu’ils auront prises pendant la leçon. Les performances sont jugées sur la capacité à reproduire le plat modèle; le gagnant remporte la somme de cinq cents euros.
Directement inspirée des succès de la téléréalité comme Top Chef ou Masterchef, l’émission Dans la peau d’un chef transpose le thème de la compétition culinaire dans le cadre d’un dispositif de jeu télévisé destiné à être diffusé tous les jours en fin d’après-midi. La réalisation des plats s’effectue sur un plateau de télévision, selon des règles définies par et pour l’exercice télévisuel. Aucun recours n’est fait à quelque récit d’une situation censément préexistante ou indépendante des caméras. L’émission met en scène une compétition qu’elle crée de toute pièce et qui n’a de sens qu’en tant qu’expérience télévisuelle. Les confessions livrées par les candidats face à la caméra, en mode tête à tête confidentiel, selon une convention caractéristique du registre de la télé-réalité, permettent de multiplier les voix narratives et de suivre l’action du point de vue des différents protagonistes. Ces séquences réflexives ponctuent la trame narrative du programme, entrecoupant le présent de l’action avec les commentaires rétrospectifs ou prospectifs des principaux intéressés. Un tel enchevêtrement met en valeur l’expérience vécue par les candidats dans le cadre d’un exercice télévisuel étroitement encadré.
Remarquons que le déroulement du programme ne s’adapte pas à la recette qui est préparée. Au contraire, la recette elle-même se voit adaptée aux contraintes du dispositif, quitte à faire appel à des procédés qui en compliquent ou transforment la réalisation : afin de préparer une charlotte aux fruits rouges en trente minutes, Christophe Michalak emploie des « raccourcis » qu’il conseille aux téléspectateurs de ne pas reproduire dans leur cuisine, comme l’utilisation de récipients réfrigérés pour accélérer la prise de la crème ou le refroidissement accéléré du dessert au congélateur, pourtant préjudiciable, de l’aveu même du chef, à la qualité des fraises fraîches qu’il contient (Dans la peau d’un chef, 17 septembre 2015). La performance qui consiste à réaliser les créations des chefs en trente minutes se déroule donc dans les conditions propres aux règles de l’émission, lesquelles ne correspondent pas aux circonstances ordinaires des pratiques domestiques.
Les modalités de l’épreuve réduisent l’exécution des recettes à leur seul aspect technique. C’est essentiellement par la répétition à l’identique des gestes des chefs que les amateurs doivent prouver leur talent culinaire, l’enjeu de la victoire résidant dans la maîtrise des manipulations à mettre en œuvre. La dégustation du plat n’a d’autre fonction que d’évaluer s’il est conforme. D’autre part, pendant que le chef fait sa démonstration, les candidats jaugent leur capacité à l’imiter d’après leur familiarité avec les tours de main à mettre en œuvre : une jeune femme estime que « ça part plutôt bien » pour elle, attendu que la recette de tarte aux pommes de Christophe Michalak ne comporte aucune étape lui étant inconnue (11 juin 2015). Les recettes sont caractérisées selon leur niveau de difficulté, et pas question de prendre ses distances avec le mode opératoire imposé. Toute « erreur » ou improvisation de la part des candidats étant désignées comme des écarts par rapport à ce qui est attendu d’eux.
Du reste, la principale difficulté à laquelle sont confrontés les candidats est celle du temps très limité dont ils disposent pour réaliser la recette. Une forte tension est ainsi créée, faisant de la préparation du plat une véritable épreuve, rendue plus spectaculaire encore à observer. Face à des candidats jugés trop lents, Christophe Michalak affirme ainsi : « Mettez le boost les enfants, là il ne faut pas réfléchir! On n’est pas en vacances » (22 mars 2016). Le passage en cuisine est éprouvant pour les candidats, et le « stress » auquel ils sont confrontés est sans cesse ressassé. Cette insistance sur la difficulté et la pression qui accompagnent la confection des plats contraste avec le discours valorisant le plaisir de cuisiner, relégué au second plan. En effet, si Christophe Michalak déclare que préparer son dessert permet de « se fai[re] plaisir » (11 juin 2015), ou bien que la participation à l’émission a pour but de « passer un bon moment » (22 mars 2016), cela ne l’empêche pas de souhaiter « bon courage » aux amateurs avant qu’ils commencent à réaliser sa recette (17 septembre 2015).
Se glisser « Dans la peau d’un chef » semble donc répondre à des motivations plurielles. Comme dans Allô Sophie, se conformer à un modèle imposé permet le dépassement de soi, dans une épreuve qui, potentiellement, révèle la capacité du candidat amateur à rivaliser avec un chef reconnu. La fierté des candidats à remporter la victoire témoigne du crédit que le « défi » leur a permis d’acquérir sur le plan culinaire. D’autre part, le programme montre que la cuisine constitue un terrain de jeu permettant de se mesurer à d’autres par le biais de compétitions. Déconnectée des enjeux émotionnels liés au partage du plat préparé, la cuisine apparaît comme une discipline qui, de manière comparable aux pratiques sportives, procure un plaisir lors de l’accomplissement de performances fondées sur la maîtrise éprouvée de ses règles.
Trois visions de la pratique culinaire
L’inscription de la présentation de recettes dans un récit s’appuie donc sur différents dispositifs formels qui donnent corps, dans les trois programmes étudiés, à des visions dissemblables de la pratique culinaire. Décrite comme un plaisir et un moyen de faire plaisir, la cuisine apparaît également comme un vecteur de mise à l’épreuve de soi et se voit liée au « stress » de la confrontation au regard des autres. Dans la mesure où le récit fait de la préparation d’un plat une action mise en œuvre par un personnage, la cuisine est représentée, dans tous les cas, en tant qu’activité d’expression de soi, thème phare de l’évolution actuelle du discours télévisuel, lequel valorise la mise en scène des sentiments et des émotions intimes, notamment dans le cadre de compétitions spectaculaires. Les émissions culinaires n’échappent pas aux valeurs de la « post-télévision » telle qu’elle a pu être décrite par Jean-Louis Missika et entrent en écho avec le développement contemporain de la pratique de la cuisine en tant que loisir. En effet, l’intérêt particulier qu’a développé une partie privilégiée de la population pour la cuisine tient à la valorisation du plaisir et de l’enrichissement personnel auxquels est liée cette activité, en rupture avec la dimension contraignante d’un exercice quotidien et nécessaire (Cairns).
Si l’activité culinaire y est désignée comme un moyen d’accomplissement personnel, les récits qu’esquissent Julie cuisine, Allô Sophie et Dans la peau d’un chef disent bien la complexité des rapports entre la reproduction des modèles et la revendication de l’autonomie dans la constitution des identités culinaires. Quand Allô Sophie et Dans la peau d’un chef font de la reproduction d’un modèle (notamment celui qu’incarnent les chefs professionnels) la condition du dépassement de soi, Julie cuisine valorise une cuisine personnelle et spontanée où diverses sources d’inspiration sont mêlées et recomposées pour donner forme à un style personnel. Alors que les deux premiers programmes mettent en scène une évolution radicale et spectaculaire, le dernier souligne que l’assimilation de modes d’action nouveaux va de pair avec une forme plus ou moins prononcée de recomposition de soi qui ouvre la voie à de « micro-inventions » (Certeau: 300) par lesquelles s’affirme l’expression du moi.
- 1. La mise à l’antenne d’Allô Sophie en février 2008 coïncide avec les débuts de l’émission quotidienne Un dîner presque parfait sur M6.
- 2. Queer, cinq experts dans le vent a été diffusé sur TF1 en 2004; C’est du propre!, sur M6 à partir de 2005; D&Co, à partir de 2006.
- 3. En plus d’être exposées dans le cadre des émissions télévisées, les recettes étaient également publiées sur internet et ont été éditées sous forme de livres directement adaptés des émissions.