Dans Trente (2018), Marie Darsigny nous livre les pensées qui la tiraillent à l’orée de son trentième anniversaire. Comme pour sa sœur Nelly Arcan, celui-ci revêt un présage de mort dont elle ne peut s’affranchir. Au fil des chapitres, les mois s’écoulent, absorbés par l’écriture, par la consommation de stupéfiants et, surtout, par la fréquentation abusive des médias sociaux. De fait, Internet sert de charpente au récit et y occupe une place prépondérante. Son usage accentue le sentiment de vide de la narratrice, qui croule déjà sous la « BLACK WAVE » (129), un désir insurmontable de disparaître.
Dans l’ouvrage, l’intériorité orageuse de la narratrice se donne à lire en parallèle avec les tweets et les entretiens d’Angelina Jolie et d’Elizabeth Wurtzel, célébrités qu’elle surnomme affectueusement Angie et Lizzie et qu’elle épie dans l’anonymat. Se réfugiant quotidiennement derrière son écran, Darsigny se nourrit du moindre mot de ces figures de bad girls, anciennes toxicomanes, qui, comme elle, mènent une vie de combat contre l’autodestruction : « FOR A CERTAIN KIND OF PERSON, ENOUGH IS NEVER ENOUGH » (113). Aux yeux de la narratrice, la parole de ces célébrités se transforme en un véritable guide de survie, car ces dernières sont parvenues à l’impensable : dépasser l’âge redouté, le cap des trente ans. Comment? Lizzie publie la réponse sur Twitter : « graduellement puis soudainement » (20).
Usant d’abréviations propres aux échanges sur Internet, Darsigny se demande constamment « WWAD », c’est-à-dire « WHAT WOULD ANGIE DO » (38). Ce souci de suivre le même code de conduite qu’Angelina Jolie montre le pouvoir qu’exercent ses idoles sur la narratrice et le peu d’emprise qu’elle a sur sa propre existence. Pour se motiver à agir convenablement, Darsigny prétend être observée par Angie. La présence d’un être supérieur qui la juge l’oblige à la perfection, au même titre que les regards scrutateurs de ses abonnés sur Instagram.
Authentique partisane de la culture de l’écran, Darsigny a conscience qu’Internet sert à évaluer son succès de même que celui des autres. Ainsi, l’amertume l’envahit lorsqu’elle n’obtient pas le Prix du récit Radio-Canada. En effet, avec cet échec s’envole la possibilité de voir luire la mention « FULL OF PROMISES » (35) au côté de son nom, ce qui lui aurait offert la possibilité d’exister au vu et au su de tous. D’ailleurs, incapable de supporter les publications Facebook qui placardent sous ses yeux envieux le bonheur qui lui échappe, Darsigny choisit la fuite et se rend à Las Vegas pour la période des fêtes. Comme toujours, rien ne parvient à la divertir du temps qui passe, mais durant lequel il « ne se passe jamais bien » (71).
Par son propos et par les collages qui l’accompagnent, le livre illustre parfaitement la place préoccupante qu’occupent les images virtuelles du Web dans l’existence de la narratrice. En effet, l’autrice joue avec l’accumulation en superposant des photos de la page Wikipédia d’Angie, ou en recouvrant son propre portrait de messages d’erreur « It’s over » (94). L’esthétique kitsch de ces collages manifeste la nature même d’Internet : une omniprésence dissimulant des vérités troublantes. En ce sens, bien que Trente de Marie Darsigny soit un petit livre à la couverture rose, il renferme une litanie tragique qui montre qu’à chaque instant il faut se battre pour survivre. Au regard de cette épreuve, Internet, censé fournir une fin au mal-être, nous maintient sous sa cloche de verre, dans un jeu d’images figé, où le soi et l’autre demeurent en quelque sorte inaccessibles.