L’installation Le Bitty de l’artiste belge Olivier Blanckart a suscité une mini-crise diplomatique entre la France et le Luxembourg lorsqu’elle a été présentée, en décembre 1998, dans le cadre de l’exposition Gare de l’Est au Casino Luxembourg. Jouant sur le nom de la propriété de Jacques Chirac en Corrèze, Le Château de Bity, l’artiste a détourné le portrait officiel du président de la République française, élu en 1995, pour proposer une œuvre en forme de blague potache. Campé au milieu des jardins du Palais de l’Élysée, un Jacques Chirac en carton-pâte prenait les traits d’un faune cornu au sexe turgescent par lequel s’écoulait un jet d’eau. Au-delà de l’humour graveleux du cervidé-fontaine, l’installation faisait allusion à plusieurs polémiques entourant le président. Tout d’abord, sa réputation de séducteur invétéré, soulignée dans plusieurs biographies, mais également le nombre impressionnant d’affaires de détournement de fonds dans lesquelles il était impliqué au moment de son élection à la présidence de la République et qui auraient pu expliquer, selon certains, sa « vie de château ». C’est cette dimension diffamatoire qui a retenu l’attention de l’ambassadeur de France au Luxembourg, lequel a cru bon d’alerter le ministère des Affaires étrangères français pour relater l’affaire et exiger le retrait de l’œuvre avant l’ouverture de l’exposition (Lunghi, 2007). Heureusement pour l’artiste, la France était alors en régime de cohabitation (un président de droite et un gouvernement de gauche), ce qui a fait en sorte que l’affaire a été classée sans suite après avoir certainement provoqué quelques rires dans les coursives des ministères.
Au-delà de son aspect diffamatoire, Le Bitty proposait également une réflexion intéressante sur le pouvoir infamant de l’image publique, telle qu’on la retrouvait en Italie à la fin du Moyen Âge1. L’œuvre est en effet un pastiche en trois dimensions du portrait officiel de Jacques Chirac. Chaque Président de la Ve République, lorsqu’il entre en fonction, fait produire son portrait par un photographe reconnu. Ce portrait photographique, en quelque sorte la continuation républicaine du portrait du roi, est accroché dans les 36 681 mairies françaises et reste une institution très respectée (comme en témoignent en 2019 les procès intentés à des militants écologistes qui ont décroché les portraits d’Emmanuel Macron et ont été poursuivis devant les tribunaux pour atteinte à la République). Chaque portrait est largement commenté lorsqu’il est rendu public et chacun cherche à déceler la trace que veut laisser le nouvel élu dans l’histoire : celui de Valéry Giscard d’Estaing, photographié en costume de ville devant le drapeau français en 1974 par Jacques Henri Lartigue, voulait souligner la modernité du jeune président; Gisèle Freund, en photographiant François Mitterrand en 1981 en train de lire Les Essais de Montaigne dans la bibliothèque de l’Élysée, cherchait à mettre en évidence l’homme de culture… Jacques Chirac, pour sa part, a innové sur plusieurs plans en 1995. Il opta pour une photographie d’extérieur, prise dans les jardins de l’Élysée, et choisit une pose délibérément décontractée, légèrement penché les mains dans le dos. Mais c’est surtout le choix de la photographe qui retint l’attention, puisque le président invita Bettina Rheims, connue principalement pour ses photographies érotiques de jeunes femmes.
En insistant sur cette rencontre improbable entre le président de la République et la photographe de charme, Olivier Blanckart a voulu mettre en évidence la dimension performative de l’acte photographique, qui ne se contente pas d’enregistrer passivement un modèle mais qui, littéralement, le transforme. Le spectateur de l’exposition Gare de l’Est était d’abord invité à découvrir la scène, cadrée pour être la plus conforme possible au portrait officiel, à travers le viseur d’un faux appareil photographique sur trépied. C’est seulement en contournant un mur qu’il pouvait découvrir l’envers du décor. Le président-faune et la reproduction du palais élyséen, mais surtout l’objet du regard présidentiel : les reproductions noir et blanc de photographies érotiques de Bettina Rheims accrochées négligemment au mur et jetées au sol autour de l’appareil. Comme si, par ce jeu de va et vient entre les images érotiques, le regard présidentiel et l’acte photographique, l’artiste avait voulu mettre en évidence le pouvoir de contamination de l’image photographique. Telle Diane chasseresse, la photographe métamorphosait son sujet en cerf, non pas dévoré par ses chiens à la manière d’Actéon, mais pétrifié par le charme de ses nymphes. De manière inattendue, Olivier Blanckart nous rappelait ainsi le lien antique entre image publique et dignité, déjà mis en évidence par Pline l’Ancien : « On avait coutume de reproduire seulement l’image des hommes qui méritaient l’immortalité par quelque action d’éclat. » (1953 [77]: 16) L’image publique a en effet le pouvoir d’offrir honneur et renommée à qui le mérite, mais elle possède également celui infamant de décupler l’indignité de son sujet.
- 1. Voir à ce sujet le contrepoint « Infamie renaissante » d’Itay Sapir dans ce même numéro.